Montréal, 29 avril 2000  /  No 61
 
 
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LE
DÉFERLEMENT
DE L'ÉTAT
  
Les dépenses publiques au Canada, en pourcentage du PIB:
   
1926           15%  
   
1948           21%  
   
1966          30%  
   
1996         46%  
   
(Source: Statistique Canada) 
 
MOT POUR MOT
 
CE QU'ON VOIT
ET CE QU'ON NE VOIT PAS
  
          Dans la sphère économique, un acte, une habitude, une institution, une loi n'engendrent pas seulement un effet, mais une série d'effets. De ces effets, le premier seul est immédiat; il se manifeste simultanément avec sa cause, on le voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne les voit pas; heureux si on les prévoit. 

          Entre un mauvais et un bon Économiste, voici toute la différence: l'un s'en tient à l'effet visible; l'autre tient compte et de l'effet qu'on voit et de ceux qu'il faut prévoir.

          Voici comment débute ce texte de l'économiste et journaliste libéral français Frédéric Bastiat sur les effets superficiellement positifs à court terme, mais profondément néfastes à plus long terme, des interventions de l'État. Même s'il a été écrit il y a exactement 150 ans, ce long article garde toute sa fraîcheur et sa pertinence et décrit exactement la nature du débat telle qu'on le vit encore aujourd'hui. 
  
          Bastiat y passe en revue les arguments fallacieux des illettrés économiques – les mêmes qu'on entend encore constamment – pour justifier que l'État se mêle de favoriser le crédit, créer des emplois, empêcher la prolifération des machines, restreigne l'épargne, ou subventionne les arts. Douze domaines d'intervention sont analysés et chaque fois, Bastiat montre que les interventionnistes nous font toujours miroiter ce qu'on voit, mais omettent de considérer ce qu'on ne voit pas. 
  
          L'extrait qui suit démolit les arguments en faveur des travaux publics. Ceux qui voudraient lire le reste de cet article ou d'autres écrits du même auteur peuvent se rendre sur la page Frédéric Bastiat, où l'on trouve quelques textes de ce phare du libéralisme au 19e siècle.
 
V. Travaux publics 

          Qu'une nation, après s'être assurée qu'une grande entreprise doit profiter à la communauté, la fasse exécuter sur le produit d'une cotisation commune, rien de plus naturel. Mais la patience m'échappe, je l'avoue, quand j'entends alléguer à l'appui d'une telle résolution cette bévue économique: « C'est d'ailleurs le moyen de créer du travail pour les ouvriers. » 
  
          L'État ouvre un chemin, bâtit un palais, redresse une rue, perce un canal; par là, il donne du travail à certains ouvriers, c'est ce qu'on voit; mais il prive de travail certains autres ouvriers, c'est ce qu'on ne voit pas 
  
          Voilà la route en cours d'exécution. Mille ouvriers arrivent tous les matins, se retirent tous les soirs, emportent leur salaire, cela est certain. Si la route n'eût pas été décrétée, si les fonds n'eussent pas été votés, ces braves gens n'eussent rencontré là ni ce travail ni ce salaire; cela est certain encore.  
  
          Mais est-ce tout? L'opération, dans son ensemble, n'embrasse-t-elle pas autre chose? Au moment où M. Dupin prononce les paroles sacramentelles: « L'Assemblée a adopté », les millions descendent-ils miraculeusement sur un rayon de la lune dans les coffres de MM. Fould et Bineau? Pour que l'évolution, comme on dit, soit complète, ne faut-il pas que l'État organise la recette aussi bien que la dépense? qu'il mette ses percepteurs en campagne et ses contribuables à contribution? 
  
          Étudiez donc la question dans ses deux éléments. Tout en constatant la destination que l'État donne aux millions votés, ne négligez pas de constater aussi la destination que les contribuables auraient donnée – et ne peuvent plus donner – à ces mêmes millions. Alors, vous comprendrez qu'une entreprise publique est une médaille à deux revers. Sur l'une figure un ouvrier occupé, avec cette devise: Ce qu'on voit; sur l'autre, un ouvrier inoccupé, avec cette devise: Ce qu'on ne voit pas 
  

  
     « L'État ouvre un chemin, bâtit un palais, redresse une rue, perce un canal; par là, il donne du travail à certains ouvriers, c'est ce qu'on voit; mais il prive de travail certains autres ouvriers, c'est ce qu'on ne voit pas. »   
 
 
          Le sophisme que je combats dans cet écrit est d'autant plus dangereux, appliqué aux travaux publics, qu'il sert à justifier les entreprises et les prodigalités les plus folles. Quand un chemin de fer ou un pont ont une utilité réelle, il suffit d'invoquer cette utilité. Mais si on ne le peut, que fait-on? On a recours à cette mystification: « Il faut procurer de l'ouvrage aux ouvriers. » 
  
          Cela dit, on ordonne de faire et de défaire les terrasses du Champ de Mars. Le grand Napoléon, on le sait, croyait faire oeuvre philanthropique en faisant creuser et combler des fossés. Il disait aussi: « Qu'importe le résultat? Il ne faut voir que la richesse répandue parmi les classes laborieuses. » 
  
          Allons au fond des choses. L'argent nous fait illusion. Demander le concours, sous forme d'argent, de tous les citoyens à une oeuvre commune, c'est en réalité leur demander un concours en nature: car chacun d'eux se procure, par le travail, la somme à laquelle il est taxé. Or, que l'on réunisse tous les citoyens pour leur faire exécuter, par prestation, une oeuvre utile à tous, cela pourrait se comprendre; leur récompense serait dans les résultats de l'oeuvre elle-même. Mais qu'après les avoir convoqués, on les assujettisse à faire des routes où nul ne passera, des palais que nul n'habitera, et cela, sous prétexte de leur procurer du travail: voilà qui serait absurde et ils seraient, certes, fondés à objecter: de ce travail-là nous n'avons que faire; nous aimons mieux travailler pour notre propre compte.                       
  
          Le procédé qui consiste à faire concourir les citoyens en argent et non en travail ne change rien à ces résultats généraux. Seulement, par ce dernier procédé, la perte se répartirait sur tout le monde. Par le premier, ceux que l'État occupe échappent à leur part de perte, en l'ajoutant à celle que leurs compatriotes ont déjà à subir.  
  
          Il y a un article de la Constitution qui porte: 
La société favorise et encourage le développement du travail... par l'établissement par l'État, les départements et les communes, de travaux publics propres à employer les bras inoccupés.
          Comme mesure temporaire, dans un temps de crise, pendant un hiver rigoureux, cette intervention du contribuable peut avoir de bons effets. Elle agit dans le même sens que les assurances. Elle n'ajoute rien au travail ni au salaire, mais elle prend du travail et des salaires sur les temps ordinaires pour en doter, avec perte il est vrai, des époques difficiles.  
  
          Comme mesure permanente, générale, systématique, ce n'est autre chose qu'une mystification ruineuse, une impossibilité, une contradiction qui montre un peu de travail stimulé qu'on voit, et cache beaucoup de travail empêché qu'on ne voit pas 
 
 
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