Montréal, 30 septembre 2000  /  No 68
 
 
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Patrick Gonzalez est professeur au Département d'economique, Faculté des sciences sociales, de l'Université Laval à Québec.
 
OPINION
  
LA MATHÉMATISATION
DE L'ÉCONOMIE: POUR
 
par Patrick Gonzalez
  
  
M. Desrochers,  
  
          Un étudiant m'a fait parvenir une copie de votre article sur la mathématisation « inutile » de l'économie (voir LA MATHÉMATISATION INUTILE DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE, le QL, no 67). Étant moi-même diplômé du « département de la région montréalaise réputée pour son formalisme mathématique » (le département d'économique de l'Université de Montréal) et enseignant aujourd'hui un cours fortement mathématisé à l'Université Laval, je me crois bien désigné pour répondre à votre article.
 
Courant dominant 
  
          D'une part, vous remarquerez que les économistes français que vous citez en ont surtout contre le manque de « pluralisme » qui caractériserait le courant de pensée néoclassique. Avant de conclure à la censure, il faut comprendre que ce courant est 1) définitivement dominant; 2) difficile (mais non impossible) à adapter pour véhiculer des idées « alternatives » telles que le marxisme. Des penseurs attachés à ces courants alternatifs se trouvent donc « exclus » parce que le langage néoclassique leur est rebutant et ils sont souvent désemparés parce qu'il n'existe pas de langage alternatif mieux adapté à leur propos qui puisse soutenir la comparaison avec la formidable puissance de l'analyse néoclassique.  
  
          Notez que 1) l'analyse néoclassique n'est pas bâtie sur une idéologie – ceux qui l'ont bâtie sont distribués assez uniformément sur le spectre politique habituel; 2) si l'analyse néoclassique domine c'est qu'elle est difficile à attaquer; en général, les idées « alternatives » peuvent a priori être considérées dans ce cadre mais elles finissent généralement par s'exclure elles-mêmes par la faiblesse de leurs arguments. De fait, la critique la plus sérieuse qui est épisodiquement faite à l'égard de la théorie néoclassique c'est qu'elle admet « trop » de situations possibles de sorte qu'elle est difficilement falsifiable. Certains y voient là une tare mais d'autres estiment plutôt que c'est simplement dû au fait qu'il ne s'agit pas tant d'une théorie mais bien d'une façon correcte et logique de penser. L'influence de la pensée néoclassique (qu'on pourrait résumer comme une analyse déductive des phénomènes sociaux basée sur des hypothèses de comportement concernant les individus) est grandissante et s'étend de plus en plus à l'ensemble des sciences sociales. 
  
          Pour connaître la situation du monde académique français, je n'accorde pas beaucoup de crédit à ces vieux bonzes qui se lamentent parce que leurs influence indue disparaît (il se trouve que les économistes français dominants sur la scène internationale pensent exactement le contraire et sont particulièrement réputés pour leur apport à la formalisation mathématique en économique...). En revanche, sur le fond, il est vrai que l'importance accordée à la formalisation mathématique (une « dérive instrumentaliste ») en économie fait grincer bien des dents et, au fil des ans, certaines critiques sérieuses ont été élaborées. Encore une fois, je rappelle qu'il est important de distinguer l'influence grandissante de la pensée néoclassique et la mathématisation de la discipline. Il ne manque pas de fervents néoclassiques qui dénoncent ce qu'ils perçoivent comme une dérive instrumentaliste de la discipline!  
  
          Pour l'essentiel, ces critiques estiment que, dans l'enseignement, le haut degré de formalisme a tendance à favoriser l'émergence « d'idiots savants » et que, dans le marché des idées, il constitue une barrière plutôt inutile, voir nuisible, à l'entrée(1). Même si, dans mon travail, je participe pleinement (j'espère!) à la mathématisation de la discipline (c'est pour cela que l'on me paie), je suis plutôt sympathique à ces critiques et personnellement, j'essaie toujours de distinguer le bon grain de l'ivraie derrière la formalisation. De fait, plus on est familier avec la formalisation mathématique, plus facile devient cet exercice critique. Si la formalisation favorise l'émergence « d'idiots savants », ce ne sont pas eux qui occupent le haut du pavé dans la discipline; les chances sont plus grandes qu'ils deviennent des candidats à la « déprogrammation » comme vous l'évoquez plutôt que des figures de proue académiques et qu'ils fassent carrière dans le monde professionnel.  
  
Les souhaits d'un segment 
  
          À mon avis, la mathématisation de la science économique répond à une logique toute économique: c'est ce qu'un segment dominant du marché académique souhaite. Le prestige que peuvent avoir certaines revues dominantes comme Econometrica n'a d'autre origine que la fascination qu'elles exercent chez leurs lecteurs. Il n'y a pas là d' impérialisme des idées: nombres de revues dont le prestige dépasse celui d'Econometrica (l'American Economic Review, par exemple) peuvent difficilement être taxées de formalisation excessive. La clientèle des économistes est une gent fascinée par ce qui est « moderne »; contrairement à la culture qui peut prévaloir dans d'autres secteurs des sciences sociales, nous prenons davantage plaisir à (re)découvrir de « nouvelles » idées sous des habits neufs plutôt qu'à faire l'exégèse des auteurs anciens. 
  
  
     « La clientèle des économistes est une gence fascinée par ce qui est "moderne"; contrairement à la culture qui peut prévaloir dans d'autres secteurs des sciences sociales, nous prenons davantage plaisir à (re)découvrir de "nouvelles" idées sous des habits neufs plutôt qu'à faire l'exégèse des auteurs anciens. » 
 
 
          Ce goût nettement dominant déplaît à ceux qui ne le partagent pas mais qui voudraient quand même jouir de tout le prestige qu'il véhicule. Cela génère une frustration plutôt mal placée. C'est un peu comme ces tenants du cinéma européen qui exècrent le cinéma hollywoodien à grand déploiement mais qui souhaitent secrètement que « leur » cinéma fasse autant sensation et qu'il dispose pour ce faire de budgets similaires. Cela n'a pas de sens.  
  
          Cela déplaît également à ceux qui n'ont pas suivi d'entraînement en économique et qui se perçoivent irrémédiablement condamnés à être des « amateurs » dans l'arène des débats formels. Contrairement aux astronomes amateurs, pour qui la distance entre l'amateur et le professionnel est illustrée « concrètement » par des équipements coûtant plusieurs millions de dollars, l'économiste amateur se voit écarté des débats par une poignée d'équations écrites sur du papier à trente sous. Qui plus est, ces équations n'apporteraient rien de fondamental. C'est également là un terreau fertile pour la frustration. Toutefois, on néglige allègrement que les investissements en capital humain nécessaires pour former un économiste ou un astronome soient tout à fait comparables. 
 
          Je vous classerais dans cette seconde catégorie. J'ai lu vos deux textes sur l'innovation en matière environnemental. Ils ne sont pas mauvais, ils sont naïfs. Ce sont sans doute des contributions très pertinentes à la recherche dans certains domaines spécialisés mais au chapitre des « idées » économiques qui y sont véhiculées, ce sont de « vieilles » idées, déjà connues et exprimées nombre de fois par le passé. Ces idées ne mériteraient probablement pas une publication dans une bonne revue académique d'économie sans un apport novateur quelconque. Par exemple, l'idée que des gains de productivité réels et significatifs peuvent être réalisés autrement que par un investissement comptabilisé en capital ou en R&D est classique au point de porter un nom: l'« X-efficiency » et résulte des travaux documentés de Liebenstein à la fin des années soixante... Reprocher à des économistes d'utiliser des statistiques conventionnelles sur la R&D relève également de la naïveté. On fait avec ce qu'on a.  
  
          Par exemple, tout économiste sait que les statistiques sur les investissements ne donnent un portrait que très partiel des capacités futures de production d'une économie parce qu'elles occultent généralement la dimension des investissements en capital humain, plus difficilement mesurables, lesquels sont considérés comme tout aussi importants. Je devine à partir des références que vous donnez que vous êtes particulièrement attaché aux auteurs de l'École autrichienne. Il est clair qu'il peut être désemparant de comparer un ouvrage d'Hayek ou de Von Mises à un ouvrage récent en économique. La méthode a changée mais les idées continuent d'évoluer. Par exemple, plusieurs soutiennent que le courant actuel de formalisation des institutions basée sur la théorie des jeux en microéconomie est une résurgence mieux argumentée du courant institutionnaliste des années trente. 
  
Cyclique et inutile 
 
          Enfin, il convient de dire un mot sur l'insatisfaction du monde professionnel à l'égard du monde académique. Bien qu'il n'y ait pas d'institution qui sanctionne l'octroi du titre (inexistant) d'« économiste », la plupart des économistes professionnels ont été formés dans des départements universitaires d'économique. À en point douter, la réalité à laquelle font face ces économistes est bien différente de l'économie de « tableau noir » qui leur a été enseignée à l'université. Non pas qu'il y ait contradiction; simplement qu'il ne semble pas toujours y avoir d'adéquation entre les deux mondes à l'égard de ce qui est pertinent et de ce qui ne l'est pas. Pour d'aucuns, c'est un peu comme si les ingénieurs étaient formés dans les département de physique...  
  
          De fait, les écoles de commerce drainent beaucoup de ressources humaines en économique depuis les départements d'économique mais l'analogie n'est que partielle. La plupart en conviendront, les temps ne sont certainement pas à l'ingénierie sociale méthodique. Encore aujourd'hui, le travail d'économiste nécessite une très forte dose de sens critique qui ne peut se développer pleinement que dans un environnement favorisant la pensée fondamentale même si cela peut parfois se faire aux dépens de l'acquisition ponctuelle d'outils circonstanciellement opérationnels.  
  
          Je ne suis pas prophète mais je suis persuadé que ce débat n'ira nulle part. Les choses vont continuer de la même façon tant que cela correspondra à ce que le marché souhaite. De fait, c'est un très vieux débat qui refait épisodiquement surface comme celui de la réduction du temps de travail à chaque fois que le chômage pointe son nez.  
  
          Il y a près de quarante ans, en 1963, dans un symposium à Philadelphie intitulé « The Utility and Inutility of Mathematics in the Study of Economics, Political Science, and Sociology », le politologue Andrew Hacker concluait philosophiquement (cyniquement?) que le développement des mathématiques en sciences sociales était inévitable parce que, avec le développement des réseaux universitaires, de plus en plus de personnes devenaient professeurs, que la qualité de ces professeurs allait donc nécessairement baisser, qu'ils fallaient bien que ceux-ci fassent quelque chose pour mériter leur statut et qu'en définitive, cela n'avait pas beaucoup d'importance qu'ils consacrent leur temps au développement de nouveaux modèles mathématiques ou à l'exégèse de textes mineurs d'auteurs anciens. Associant la mathématisation à une « mode » il soulignait cependant: « But the atmosphere in which most of us are allowed to engage in fads and fantaisies is also the atmosphere that will nourish a serious thinker who, probably unappreciated by his contemporaries, will eventually be acknowledged as someone who made a significant contribution [...] ». 
  
  
1. Je souligne également deux autres points de vue importants que je ne discute pas ici. Il existe un courant ancien et peu influent qui souhaiterait que la science économique redevienne une science « morale » davantage axée sur une approche normative. C'est un rôle que la plupart des gens considèrent complètement dépassé. Il existe également deux écoles modernes qui souhaitent que la discipline devienne davantage « empirique » plutôt que déductive. Les premiers, soient les économètres appliqués (statisticiens), cherchent à valider des propositions théoriques à partir de larges base de données. Cette école a le vent dans les voiles et domine plusieurs pans de la discipline. Depuis quelques années, une école « expérimentale » s'est également développée. Ces deux écoles utilisent abondamment la théorie mathématique de l'économie et cherchent avant tout à marquer l'importance de leur travail dans le processus de la recherche par rapport au mérite traditionnellement accordé aux théoriciens. À titre d'exemple, une très grande proportion des prix Nobel d'économie ont été octroyés, jusqu'à présent, à des théoriciens.  >>
 
 
 
 
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