Montréal, 30 septembre 2000  /  No 68
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
ÉDITORIAL
  
L'HÉRITAGE EMPOISONNÉ
DE PIERRE TRUDEAU
 
par Martin Masse
  
  
          Pierre Trudeau, le politicien canadien le plus influent des dernières décennies, nous a quitté. La seule pertinence d'un éditorial sur l'ex-premier ministre dans cette publication est de souligner, for the record, que malgré son étrange réputation de « défenseur des droits individuels fondamentaux » et la lutte qu'il a menée contre le nationalisme québécois, il n'a jamais été l'un des nôtres – c'est-à-dire, un partisan de la liberté individuelle. Il laisse plutôt aux Canadiens un héritage marqué par le socialisme, l'interventionnisme économique, la tyrannie administrative, le nationalisme, le collectivisme culturel et identitaire, l'activisme judiciaire, la centralisation fédérale et la désunion au sein du Canada. 
 
Sur le plan juridique 
  
          Le seul héritage vraiment pertinent de Trudeau sur le plan juridique est la réforme du code criminel entreprise alors qu'il était ministre de la Justice en 1967, qui fait en sorte notamment de décriminaliser l'homosexualité et les « indécences » commises entre adultes consentants. Son slogan très libertarien, « L'État n'a pas d'affaire dans les chambres à coucher de la nation » ne sera cependant pas poussé à sa conclusion logique et n'entraînera pas par exemple de légalisation de la prostitution ou des drogues sous sa gouverne.  
  
          Il devient premier ministre quelques mois plus tard et après cela, tout tourne rapidement au désastre. En octobre 1970, il instaure la Loi des mesures de guerre pour combattre les agissements terroristes d'un petit groupe de felquistes à Montréal. Le « défenseur des libertés fondamentales » suspend celles-ci et des centaines de personnes aux sympathies indépendantistes sont alors emprisonnées et détenues pour rien. Trudeau associe pour toujours son nom à l'État répressif et aux fusils et bottes militaires dans les rues. 
  
          Le fameux rapatriement de la constitution canadienne de 1982 mène à l'insertion, sous l'inspiration du Bill of Rights américain, d'une Charte des droits et libertés qui achève de liquider notre héritage britannique de common law. Elle crée, en plus de droits individuels flous (le droit de propriété est exclu de la constitution et n'existe donc pas au Canada, tout appartient en théorie à l'État et nous ne possédons que ce que l'État veut bien nous laisser), des « droits » collectifs qui peuvent être interprétés selon la mode idéologique du jour et servir à invalider les libertés individuelles telles que la liberté d'opinion ou la liberté d'association. Les socialistes et féministes qui siègent à la Cour suprême n'ont pas manqué de le faire ces dernières années, dans des jugements qui trahissent clairement leur adhésion à une vision collectiviste de la société.  
  
          Pierre Trudeau était un idéologue typique de cette génération d'intellectuels québécois qui ont découvert le collectivisme dans les années 1930 et 1940 et qui ont cru que l'État devait utiliser ses « leviers » pour façonner la société selon un modèle utopique. « Mon ravissement face au droit a commencé quelques années après que j'eus compris qu'il s'agissait d'un outil de contrôle social et que c'était une extraordinaire création de la société. » a-t-il dit un jour(1). Le seul droit que Trudeau a défendu dans sa carrière est en fait le droit pour les politiciens de s'ingérer dans la vie des citoyens – en dehors peut-être de leur chambre à coucher.  
  
Sur le plan économique 
  
          On oublie souvent que Pierre Trudeau a flirté avec le communisme pendant toute sa carrière (cf. sa fascination pour la Chine et son appui indéfectible au castrisme) et qu'il a d'abord milité au Nouveau Parti démocratique dans les années 1960 avant de se joindre au Parti libéral. Il n'est donc pas étonnant que son héritage sur le plan économique et fiscal soit désastreux. Comme la plupart des gens de sa génération éduqués dans les collèges classiques et férus de belles-lettres – à plus forte raison les jeunes bourgeois privilégiés comme lui qui n'ont jamais vraiment eu à travailler pour gagner leur vie –, Trudeau était un illettré économique et ne savait faire qu'une chose avec l'argent: le dépenser.  
  
          Le Canada à la fin des années 1960 est encore un pays extrêmement prospère, pratiquement sans dette, dont le rythme de croissance et le niveau de vie sont comparables à ceux des États-Unis. Lorsque Trudeau quitte la direction du pays en 1984, c'est devenu un pays essentiellement socialiste qui croule sous les programmes bureaucratiques, avec une devise et un niveau de vie en chute libre. La dette de l'État fédéral a été multipliée par neuf sous son administration libérale.  
  
  
     « Le seul droit que Trudeau a défendu dans sa carrière est en fait le droit pour les politiciens de s'ingérer dans la vie des citoyens – en dehors peut-être de leur chambre à coucher. »  
 
   
          Parmi les décisions stupides du chef de gouvernement sur le plan économique, notons la décision de combattre l'inflation élevée, en 1975, par l'imposition d'un gel sur les prix et les salaires. Pierre Trudeau avait pourtant ridiculisé son adversaire conservateur Robert Stanfield qui proposait cette mesure pendant la campagne électorale précédente, mais a tout de même adopté l'idée après sa réélection. L'inflation des prix n'est pourtant que la conséquence inévitable d'une création artificiellement élevée de monnaie par la banque centrale (pratique répandue dans tous les pays jusqu'à récemment, avant que le monétarisme ne devienne à la mode) et n'a rien à voir avec la hausse du prix du pétrole ou des demandes salariales exagérées.  
  
          S'il n'y a pas plus de monnaie en circulation, des prix plus élevés à un endroit seront compensés par des baisses ailleurs dans l'économie, puisque l'argent finira par manquer. Un gel des prix et salaires ne fait donc rien d'autre que s'attaquer au symptôme et non à la cause réelle de l'inflation. C'est une politique illogique, inutile et même néfaste – parce qu'elle chambarde une structure de prix en constante adaptation dans une économie qui évolue – pour qui comprend deux ou trois choses en économie(2). 
  
          Il y aura d'autres mesures désastreuses dans les années Trudeau: la politique nationale sur l'énergie, qui coûtera des milliards pour nous rendre « autosuffisants » sur le plan de la consommation pétrolière et qui contribuera à aliéner l'Ouest; les restrictions sur les investissements étrangers; les mesures bureaucratiques pour encourager la diversification commerciale et réduire la dépendance canadienne naturelle envers le marché américain; la création de programmes de développement régional qui feront s'engouffrer des milliards de dollars dans les régions périphériques en pure perte; etc.  
  
          Les gouvernements conservateur et libéral qui se sont succédé depuis quinze ans ont heureusement quelque peu réparé ce gâchis en abolissant les programmes les plus inutiles, en concluant l'accord de libre-échange avec les États-Unis et en éliminant enfin le déficit. Mais le Canada reste un pays endetté, surtaxé, sur-réglementé et surgouverné en grande partie à cause de l'héritage de Pierre Trudeau. 
  
Sur le plan de l'unité nationale 
  
          On dit que Pierre Trudeau a combattu le nationalisme toute sa vie. En fait, il n'a fait que combattre un type de nationalisme, le québécois, pour en défendre un autre, le canadien. Jacques Parizeau disait que lui et Trudeau s'entendaient sur presque tout, sauf sur l'endroit où placer la capitale nationale. En effet, avec les Lévesque, Bourassa, Bouchard, Chrétien et bien d'autres, Parizeau et Trudeau sont des représentants typiques de la génération de politiciens étatistes et nationalistes qui ont dominé la politique québécoise et canadienne depuis 40 ans.  
  
          Malgré son opposition radicale au nationalisme québécois et le rôle qu'il a joué dans la défaite du OUI en 1980, Pierre Trudeau a en réalité plus fait pour alimenter l'influence de ses adversaires que pour la diminuer. L'étatisme et le nationalisme québécois se sont en effet nourris de leur contrepartie, l'étatisme et le nationalisme canadiens. Sans l'ingérence constante dans les juridictions des provinces d'un gouvernement fédéral interventionniste (qui avait commencé, admettons-le, bien avant M. Trudeau dans les années 1930), nos nationaleux à Québec auraient eu moins de crédibilité avec leurs dénonciations du méchant ogre fédéral et leurs mesures interventionnistes pour s'y opposer.  
  
          Pierre Trudeau a aussi voulu renforcer l'unité canadienne en faisant la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme d'un océan à l'autre. S'il s'était contenté de l'adoption du français et de l'anglais comme langues officielles et d'une bilinguisation appropriée de l'administration fédérale, le pays serait peut-être plus uni aujourd'hui. Mais Ottawa s'est plutôt lancé dans un activisme linguistique et culturel plus proche de l'ingénierie sociale que de la simple promotion de « l'égalité » avec ses multiples programmes et ses milliards dépensés pour offrir des services et créer une offre artificielle de produits culturels et autres. Les groupes linguistiques minoritaires dans chaque province font maintenant partie du décor des chialeux professionnels subventionnés. Et encore une fois, cet activisme a trouvé écho dans le programme québécois de purification linguistique qui a cours depuis le bill 22 et la loi 101.  
  
          Et c'est sans parler de la multiplication des subventions à la culture et du stupide protectionnisme culturel, qui sont censés « protéger » notre identité canadienne de l'influence américaine et qui font partie de cette manie trudeauiste de créer ou de soutenir bureaucratiquement ce qui n'existe pas pour des raisons symboliques purement nationalistes.  
  
Le mythe Trudeau 
 
          Pour ses partisans, Pierre Trudeau est celui qui a presque créé de toute pièce le pays qu'est le Canada aujourd'hui. Les nationalistes canadiens, les gauchistes, les centralisateurs, les interventionnistes, vont entretenir son mythe, n'en doutons point, pour des décennies à venir, et feront tout pour poursuivre son oeuvre.  
  
          Pour ceux qui croient au contraire dans la liberté, le Canada ne redeviendra un pays acceptable que lorsque son héritage empoisonné aura été liquidé. La politique canadienne au cours des prochaines décennies sera définie par ce qui arrivera avec cet héritage: consolidation sous d'autres administrations libérales ou démantèlement – espérons-le – sous une autre gouverne. 
  
 
1. Cité par Yves Boisvert, « Le droit comme outil social et politique », dans La Presse, 29 septembre 2000.  >>
2. Ce qui exclut évidemment l'ignorant qui rédige la chronique financière de La Presse, Claude Picher, pour qui cette mesure « contribue à terrasser l'inflation rampante qui sévit à l'époque », et cela même si l'inflation est restée élevée pendant encore plusieurs années par la suite. 29 septembre 2000.  >>
 
 
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Le Québec libre des nationalo-étatistes  
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?
  
        « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »    

Alexis de Tocqueville   
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840) 

 
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