Qu'en est-il réellement? La civilisation est-elle réellement
menacée par les « sectes »? Et puis au
fait, qu'est-ce qu'une secte? N'y aurait-il pas derrière tout ce
bazar une nouvelle chasse aux sorcières bien pratique pour redorer
le blason de chevalier protecteur de l'homme de l'État sans peur
et sans reproche – enfin, surtout sans peur? La lutte étatique «
antisecte » n'est-elle pas au fond une manifestation de l'intolérance
même qu'elle prétend combattre?
Secte,
sectaire, suivre et couper
Le mot secte dérive du latin sequi, suivre: ceux qui font
partie d'une secte sont ceux qui suivent une personne, une doctrine religieuse.
Ainsi en est-il des premiers Mormons qui suivirent Brigham Young dans sa
marche vers l'Ouest américain. Pour les sociologues protestants
allemands comme Max Weber ou Ernst Troeltsch, la secte apparaît comme
un groupement contractuel de volontaires enclins à avoir une approche
religieuse très radicale, par opposition au conservatisme des Églises.
Mgr Vernette(2)
relève que ces deux tendances sont présentes dès les
débuts du christianisme par exemple. La tradition paulinienne (Saint
Paul) s'inscrirait dans la perspective d'une institution centralisée,
universelle – influence stoïcienne sans doute. Au contraire, la tradition
johannique (Saint Jean) serait à rechercher dans de petites communautés
pratiquant un mysticisme radical, attendant le retour de Jésus et
les mille ans de bonheur qui iraient avec – le millénium – en menant
une vie ascétique et dévote dans l'intervalle.
Aujourd'hui, Émile Poulat a pu dire avec raison que «
secte est un mot piège, un mot socialement piégé
». Il véhicule en effet une image négative,
dévalorisante. Difficile, dans ce contexte, d'utiliser ce mot à
la manière de la sociologie wertfrei – sans jugement de valeur.
C'est pourquoi les auteurs qui traitent du sujet préfèrent
souvent utiliser l'expression de « non-conformismes
religieux ». À qui la faute? En fait, depuis
longtemps, les Églises dominantes ont eu tendance à présenter
les schismes opérés par des groupes « hérétiques
» comme étant des sectes, ceux qui se coupent – du
latin secare, couper – de la religion « officielle »
pour former un groupe religieux minoritaire. Cette utilisation théologique
du mot secte, véhiculant un jugement de valeur (défavorable)
explique en partie pourquoi ce mot est acoquiné avec le qualificatif
péjoratif sectaire dans la culture populaire. Comme l'a écrit
Jean Séguy:
Le vocable Église est dans l'usage courant toujours valorisant,
et toute secte (au sens sociologique) se veut Église (au sens théologique),
taxant de sectes (au sens vulgaire) les Églises qui ne répondent
pas à son idéal.
Cette tendance n'est pas prête de s'inverser, comme nous allons le
voir. En effet, l'utilisation du mot « secte »
dans un sens exclusivement péjoratif a franchi un nouveau cap depuis
que nos chers politiciens et leurs valets médiatiques se sont fait
un devoir de plancher sur le dossier avec le zèle et la finesse
qu'on leur connaît. Non sans habileté il faut l'avouer, ils
sont parvenus peu à peu à sortir le mot secte de son contexte
religieux, à en laïciser la connotation péjorative pour
ainsi dire. Pour se faire, ils ont dû évacuer presque complètement
la question des motivations religieuses des adeptes – au coeur du distinguo
sociologique de Troeltsch et Weber – et aborder les sectes à travers
un prisme nouveau, celui de la « dangerosité ».
Entre
association religieuse et association de malfaiteurs
Puisque la question est devenue paraît-il une affaire d'État
– c'est le cas dès qu'une affaire intéresse les hommes de
l'État – nos usines à textes se sont fendues des incontournables
rapports de rigueur. Les deux derniers sont particulièrement intéressants.
L'un date de 1995 et est remarquable par sa tentative grotesque de définition
du concept de secte à partir du critère de dangerosité.
Une secte ne serait donc pas une association religieuse dissidente: ce
serait avant tout une association dangereuse, catégorie intermédiaire
entre l'association de malfaiteurs et l'association honnête. Ah!
On avance! Dans la mélasse conceptuelle certes, mais on avance…
Au fait, comment repérer les associations religieuses-dangereuses,
i.e les sectes? C'est là que le génie des parlementaires
éclate: ils nous ont concocté une batterie de dix critères
alternatifs – remplir un seul suffit pour recevoir la qualification honnie
– pour nous repérer dans la jungle des associations religieuses.
Ce qui est amusant, au passage, c'est que l'État analysé
dans une perspective libertarienne se qualifie pour tous…
-
Déstabilisation
mentale;
-
Caractère
exorbitant des charges financières;
-
Rupture
induite avec l'environnement d'origine;
-
Atteintes
à l'intégrité physique;
-
Embrigadement
des enfants;
-
Discours
plus ou moins antisocial;
-
Troubles
à l'ordre public;
-
Importance
des démêlés judiciaires;
-
Éventuels
détournements des circuits économiques traditionnels;
-
Tentatives
d'infiltration des pouvoirs publics.
Le sociologue italien Massimo Introvigne(3)
a relevé l'incongruité de ces critères. Ainsi, il
a bien vu les impasses du holisme implicite au critère des «
atteintes à l'intégrité physique »:
Si un pasteur d'une communauté protestante se rend coupable de viol,
toute sa dénomination devient-elle une « secte »,
ou cette étiquette ne concerne-t-elle que sa paroisse ou communauté
locale? Combien de pasteurs exactement doivent être accusés
pour que leur Église devienne une « secte »?
« Le risque de dérive fascisante lié aux sectes
est bien réel. Cependant, il ne se situe pas du côté
de ce qui n'est qu'un marché mondial des croyances religieuses mais
au contraire dans cette tentative très inquiétante de mainmise
de l'État sur ce marché.
»
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Que dire, dans le même ordre d'idée, du critère de
« caractère exorbitant des charges financières
», sinon qu'il s'agit là d'un nouvel avatar de l'erreur
économique pluriséculaire du « juste prix
» objectif, chose qui n'existe bien évidemment que
dans la tête de ceux qui prétendent pouvoir juger à
notre place de l'opportunité de nos choix? Or du moment qu'une transaction
est volontaire – sans violence physique ou menace de son usage – le prix
est « juste »; peu importe qu'un observateur extérieur
estime subjectivement – comme moi d'ailleurs – que c'est cher payé
pour du vent mystique qui fera plus de mal que de bien à celui qui
va s'en emplir la tête. Par ailleurs, on pourrait tenir le même
raisonnement en ce qui concerne les gens qui dépensent leur argent
pour acheter Le Devoir, Libération ou Marianne – un
hebdo du crackpot gauchiste français J.-F. Kahn.
Le plus cocasse avec cette approche basée sur la « dangerosité
» comme critère de la secte, c'est que le rapport parlementaire
de 1995 reconnaît que certains mouvements communément appelés
sectes – comme les mormons, les baptistes – ne sont pas dangereux! Tout
ce foin pour en arriver à auto-torpiller le critère même
sur lequel repose tout l'ensemble … Mais c'est un boulot digne d'un légiste
ça, dites-moi!
Le rapport parlementaire de 1995 aboutit tout de même à lister
environ 200 sectes « dangereuses ». Quatre ans
plus tard, on remet le couvert! Et cette fois, on voit plus large.
Je cite:
Le
critère de dangerosité retenu en 1995 reste indépendant
du poids économique et financier (…) En revanche, des organisations
non relevées dans le précédent rapport, mais qui d'une
part remplissent certains des critères retenus dans le rapport de
1995, d'autre part ont acquis un poids économique et financier
certain ont été signalées à la commission
qui, au vu d'éléments d'information recueillis, a souhaité
les inclure dans le champ de ses investigations.
Un onzième critère à ajouter aux dix autres, permettant
d'étendre encore plus les possibilités de prononcer le mot
magique de secte, sur un ton accusatoire?
Manipulations
mentales: un concept manipulateur
De tous ces critères, celui qui a fait couler le plus d'encre jusqu'à
présent est celui de la « déstabilisation
mentale », costume terminologique moderne pour désigner
le vieux « lavage de cerveau » remis
au goût du jour dans une version high-tech – le lavage serait
désormais possible sans contrainte physique, uniquement grâce
à une contrainte psychologique. Alain Gest n'hésite pas à
dire d'un scientologue qui prit la parole au cours d'un débat télévisé
qu'il était « téléguidé
par la secte »! Sans être un spécialiste
en psychologie, je pense qu'il est possible de relever un certain nombre
d'éléments qui permettent de soupçonner la grosse
arnaque intellectuelle; ne serait-ce que l'importance du taux de défection
de ces « téléguidés » – généralement
entre 50% et 100% l'an selon D. Bromley.
Fondamentalement, ces thèses donnent dans le déterminisme
pur et dur et nient tout simplement le libre arbitre de l'être humain,
ce qui devrait d'emblée nous mettre sur nos gardes. En fait, je
pense qu'il y a là une parenté assez étroite avec
les bêtises à la mode sur la publicité – la publicité
qui nous « ferait agir malgré nous »,
contre notre volonté. Le sociologue James T. Richardson résume
fort bien le problème: les théoriciens de la manipulation
mentale ignorent soigneusement les aspects de la volonté dans l'adhésion
aux nouvelles religions, ainsi que les traits de caractère – les
habitudes comportementales acquises – prédisposant à une
telle adhésion. Que ça nous plaise ou pas, des gens recherchent
sciemment de telles expériences mystiques intenses.
J.-F. Mayer, dans son ouvrage Sectes nouvelles(4),
cite les paroles d'un ex-mooniste américain:
Quand
l'observateur extérieur constate que les buts et l'orientation du
comportement des moonistes ont tellement changé, il appelle ça
un lavage de cerveau – j'ai simplement été fortement influencé
et manipulé par ma propre volonté de devenir acceptable et
d'appartenir au groupe.
Essentiel. À l'oublier, il nous faudrait alors qualifier de manipulatrice
mentale la femme qui menace de rompre avec son partenaire si celui-ci n'adopte
pas tel ou tel comportement, le partenaire en question préférant
s'exécuter plutôt que de perdre sa compagne. En fait, il nous
faudrait accuser de manipulation mentale toute personne, toute organisation
de personnes entretenant avec d'autres une relation exclusive impliquant
le suivi d'un code de règles sous peine de rupture. C'est que le
« chantage à l'amour » n'a
rien de spécifique aux sectes ni même aux milieux religieux
en général. Il est même d'une certaine manière
à la base de la cohésion de toute association humaine: famille,
club, entreprise, etc.
Au fond, ce qui semble inquiéter per se les auteurs du rapport,
c'est qu'une minorité d'individus puissent coopérer dans
un processus de différenciation collective. L'individu d'un côté,
l'État-nation démocratique « représentant
la société » de l'autre et rien au milieu
qui puisse troubler cette union sacrée: voilà la citadelle
qu'ils s'emploient à défendre. À ce propos, il faut
savoir que l'un des principaux reproches adressés en France aux
Témoins de Jéhovah tourne autour du fait que leur doctrine
basée sur la non-violence les invite à refuser le service
militaire – gros reproche fait par le Conseil d'État (la juridiction
administrative suprême en France) aux Témoins. Le C.É.
considère que les Témoins ne sont pas une association cultuelle
au sens de la loi de 1905 – matraquage fiscal très allégé
à la clef – parce qu'incitant les adeptes à ne pas payer
l'impôt du temps perdu qu'est le service militaire, ils «
ne respectent pas l'ordre public ».
Vers
une nouvelle administration morale et spirituelle
À lire les rapports parlementaires, on se rend vite compte qu'au
delà des gourous maniaques et sanguinaires – qu'il faudrait en fait
traiter comme les « laïcs » qui commettraient
les mêmes actes criminels –, c'est le marché libre des croyances
religieuses qui dérange. Prenons par exemple la typologie des sectes
établie par la commission d'enquête de 1995 et reprise par
celle de l'année dernière. On y trouve par exemple les catégories
suivantes, ainsi explicitées:
-
Les
alternatives: prônent une organisation radicalement différente
de la société et des rapports humains. [Large n'est-il point?
Il est clair qu'en tant que libertariens, on peut se sentir visé.
Ce qui est tout simplement hi-la-rant, c'est que le rapporteur de la commission
1999 est… un communiste! Au fait, entendez-vous la voix du muezzin étatique?
« Le statu quo politique tu ne contesteras
».]
-
Les
pseudo-catholiques: font référence à la tradition
catholique, qu'elles entendent maintenir contre les réformes imposées
par Rome. [Et le muezzin de poursuivre: « Les
directives de l'autorité centrale tu ne discuteras. »]
-
Les
syncrétistes: sont caractérisées par un mélange
de différentes traditions cultuelles, selon les recettes du gourou…
[« Point trop tu n'innoveras. »]
-
Les
néo-païennes: veulent rétablir les cultes d'avant
le christianisme. [« De l'antiquité,
seule la passion pour la Cité tu conserveras. »]
Que faire, dès lors, pour sauver la nation du péril qui la
menace? Le communiste J.-P. Brard avait été le plus radical
sur ce terrain, demandant rien de moins qu'une législation antisecte
et la mise en place d'une Haute autorité morale étatique
– type Conseil supérieur de l'audiovisuel – pour décider
quelles associations religieuses sont des « sectes »
et lesquelles n'en sont pas, solution stalinienne qui a le mérite
de la clarté.
M. Brard n'a pas été suivi. Ses collègues ont pour
l'instant l'imagination plus soft, comme la tyrannie douce qu'ils
ont l'habitude de distiller. Néanmoins, les propositions sont bel
et bien là et elles ne sont pas réjouissantes. Au nom de
la lutte antisecte, certains secteurs d'activité de prédilection
de ces mouvements religieux vont peut-être passer à la moulinette
étatique. Ainsi, les professions paramédicales, la formation
professionnelle et le milieu associatif dans son ensemble risquent fort
de devenir un terrain de manoeuvres où l'administration déploiera
un nouvel arsenal réglementaire, à grands coups de procédures
d'agrément. Notons aussi que le rapport recommande de créer
des postes de magistrats spécialisés en la matière
– il existe déjà un « correspondant sectes
» auprès de chaque parquet. Bien! Le juge antisecte
pourra serrer la main de son collègue, le juge antidopage (voir
LA CROISADE ANTIDOPAGE, le QL,
no 53)… Enfin, cerise sur le gâteau, le
rapport invite à se lancer dans un projet de convention européenne
antisecte, à la fois sous l'égide de l'Union Européenne
et sous celle du Conseil de l'Europe.
En consultant le livre d'Alain Gest j'ai encore trouvé ceci, en
vrac: étendre la procédure de dissolution administrative
d'association par une interprétation plus large de la notion de
« troubles à l'ordre public »,
organiser un contrôle plus étroit des programmes scolaires
par l'administration, réviser le régime de la diffamation
pour mieux entraver la diffusion des publications écrites des sectes,
etc. Au fait, de quoi parlions-nous tout à l'heure? De dérive
totalitaire des dangereuses sectes si je ne m'abuse…
Liberté
et responsabilité
Le risque de dérive fascisante lié aux sectes est bien réel.
Cependant, il ne se situe pas du côté de ce qui n'est per
se qu'un marché mondial des croyances religieuses. Il se situe
au contraire dans cette tentative très inquiétante de mainmise
de l'État sur ce marché. Le fait que certaines sectes se
confondent avec de véritables associations de malfaiteurs – je n'en
doute pas un instant – n'a pas à servir de prétexte(5)
pour laisser la plus puissante association de malfaiteurs sévir
de plus belle.
Je conclurai mon propos sur cette citation extraite de l'ouvrage de J.-F.
Mayer:
La
société qui apprécie ses libertés doit accepter
de ne pas pouvoir toujours protéger ceux de ses membres qui renoncent
volontairement à leur indépendance, consacrent leurs biens
à des causes vaines ou s'engagent dans des pratiques qui leur sont
nuisibles. Là où les questions de foi et d'association sont
en cause, l'individu qui est vraiment libre n'est pas seulement libre de
jouir de ses choix, mais aussi d'en souffrir. (Daniel
G. Hill)
Sous prétexte de nous éviter d'inutiles souffrances, les
hommes de l'État ne veulent rien de moins que choisir à nos
places. Céder à leur « bienveillance »
déresponsabilisante, c'est faire ici comme ailleurs un grand pas
sur la route de la servitude.
1.
Alain Gest, Les sectes, une affaire d'État, L'Archer, Paris,
1999. M. Gest présidait la commission
parlementaire dont l'enquête a débouché sur le très
médiatisé rapport de 1995. >>
2.
J. Vernette, Les sectes, collection Que sais-je?, no 2519, P.U.F.,
Paris, 1990. >>
3.
M. Introvigne, « Sectes et droit de persécution
» dans Pour en finir avec les sectes: le débat
sur
le rapport de la commission parlementaire, Dervy, Paris, 1996.
>>
4.
J.-F. Mayer, Sectes nouvelles, Éditions du Cerf, Paris, 1985.
>>
5.
« Si l'on juge conforme au bien public de mettre
fin à la malfaisance des sectes, qu'on mette fin
à cette malfaisance, même s'il faut pour cela bousculer le
principe de liberté ».
Roger Ikor,
Je porte plainte, Albin Michel, Paris 1981. M. Ikor s'adressait
au Président de la République,
qui « incarne notre pays et notre civilisation
». >>
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