Courant
dominant
D'une part, vous remarquerez que les économistes français
que vous citez en ont surtout contre le manque de « pluralisme
» qui caractériserait le courant de pensée néoclassique.
Avant de conclure à la censure, il faut comprendre que ce courant
est 1) définitivement dominant; 2) difficile (mais non impossible)
à adapter pour véhiculer des idées « alternatives
» telles que le marxisme. Des penseurs attachés à
ces courants alternatifs se trouvent donc « exclus »
parce que le langage néoclassique leur est rebutant et ils sont
souvent désemparés parce qu'il n'existe pas de langage alternatif
mieux adapté à leur propos qui puisse soutenir la comparaison
avec la formidable puissance de l'analyse néoclassique.
Notez que 1) l'analyse néoclassique n'est pas bâtie sur une
idéologie – ceux qui l'ont bâtie sont distribués assez
uniformément sur le spectre politique habituel; 2) si l'analyse
néoclassique domine c'est qu'elle est difficile à attaquer;
en général, les idées « alternatives »
peuvent a priori être considérées dans ce cadre
mais elles finissent généralement par s'exclure elles-mêmes
par la faiblesse de leurs arguments. De fait, la critique la plus sérieuse
qui est épisodiquement faite à l'égard de la théorie
néoclassique c'est qu'elle admet « trop »
de situations possibles de sorte qu'elle est difficilement falsifiable.
Certains y voient là une tare mais d'autres estiment plutôt
que c'est simplement dû au fait qu'il ne s'agit pas tant d'une théorie
mais bien d'une façon correcte et logique de penser. L'influence
de la pensée néoclassique (qu'on pourrait résumer
comme une analyse déductive des phénomènes sociaux
basée sur des hypothèses de comportement concernant les individus)
est grandissante et s'étend de plus en plus à l'ensemble
des sciences sociales.
Pour connaître la situation du monde académique français,
je n'accorde pas beaucoup de crédit à ces vieux bonzes qui
se lamentent parce que leurs influence indue disparaît (il se trouve
que les économistes français dominants sur la scène
internationale pensent exactement le contraire et sont particulièrement
réputés pour leur apport à la formalisation mathématique
en économique...). En revanche, sur le fond, il est vrai que l'importance
accordée à la formalisation mathématique (une «
dérive instrumentaliste ») en économie
fait grincer bien des dents et, au fil des ans, certaines critiques sérieuses
ont été élaborées. Encore une fois, je rappelle
qu'il est important de distinguer l'influence grandissante de la pensée
néoclassique et la mathématisation de la discipline. Il ne
manque pas de fervents néoclassiques qui dénoncent ce qu'ils
perçoivent comme une dérive instrumentaliste de la discipline!
Pour l'essentiel, ces critiques estiment que, dans l'enseignement, le haut
degré de formalisme a tendance à favoriser l'émergence
« d'idiots savants » et que, dans
le marché des idées, il constitue une barrière plutôt
inutile, voir nuisible, à l'entrée(1).
Même si, dans mon travail, je participe pleinement (j'espère!)
à la mathématisation de la discipline (c'est pour cela que
l'on me paie), je suis plutôt sympathique à ces critiques
et personnellement, j'essaie toujours de distinguer le bon grain de l'ivraie
derrière la formalisation. De fait, plus on est familier avec la
formalisation mathématique, plus facile devient cet exercice critique.
Si la formalisation favorise l'émergence « d'idiots
savants », ce ne sont pas eux qui occupent le haut du
pavé dans la discipline; les chances sont plus grandes qu'ils deviennent
des candidats à la « déprogrammation »
comme vous l'évoquez plutôt que des figures de proue académiques
et qu'ils fassent carrière dans le monde professionnel.
Les
souhaits d'un segment
À mon avis, la mathématisation de la science économique
répond à une logique toute économique: c'est ce qu'un
segment dominant du marché académique souhaite. Le prestige
que peuvent avoir certaines revues dominantes comme Econometrica
n'a d'autre origine que la fascination qu'elles exercent chez leurs lecteurs.
Il n'y a pas là d' impérialisme des idées: nombres
de revues dont le prestige dépasse celui d'Econometrica (l'American
Economic Review, par exemple) peuvent difficilement être taxées
de formalisation excessive. La clientèle des économistes
est une gent fascinée par ce qui est « moderne »;
contrairement à la culture qui peut prévaloir dans d'autres
secteurs des sciences sociales, nous prenons davantage plaisir à
(re)découvrir de « nouvelles » idées
sous des habits neufs plutôt qu'à faire l'exégèse
des auteurs anciens.
« La clientèle des économistes est une gence fascinée
par ce qui est "moderne"; contrairement à la culture qui peut prévaloir
dans d'autres secteurs des sciences sociales, nous prenons davantage plaisir
à (re)découvrir de "nouvelles" idées sous des habits
neufs plutôt qu'à faire l'exégèse des auteurs
anciens. »
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Ce goût nettement dominant déplaît à ceux qui
ne le partagent pas mais qui voudraient quand même jouir de tout
le prestige qu'il véhicule. Cela génère une frustration
plutôt mal placée. C'est un peu comme ces tenants du cinéma
européen qui exècrent le cinéma hollywoodien à
grand déploiement mais qui souhaitent secrètement que «
leur » cinéma fasse autant sensation et qu'il dispose
pour ce faire de budgets similaires. Cela n'a pas de sens.
Cela déplaît également à ceux qui n'ont pas
suivi d'entraînement en économique et qui se perçoivent
irrémédiablement condamnés à être des
« amateurs » dans l'arène des débats
formels. Contrairement aux astronomes amateurs, pour qui la distance entre
l'amateur et le professionnel est illustrée « concrètement
» par des équipements coûtant plusieurs millions
de dollars, l'économiste amateur se voit écarté des
débats par une poignée d'équations écrites
sur du papier à trente sous. Qui plus est, ces équations
n'apporteraient rien de fondamental. C'est également là un
terreau fertile pour la frustration. Toutefois, on néglige allègrement
que les investissements en capital humain nécessaires pour former
un économiste ou un astronome soient tout à fait comparables.
Je vous classerais dans cette seconde catégorie. J'ai lu vos deux
textes sur l'innovation en matière environnemental. Ils ne sont
pas mauvais, ils sont naïfs. Ce sont sans doute des contributions
très pertinentes à la recherche dans certains domaines spécialisés
mais au chapitre des « idées » économiques
qui y sont véhiculées, ce sont de « vieilles
» idées, déjà connues et exprimées
nombre de fois par le passé. Ces idées ne mériteraient
probablement pas une publication dans une bonne revue académique
d'économie sans un apport novateur quelconque. Par exemple, l'idée
que des gains de productivité réels et significatifs peuvent
être réalisés autrement que par un investissement comptabilisé
en capital ou en R&D est classique au point de porter un nom: l'«
X-efficiency » et résulte des travaux documentés
de Liebenstein à la fin des années soixante... Reprocher
à des économistes d'utiliser des statistiques conventionnelles
sur la R&D relève également de la naïveté.
On fait avec ce qu'on a.
Par exemple, tout économiste sait que les statistiques sur les investissements
ne donnent un portrait que très partiel des capacités futures
de production d'une économie parce qu'elles occultent généralement
la dimension des investissements en capital humain, plus difficilement
mesurables, lesquels sont considérés comme tout aussi importants.
Je devine à partir des références que vous donnez
que vous êtes particulièrement attaché aux auteurs
de l'École autrichienne. Il est clair qu'il peut être désemparant
de comparer un ouvrage d'Hayek ou de Von Mises à un ouvrage récent
en économique. La méthode a changée mais les idées
continuent d'évoluer. Par exemple, plusieurs soutiennent que le
courant actuel de formalisation des institutions basée sur la théorie
des jeux en microéconomie est une résurgence mieux argumentée
du courant institutionnaliste des années trente.
Cyclique
et inutile
Enfin, il convient de dire un mot sur l'insatisfaction du monde professionnel
à l'égard du monde académique. Bien qu'il n'y ait
pas d'institution qui sanctionne l'octroi du titre (inexistant) d'«
économiste », la plupart des économistes professionnels
ont été formés dans des départements universitaires
d'économique. À en point douter, la réalité
à laquelle font face ces économistes est bien différente
de l'économie de « tableau noir »
qui leur a été enseignée à l'université.
Non pas qu'il y ait contradiction; simplement qu'il ne semble pas toujours
y avoir d'adéquation entre les deux mondes à l'égard
de ce qui est pertinent et de ce qui ne l'est pas. Pour d'aucuns, c'est
un peu comme si les ingénieurs étaient formés dans
les département de physique...
De fait, les écoles de commerce drainent beaucoup de ressources
humaines en économique depuis les départements d'économique
mais l'analogie n'est que partielle. La plupart en conviendront, les temps
ne sont certainement pas à l'ingénierie sociale méthodique.
Encore aujourd'hui, le travail d'économiste nécessite une
très forte dose de sens critique qui ne peut se développer
pleinement que dans un environnement favorisant la pensée fondamentale
même si cela peut parfois se faire aux dépens de l'acquisition
ponctuelle d'outils circonstanciellement opérationnels.
Je ne suis pas prophète mais je suis persuadé que ce débat
n'ira nulle part. Les choses vont continuer de la même façon
tant que cela correspondra à ce que le marché souhaite. De
fait, c'est un très vieux débat qui refait épisodiquement
surface comme celui de la réduction du temps de travail à
chaque fois que le chômage pointe son nez.
Il y a près de quarante ans, en 1963, dans un symposium à
Philadelphie intitulé « The Utility and Inutility
of Mathematics in the Study of Economics, Political Science, and Sociology
», le politologue Andrew Hacker concluait philosophiquement
(cyniquement?) que le développement des mathématiques en
sciences sociales était inévitable parce que, avec le développement
des réseaux universitaires, de plus en plus de personnes devenaient
professeurs, que la qualité de ces professeurs allait donc nécessairement
baisser, qu'ils fallaient bien que ceux-ci fassent quelque chose pour mériter
leur statut et qu'en définitive, cela n'avait pas beaucoup d'importance
qu'ils consacrent leur temps au développement de nouveaux modèles
mathématiques ou à l'exégèse de textes mineurs
d'auteurs anciens. Associant la mathématisation à une «
mode » il soulignait cependant: « But
the atmosphere in which most of us are allowed to engage in fads and fantaisies
is also the atmosphere that will nourish a serious thinker who, probably
unappreciated by his contemporaries, will eventually be acknowledged as
someone who made a significant contribution [...] ».
1.
Je souligne également deux autres points de vue importants que je
ne discute pas ici. Il existe un courant ancien et peu influent qui souhaiterait
que la science économique redevienne une science « morale
» davantage axée sur une approche normative. C'est
un rôle que la plupart des gens considèrent complètement
dépassé. Il existe également deux écoles modernes
qui souhaitent que la discipline devienne davantage « empirique
» plutôt que déductive. Les premiers, soient
les économètres appliqués (statisticiens), cherchent
à valider des propositions théoriques à partir de
larges base de données. Cette école a le vent dans les voiles
et domine plusieurs pans de la discipline. Depuis quelques années,
une école « expérimentale » s'est
également développée. Ces deux écoles utilisent
abondamment la théorie mathématique de l'économie
et cherchent avant tout à marquer l'importance de leur travail dans
le processus de la recherche par rapport au mérite traditionnellement
accordé aux théoriciens. À titre d'exemple, une très
grande proportion des prix Nobel d'économie ont été
octroyés, jusqu'à présent, à des théoriciens.
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