Montréal, 16 septembre 2000  /  No 67
 
 
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Pierre Desrochers est post-doctoral fellow à la Whiting School of Engineering de l'Université Johns Hopkins à Baltimore. 
 
LE MARCHÉ LIBRE
   
LA MATHÉMATISATION INUTILE
DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE
 
par Pierre Desrochers
  
  
          Au printemps dernier, plusieurs centaines d'étudiants français ont lancé un appel pour dénoncer la place croissante prise par la formalisation mathématique dans l'enseignement supérieur de l'économie(1). Au coeur de leur pétition, les étudiants soulignent que cet « usage incontrôlé des mathématiques » conduit à « une véritable schizophrénie » quand elle « devient une fin en soi ». Dénonçant implicitement la domination du courant de pensée néoclassique, ils réclament depuis « un pluralisme des approches en économie ».
 
          Au risque de susciter l'ire de certains de mes collaborateurs, je dois avouer que les revendications des étudiants français ne me semblent pas sans fondement. À l'instar de tous les individus n'appréciant pas particulièrement les puzzles mathématiques sans pertinence apparente qui semblent constituer l'essentiel des études supérieures en économie, j'avoue qu'un peu plus de diversité dans les approches m'aurait sans doute incité à y faire des études (certains lecteurs seront peut-être surpris d'apprendre que votre humble chroniqueur économique n'a à peu près aucune formation formelle en économie – 4 cours de cégeps et 4 cours universitaires en tout et pour tout). Mes quelques années dans le monde de l'enseignement supérieur m'amènent toutefois à douter de la capacité des structures académiques à promouvoir le changement. Je tiens cependant à dire quelques mots sur le formalisme mathématique avant d'aborder les « défaillances » du marché académique. 
  
Les critiques du formalisme mathématique  
  
          Les critiques compétentes du formalisme mathématique de la « science économique » ne manquent pas. Le mathématicien français René Thom soutient ainsi que « la mathématisation de la plupart des sciences est totalement artificielle » et que dans le cas de l'économie elle n'apporte rien (2). L'historien de la pensée économique Philip Mirowski démontre de son côté dans plusieurs ouvrages que les fondements mathématiques de l'économie contemporaine ont été copiés directement dans des manuels de physique du 19e siècle et que des pionniers comme Walras se sont pour l'essentiel contenté de changer le nom des variables.  
  
          Plus près de nous, le physicien et journaliste scientifique Mitchell Waldrop relate une conférence entre des économistes et des physiciens du plus haut niveau où les premiers tentent, sans succès, de convaincre les seconds du sérieux de leur entreprise(3). Au grand désarroi des économistes, les physiciens ne comprennent tout simplement pas à quoi peuvent servir des exercices de modélisation basés sur de fausses prémisses.  
  
          La critique du formalisme académique n'est évidemment pas limitée qu'au monde académique. J'ai ainsi eu l'occasion de constater que les firmes de Wall Street qui embauchent des économistes titulaires d'un Ph.D. se moquent complètement du champ de spécialisation de leurs recrues. Le doctorat dans ce cas ne fait que démontrer une certaine intelligence et une capacité à assimiler la formation interne de ces entreprises. Un ancien haut fonctionnaire américain du département de l'Intérieur m'a également confié que les diplômés en économie que son département embauchent doivent de même être « déprogrammés » pendant leur formation. 
  
          Comme plusieurs critiques de la science économique contemporaine, je n'ai a priori aucune objection au formalisme mathématique et à l'économétrie dans la mesure où ils sont des outils utiles pour tenter de résoudre des problèmes importants avec un minimum de réalisme. Bien que je sois pas un « économiste pratiquant » – dans la mesure du moins où mon travail académique est essentiellement basé sur la recherche d'archives et d'entretiens face à face –, je fais un effort honnête pour me tenir à jour dans trois sous-disciplines traitant de mes sujets de prédilection (l'économie urbaine et régionale, l'économie de l'innovation technique et l'économie environnementale) et j'y trouve de temps à autres des choses intéressantes.  
  
          Ces sous-disciplines, encore relativement marginales, sont à ma connaissance parmi les plus « appliquées » dans le monde de l'économie contemporaine. Il semble toutefois indéniable que les sujets et les méthodes retenus par les chercheurs dépendent d'abord et avant tout de banques de données gouvernementales qui ne sont bien souvent d'aucune pertinence pour comprendre leurs questions de recherche. Par exemple, l'économie de l'innovation technique est dominée par l'usage d'indicateurs n'ayant selon moi aucune validité (voir notamment LE GIGO DE L'INNOVATION TECHNIQUE – PREMIÈRE ET SECONDE PARTIE, le QL, no 57 et no 58 sur les brevets et les statistiques de R-D), tandis que l'économie environnementale ignore à peu près complètement le rôle de la créativité humaine pour solutionner certains problèmes. 
  
  
     « Au grand désarroi des économistes, les physiciens ne comprennent tout simplement pas à quoi peuvent servir des exercices de modélisation basés sur de fausses prémisses. »  
 
  
          Malgré ce qui me semble être des lacunes importantes dans l'analyse économique contemporaine, je doute que la structure académique puisse réellement accommoder des approches sortant par trop des sentiers battus pour des raisons que je vais maintenant examiner plus en détail.  
  
Les défaillances du marché académique 
  
          Comme je l'ai expliqué dans une chronique précédente (voir DE L'IMPORTANCE ÉCONOMIQUE DE POURSUIVRE SES RÊVES, le QL, no 52), l'innovation, peu importe le domaine, se fait ordinairement contre l'opinion des experts en place. Le principal avantage d'une économie de marché sur une économie planifiée est donc de tolérer la diversité et de laisser le dernier mot aux usagers.  
  
          Le monde académique est toutefois bien différent, car la souveraineté des consommateurs cède la place à l'évaluation des experts, pour ne pas dire aux cooptations politiques dans certains cas. Sortir des sentiers battus dans un tel environnement n'est donc généralement pas très prometteur pour un jeune chercheur (c'est du moins ce que je me fais dire depuis des années…), car il doit absolument publier dans des « revues prestigieuses » 
  
          Pour être accepté dans ce genre de publication (et le taux de refus est très élevé), un article doit emporter l'assentiment de deux ou trois commentateurs anonymes. Il va de soi que pour passer ce test, un article a généralement avantage à traiter de sujet à la mode, à utiliser l'approche dominante dans un domaine et à renforcer l'opinion du comité de lecture. Même dans le cas où les opinions des commentateurs divergent, la seule façon de survivre au processus consiste généralement à être le moins dérangeant possible(4) 
  
          Un autre problème est que la recension anonyme n'est pas très prisée par la plupart des académiciens, car elle ne rapporte pratiquement rien au plan professionnel. Plusieurs revues économiques prestigieuses ont donc recours à des étudiants au doctorat, ce qui n'est pas non plus sans problème. Un cas bien connu est celui du Journal of Political Economy qui est publié à partir du département d'économie de l'Université de Chicago. Bon nombre des commentateurs anonymes y travaillent sur leur dissertation doctorale et n'ont tout simplement pas intérêt à approuver un article que leurs superviseurs pourraient considérer indigne de leur journal. La plupart des étudiant usent donc de prudence et portent le plus souvent un jugement défavorable sur des articles pouvant être controversés.  
  
Quelle solution pour la dissidence? 
  
          Il me semble aller de soi que les institutions les plus prestigieuses du monde académique continueront à maintenir le statu quo et à coopter des chercheurs se conformant aux attentes du courant dominant dans leur domaine. La dissidence continuera donc de s'exprimer, comme par le passé, dans des universités de deuxième ou troisième ordre et dans des publications marginales. De temps à autre cependant, certains événements secouent le statu quo.  
  
          C'est ainsi que dans un petit ouvrage publié il y a une décennie, deux économistes quelque peu dissidents ont interrogé des étudiants au doctorat dans les plus prestigieux programmes américains et ont notamment constaté que pour la plupart d'entre eux, essayer de comprendre la réalité ne comporte pratiquement aucun avantage professionnel(5). Malgré le débat important qui a suivi la publication de ce livre, force est aujourd'hui de constater (du moins selon mes amis dans les départements d'économie) que les choses n'ont fait qu'empirer depuis.  
  
          On peut toutefois espérer que la schizophrénie de certains départements d'économie finira par les rattraper. Il y a ainsi longtemps que sans l'influx d'étudiants étrangers qui ne sont intéressés que par l'obtention d'un diplôme (i.e. n'ont pas trop d'intérêt pour la pertinence du contenu) et la possibilité de mettre les pieds en Amérique, bon nombre de départements réputés seraient dans l'eau chaude (c'est d'ailleurs un problème qui affecte depuis quelques années un département de la région montréalaise réputé pour son formalisme mathématique). De plus, bon nombre de diplômés récents de départements prestigieux ne veulent rien savoir du monde académique (un ami diplômé de Princeton m'a ainsi raconté que plus des deux tiers des membres de sa promotion oeuvrent maintenant dans le secteur privé, ce qui était leur objectif initial). 
  
          La situation des étudiants en économie est peu intéressante, mais elle n'est pas unique. Chaque discipline universitaire a en effet sa façon d'entretenir le statu quo. Quelle est alors la meilleure solution pour les étudiants dissidents voulant le briser? Faire appel à des politiciens fera probablement certaines vagues, mais ne donnera sans doute que peu de résultats. L'abolition de la permanence des enseignants universitaires et la révision des modes de financement de la recherche et des critères d'évaluation feraient selon moi davantage pour changer les choses. Je doute toutefois qu'une proposition aussi radicale soit pour plaire à une majorité d'étudiants au doctorat. 
  
  
1. Laurent Mauduit, « Des universitaires demandent un débat sur l'enseignement de l'économie », Le Monde, 12 septembre 2000.  >>
2. Voir le chapitre sur René Thom dans Les vrais penseurs de notre temps de Guy Sorman (Paris, Fayard, 1989).  >>
3. M. Mitchell Waldrop, Complexity: The Emerging Science at the Edge of Order and Chaos, New York, 1992.  >>
4. Pour un examen plus détaillé de cette problématique, voir Richard Vedder et Lowell Gallaway, « The Austrian Market Share in the Marketplace for Ideas, 1871-2025 », Quarterly Journal of Austrian Economics, vol. 3, no. 1, 33-42 (bientôt sur le web à http://www.qjae.org).  >>
5. Arjo Klamer et David Colander, The Making of an Economist, Boulder, 1990.  >>
  
  
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