Montréal, 8 juillet 2000  /  No 64
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. Il a été organisateur pour le Parti réformiste au Québec en 1995-97 et candidat réformiste lors d'une élection complémentaire en mars 1996. La page du directeur
 
ÉDITORIAL
  
ANATOMIE D'UN PARTI DE DROITE 
 
par Martin Masse
  
  
          La formation de l'Alliance canadienne, de même que la course au leadership du nouveau parti qui vient de se terminer, ont attiré plus d'attention médiatique au Québec pendant à peine quelques mois que n'avait réussi à le faire le Parti réformiste depuis cinq ans. Pendant toutes ces années, le commentaire standard qu'on pouvait lire ou entendre dans les médias d'ici sur le « Reform » était simplement qu'il s'agissait d'un parti d'extrême-droite intolérant dirigé par un preacher à la voix hystérique, et qui n'avait par ailleurs aucune chance de s'implanter dans la province. 
 
          Malgré ce nouvel intérêt, les analyses du phénomène politique et idéologique qu'est l'Alliance continuent toutefois de voler au ras des pâquerettes. À part Michel Vastel du Soleil et Manon Cornellier du Devoir, qui couvrent le sujet depuis un certain temps – d'un point de vue gauchiste évidemment – et réussissent à communiquer des informations pertinentes, ce ne sont encore en général que les clichés les plus éculés que nous servent les journalistes et commentateurs d'ici.  
  
          La très grande majorité d'entre eux ne se sont jamais intéressés aux courants politiques et d'idées qui ont traversé le reste du continent ces dernières décennies, surtout pas ceux identifiés à droite. On voit à leurs références qu'ils ne lisent presque jamais en anglais. S'ils sont un peu plus curieux que la moyenne, ils lisent des torchons gauchistes importés de l'Hexagone comme Le Monde diplomatique, Le Nouvel Observateur et Marianne. Bref, devant un phénomène comme l'Alliance canadienne, étranger au Québec où nous n'avons depuis 25 ans que des partis gauchistes ou centristes, ces scribouillards sont pris au dépourvu et ne savent pas trop comment réagir.  
  
          Il convient donc de faire un peu l'éducation de tous ces ignorants qui ont la prétention de guider le peuple et de leur expliquer brièvement en quoi consiste un parti de droite en Amérique du Nord et qu'est-ce qui pourrait intéresser des Québécois à s'y joindre. L'Alliance canadienne, comme le Parti réformiste avant elle, est en effet une coalition politique sur le même modèle que le Parti républicain aux États-Unis, avec quelques variantes typiquement canadiennes.  
  
Conservateurs fiscaux vs conservateurs sociaux 
  
          Au Québec, le terme-épouvantail utilisé pour qualifier les méchants qu'on identifie à la droite est celui de « néolibéral ». Dans l'Amérique du Nord anglophone, il n'y a rien de tel, et un liberal est un gauchiste. À droite, on s'identifie plutôt comme conservative, conservateur. Il y a toutefois deux types de conservateurs: les « conservateurs fiscaux », qui mettent l'accent sur le libre marché, des finances publiques bien gérées et une intervention minimale de l'État dans l'économie, et les « conservateurs sociaux », qui se préoccupent d'abord de protéger les normes culturelles et sociales traditionnelles.  
  
          Ces termes sont bien sûr des fourre-tout qui recoupent des réalités très larges. Ainsi, les conservateurs fiscaux peuvent comprendre aussi bien des libertariens comme nous qui souhaitent une réduction drastique du rôle de l'État que des gens d'affaires ultra-modérés qui veulent un peu moins de taxes et de réglementation mais ne remettent rien d'autre en question. De même, parmi les conservateurs sociaux, on retrouve aussi bien la droite chrétienne très intransigeante obsédée par les questions de l'avortement et de l'homosexualité que Monsieur et Madame Tout-le-monde préoccupés de la criminalité dans leur voisinage et du laisser-aller de la discipline chez les jeunes.  
  
          L'alliance entre ces deux groupes est loin d'être évidente. Les conservateurs fiscaux ne sont en effet pas nécessairement des conservateurs sociaux, et certains craignent la propension des chrétiens fondamentalistes à vouloir imposer leurs valeurs à tout le monde. D'un autre côté, les conservateurs sociaux trouvent que les conservateurs fiscaux mettent trop d'accent sur l'économie et pas assez sur les valeurs morales. Pour beaucoup d'entre eux, l'individualisme qui caractérise le capitalisme et l'économie de marché est une menace à la famille, à la stabilité sociale et à l'autorité des institutions traditionnelles. Il rejettent le relativisme moral qu'ils perçoivent chez des conservateurs fiscaux souvent en faveur de l'avortement et tolérants envers l'homosexualité, le féminisme ou d'autres courants sociaux menaçants.  
  
          Malgré les contradictions potentielles entre l'approche de ces deux courants idéologiques – contradictions qui se manifestent constamment dans les débats internes des partis de droite –, ils réussissent à coexister parce qu'ils partagent en gros un but commun: réduire le rôle de l'État, sur le plan économique comme sur celui des politiques sociales. Ils admettent que malgré leurs différences, ils doivent s'unir pour former une majorité électorale et mettre en oeuvre les changements qu'ils souhaitent.  
  
          On pourrait affirmer que c'est dans la mesure où un parti de droite tend vers le libertarianisme qu'il peut souder ses deux ailes et éviter les conflits internes. En effet, l'approche libertarienne permet de résoudre ces conflits, puisqu'elle seule garantit le pluralisme et l'absence de coercition étatique.  
  
L'approche libertarienne 
  
          Prenons l'exemple de l'éducation. Les conservateurs religieux souhaiterait remplacer le système actuel des écoles publiques par une éducation de type traditionnel, où l'on enseigne la religion, la discipline, des valeurs morales sévères, où l'on prie en classe, où le créationnisme a remplacé la théorie de l'évolution, etc. Un tel système rebute évidemment à une majorité de parents qui ne sont pas des chrétiens fondamentalistes, même s'ils se considèrent par ailleurs conservateurs à d'autres égards. Dans le système actuel, le gouvernement contrôle les écoles et ce qu'on y enseigne, et impose une seule idéologie officielle à tous. Il est impossible de réconcilier les demandes des conservateurs religieux et des autres parents, ce sont de toute façon les préjugés gauchistes des bureaucrates et des syndicats d'enseignants qui priment. La solution libertarienne est bien sûr de privatiser le système d'éducation et de permettre aux parents d'envoyer leurs enfants là où ils veulent, dans les écoles libres qu'ils choisiront, avec la méthode d'enseignement et le contenu qu'ils jugeront appropriés. 
  
          Ce modèle libertarien fonctionne lorsque chaque camp abandonne l'idée d'imposer à tous sa propre vision de la société idéale et accepte que dans une société avec moins d'État, tous seront libres de vivre selon leurs propres valeurs. Les conservateurs religieux pourront tempérer les effets nocifs de l'individualisme en créant leurs propres institutions parallèles, et ceux qui sont plus libéraux sur les questions sociales ne se verront pas imposer des valeurs traditionnelles qu'ils rejettent. Il fonctionne aussi lorsque les deux camps reconnaissent que, quel que soit l'aménagement social que l'on souhaite, l'intervention et le contrôle étatique ont toujours des conséquences néfastes, parce qu'ils entraînent une déresponsabilisation des individus.  
  
  
     « On pourrait affirmer que c'est dans la mesure où un parti de droite tend vers le libertarianisme qu'il peut souder ses deux ailes et éviter les conflits internes. »  
 
 
          Aux États-Unis, la coalition entre conservateurs fiscaux et sociaux a toujours de la difficulté à se maintenir au sein du Parti républicain. Les libertariens ont leur propre parti depuis 25 ans, et ont donc moins d'influence dans la coalition républicaine. La religion joue un rôle beaucoup plus grand dans la société américaine que dans la société canadienne, et les questions de l'avortement et de la moralité sexuelle divisent toujours les ailes fondamentaliste et modérée du parti. Le GOP est un vieux parti, et des tas de gens votent aussi pour lui pour toutes sortes de raisons. Pendant longtemps, le seul consensus qui a tenu a été la réduction des taxes et la lutte au communisme. Le candidat républicain à la présidence aux élections de l'automne, George W. Bush, a réussi à unir sans trop de problème les deux factions jusqu'ici, mais en mettant de l'avant un programme dilué duquel on ne peut espérer aucun changement radical.  
  
          Le Parti réformiste n'a été créé qu'il y a treize ans et l'Alliance canadienne vient de naître. Si l'on compare son programme et le discours de ses élus à ceux du Parti républicain, on se rend compte que l'Alliance est beaucoup plus cohérente et radicale. Les libertariens qui l'appuient et qui y militent sont nombreux. Son nouveau chef Stockwell Day semble beaucoup mieux comprendre l'importance de réduire le rôle de l'État dans tous les domaines – et donc, d'adopter une approche libertarienne – pour atteindre les buts aussi bien des conservateurs sociaux que des conservateurs fiscaux (voir LE CONSERVATISME FISCAL ET SOCIAL DE STOCKWELL DAY, Mot pour mot, p. 8). On peut donc espérer qu'un gouvernement Day, s'il est jamais élu, s'attaquera plus radicalement à l'interventionnisme du Léviathan fédéral que ne l'ont fait les républicains à Washington. 
  
Les particularités de la droite canadienne 
  
          La droite canadienne a toutefois ses particularités, qui la distinguent de celle des États-Unis. D'abord, le Parti réformiste/Alliance canadienne comprend aussi une aile que Preston Manning a décrite comme celle des « populistes démocratiques », qui prônent une réforme des institutions politiques permettant de réduire le pouvoir de l'exécutif et des politiciens en général et d'augmenter celui des citoyens et des régions. Les réformes proposées visent par exemple à favoriser le recours aux référendums, à augmenter la liberté de vote des députés au Parlement, à faciliter le congédiement par ses commettants d'un député qui a rompu ses promesses, etc. Le système américain comprend déjà certains de ces mécanismes démocratiques. 
  
          Dans la même veine, mais reflétant plus spécifiquement les préoccupations de l'Ouest canadien, le programme réformiste et allianciste suggère de réformer le Sénat en permettant l'élection d'un nombre égal de sénateurs par province, de façon à contrebalancer le poids du « Canada central » qui élit la majorité des députés à la Chambre des communes et dont le poids du nombre dépasse toujours celui de l'Ouest.  
  
          Cette réforme du Sénat n'obtiendra sans doute jamais l'appui d'une grande proportion d'Ontariens et de Québécois, pour des raisons évidentes. Toutefois, une autre partie du programme de la droite canadienne attirera (a déjà attiré, maintenant que Stockwell Day en fait la promotion d'une façon plus efficace que Preston Manning) sans doute plus l'attention des Québécois: celle d'une décentralisation des pouvoirs au sein de la fédération canadienne.  
  
          Le libéralisme classique, tout comme les courants conservateurs anglo-saxons, ont toujours favorisé la décentralisation et un gouvernement le plus près possible du citoyen et des communautés locales (en Europe continentale, la droite est plus centralisatrice). Dans la situation canadienne, paradoxalement, cette vision conservatrice rejoint naturellement les visées de nationalistes et séparatistes québécois qui sont bien plus souvent interventionnistes et socialistes que conservateurs ou libertariens. Durant les années 1980, la coalition très modérément conservatrice que Brian Mulroney a réussi à maintenir durant deux élections s'appuyait elle aussi sur le vote des nationalistes au Québec.  
  
          Les conservateurs fiscaux et sociaux se font toujours rares au Québec, ou en tout cas n'ont pas encore la cohérence idéologique et l'organisation qui leur permettraient d'avoir un poids politique important. Un chef allianciste qui veut gagner n'a pratiquement pas le choix d'inviter encore une fois les nationalistes, même modérés ou gauchistes, à faire partie de sa coalition de droite. Il s'agit probablement là du défi le plus grand du nouveau chef, qui semble déjà très disposé à jouer cette carte. Le risque est toutefois grand. Ces nationalistes gauchistes pourraient, de l'intérieur, court-circuiter les penchants conservateurs d'un gouvernement et monopoliser son attention sur les questions de réformes constitutionnelles. C'est ce qui est arrivé au gouvernement Mulroney, avec ses accords manqués de Meech et de Charlottetown et ses déficits budgétaires records. Comme on le sait, c'est l'effondrement du Parti progressiste-conservateur à l'élection de 1993 qui a permis les succès du Parti réformiste et du Bloc québécois.  
  
          Stockwell Day devra éviter tous ces pièges s'il veut vraiment réformer l'État fédéral canadien dans le sens d'un allégement de son poids, ses interventions et ses responsabilités. Les débuts sont prometteurs et les débats et luttes à venir s'annoncent excitants. Nous saurons dans quelques années s'il valait la peine de donner la chance au coureur.  
 
 
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Le Québec libre des nationalo-étatistes  
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?
  
        « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »    

Alexis de Tocqueville   
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840) 

 
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