Je tiens d'abord à rappeler d'entrée de jeu que je ne suis
pas opposé à l'utilisation des mathématiques en sciences
économiques, dans la mesure du moins où j'ai l'impression
que cela ajoute quelque chose de pertinent aux écrits des «
vieux auteurs » (le directeur de cette publication
a usé de sa prérogative en changeant le titre de ma dernière
chronique qui était à l'origine « Sur
le formalisme mathématique en "sciences économiques"
et les défaillances du marché académique ».
Je ne peux d'ailleurs le blâmer d'avoir sabordé un titre aussi
peu évocateur). Si tel n'était pas le cas, mon employeur
actuel ne serait pas une économiste qui compte à son actif
deux articles dans l'American Economic Review. J'aimerais cependant
revenir sur certaines de vos objections.
La
« formidable puissance de l'analyse néoclassique
»
J'avoue humblement que, comme beaucoup d'autres, la « formidable
puissance de l'analyse néoclassique » m'échappe.
Et je ne parle pas ici de gens qui, comme moi, ne comprennent rien aux
pages du Journal of Economic Theory, mais bien plutôt d'experts
issus d'autres disciplines qui utilisent les mêmes outils mathématiques
pour d'autres fins. J'aimerais revenir ici sur l'ouvrage de M. Mitchell
Waldrop, Complexity, que j'ai mentionné dans ma dernière
chronique(1).
L'auteur y relate notamment une série de discussions entre économistes
et physiciens de premier plan ayant eu lieu à la fin des années
1980. On me pardonnera d'en citer de longs extraits dans la langue d'origine:
For the first two or three days of the meeting, since few of the physicists
had had much exposure to the subject beyond undergraduate Economics 101,
[economists were asked] to give survey talks on the standard neoclassical
theory. As the axioms and theorems and proofs marched across the overhead
projection screen, the physicists could only be awestruck at their counterparts'
mathematical prowess – awestruck and appalled. They had the same objection
that [...] many other economists had been voicing within the field for
years. « They were almost too good, »
says one young physicist, who remembers shaking his head in disbelief.
« It seemed as though they were dazzling themselves
with fancy mathematics, until they really couldn't see the forest from
the trees. So much time was being spent on trying to absorb the mathematics
that I thought they often weren't looking at what the models were for,
and what they did, and whether the underlying assumptions were any good.
In a lot of cases, what was required was just some common sense. Maybe
if they all had lower IQs, they'd have been making some better models.
»
The physicist had no objections to the mathematics itself, of course. But
what most of the economists didn't know – and were startled to find out
– was that physicists are comparatively casual about their math. «
They use a little rigorous thinking, a little intuition, a little
back-of-the-envelope calculation – so their style is really quite different,
» says [Nobel Prize winner Kenneth] Arrow. And the reason
is that physical scientists are obsessive about founding their assumptions
and their theories on empirical fact. [The physicists were disconcerted]
at how seldom the economists seemed to pay attention to the empirical data
that did exist. Again and again, for example, someone would ask a question
like « What about noneconomic influences such as political
motives in OPEC oil pricing, and mass psychology in the stock market? Have
you consulted sociologists, or psychologists, or anthropologists, or social
scientists in general? » And the economists – when they
weren't curling their lips at the thought of these lesser social sciences,
which they considered horribly mushy – would come back with answers like
« Such noneconomic forces really aren't important
»; « They are important, but they are too
hard to treat »; « They aren't always
too hard to treat, and in fact, we're doing so in specific cases
»; and « We don't need to treat them because
they're automatically satisfied through economic effects. »
And then there was this business of « rational expectations.
» [As economist Brian Arthur pointed out] « Our
particles in economics [banks, firms, consumers, governments, etc.] are
smart, whereas yours in physics are dumb. » In physics,
an elementary particle has no past, no experience, no goals, no hopes or
fears about the future. Immediately, [Arthur] says, he could see all the
physicists in the room sitting up: « Here was a subject
that wasn't trivial. It was like their subject, but it has these two interesting
quirks – strategy and expectations. » Unfortunately,
the economists' standard solutions to the problem of expectations – perfect
rationality – drove the physicists nuts. The only problem, of course, is
that real human beings are neither perfectly rational nor perfectly predictable
– as the physicists pointed out at great length. Furthermore, as several
of them also pointed out, there are real theoretical pitfalls in assuming
perfect predictions, even if you do assume that people are perfectly rational.
In nonlinear systems, chaos theory tells you
that the slightest uncertainty in your knowledge of the initial conditions
will often grow inexorably. After a while, your predictions are nonsense.
The physicists were shocked at the assumptions the economists were making
– that the test was not a match against reality, but whether the assumptions
were the common currency of the field. [Physicist] Phil Anderson, laid
back with a smile on his face [said] « You guys really
believe that? » The economists, backed into a corner,
would reply, « Yeah, but this allows us to solve these
problems. If you don't make these assumptions, then you can't do anything.
» And the physicist would come right back, « Yeah,
but where does that get you – you're solving the wrong problem
if that's not reality.
»
« Pour utiliser une analogie un peu boiteuse, j'ai souvent l'impression
que certains économistes utilisent un marteau-pilon pour planter
des fleurs et qu'au bout du compte leurs modèles créent plus
de confusion qu'autre chose par rapport aux écrits des "vieux auteurs".
»
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Pour être honnête, il faut reconnaître que, d'après
le mathématicien René Thom, les mathématiciens ont
souvent la même attitude à l'égard des physiciens.
Sans être un expert de la question, le problème me semble
être que la plupart des outils mathématiques utilisés
par les économistes ont été développés
par des mathématiciens dans d'autres contextes, souvent même
sans but apparent. La « puissance d'un outil »
développé dans un contexte particulier n'est toutefois
pas garante de son utilité
pour traiter d'autres problèmes. Pour utiliser une analogie un peu
boiteuse, j'ai souvent
l'impression que certains économistes utilisent un marteau-pilon
pour planter des fleurs et qu'au bout du compte leurs modèles créent
plus de confusion qu'autre chose par rapport aux écrits des «
vieux auteurs ».
Le
« marché » académique
Vous soulignez également qu'à votre avis « la
mathématisation de la science économique répond à
une logique toute économique: c'est ce qu'un segment dominant du
marché académique souhaite ». C'est sans
aucun doute ce que souhaitent les directeurs de la plupart des départements
d'économie, mais il est faux selon moi d'associer cette dynamique
à une économie de marché où les producteurs
doivent répondre aux attentes de consommateurs dépensant
leur propre argent(2).
En suivant votre logique, on pourrait dire que d'autres segments du «
marché académique » récompensent
une large cohorte de marxistes et de « post-modernes »
sévissant sur des problématiques ridicules. Une conférence
sur la «
sagesse du corps » qui aura lieu dans quelques
jours à Ottawa traitera ainsi de sujets aussi évocateurs
que « La main: lieu de manifestation et condition d'actualisation
de l'être humain », « Images
and Voices: A Phenomenological Study of the Bodily Wisdom »
et « Naturalistic Ghosts in the Cartesian Mechanical
Body ». S'agit-là du même «
marché académique » qui encourage
la mathématisation excessive de l'économie?
L'attrait
de la « modernité »
Vous soulignez également que « la clientèle
des économistes est une gent fascinée par ce qui est
"moderne" »
et que « contrairement à la culture qui peut
prévaloir dans d'autres secteurs des sciences sociales, nous prenons
davantage plaisir à (re)découvrir de "nouvelles" idées
sous des habits neufs plutôt qu'à faire l'exégèse
des auteurs anciens ». J'espère que vous réalisez
que cela augure plutôt mal pour la portée future de vos travaux.
J'ajouterais également que la tendance des dernières années
dans votre discipline d'éliminer les cours d'histoire de la pensée
économique finira immanquablement par mener à la résurgence
de vieilles erreurs qui seront, à n'en pas douter, vêtues
des habits à la mode du moment (j'ai beau être nul pour ce
qui est de la créativité mathématique, je ne doute
cependant pas qu'il soit possible de faire dire n'importe quoi aux «
lettres grecques ».)
De plus, comme l'a récemment réalisé le spécialiste
du commerce international Paul Krugman, les économistes «
modernes » ont encore beaucoup à apprendre des «
vieux auteurs » sur des questions qu'ils ont
négligées parce qu'elles étaient difficiles à
mathématiser(3).
On me pardonnera encore une fois de citer de larges extraits en langue
anglaise:
Let me begin with an embarrassing admission: until I began working on this
paper, I had never actually read Ohlin's Interregional and International
Trade. I suppose that my case was not that unusual: modern economists,
trained to think in terms of crisp formal models, typically have little
patience with the sprawling verbal expositions of a more leisurely epoch.
To the extent that we care about intellectual history at all, we tend to
rely on translators – on transitional figures like Paul Samuelson, who
extracted models from the literary efforts of their predecessors. And let
me also admit that reading Ohlin in the original is still not much fun:
the MIT-trained economist in me keeps fidgeting impatiently, wondering
when he will get to the point – that is, to the kernel of insight that
ended up being grist for the mills of later modelers.
Moreover, one can argue that Ohlin actually gains something in the translation:
Samuelson famously found implications in Ohlin's own view of trade that
the great thinker himself, due to his « diplomatic style
» (in Tjalling Koopman's phrase), had missed. And yet what
Ohlin disparagingly called « model mania »
can lead to a narrowing of vision. Samuelson himself entitled his 1971
article expounding what has since come to be known as the specific-factors
model « Ohlin was right », conceding
that in a multi-factor model some of Ohlin's skepticism about the full
factor-price equalization and strong Stolper-Samuelson effects that arise
in a two-by-two model turns out to be justified after all. What else might
Ohlin have been right about? In particular, did Ohlin's informal exposition
of a theory of interregional and international trade contain the essence
of what later came to be known as the « new trade theory
» and the « new economic geography
»? The answer, it turns out, is yes and no. But let me start
with my startling discovery: the extent to which Ohlin in the original
anticipates a view of trade that the « new trade
» theorists had to rediscover some 50 years later.
Et bien entendu, la réputation de Krugman parmi ses pairs au cours
des dernières années repose en bonne partie sur sa récente
« découverte » de modèles développés
par des géographes et des praticiens de la science régionale
qui remontent parfois à la fin des années 1950(4)
et qu'il a actualisé et publié dans des revues économiques
de premier niveau. Pour être juste toutefois, Krugman a également
publié dans le Journal of Regional Science – quoique certaines
mauvaises langues laissent entendre derrière des portes closes que
cela n'aurait jamais été le cas n'eût été
de la validation
qu'il apporte au domaine auprès des économistes du courant
dominant.
Sur
les avantages d'être un amateur
À l'instar de la plupart des experts ne naviguant qu'à l'intérieur
d'un sillon très étroit, vous n'êtes pas tendre à
l'endroit des « amateurs » qui s'aventurent dans vos
pâturages. Vous écrivez ainsi avoir lu mes deux textes sur
l'innovation en matière environnementale et en concluez «
qu'ils ne sont pas mauvais, ils sont naïfs »
et qu'ils ne mériteraient sans doute pas une publication dans une
bonne revue économique. J'ose croire que vous ne référez
pas à mes textes de vulgarisation sur ce site web, mais, entre autres,
à mes écrits plus académiques dans le Journal
of Industrial Ecology et sur les sites du Political
Economy Research Center et du International
Student Committee for Industrial Ecology.
Bien que je ne prétende nullement réinventer la roue, je
démontre notamment que les économistes David Pearce et Kerry
Turner ne savent pas de quoi ils parlent lorsqu'ils écrivent que
« The basic difference between natural and economic
systems, however, is that natural systems tend to recycle their waste [while]
economies have no such in-built tendency to recycle »(5).
Et l'une des bases de mon argumentation est le « vieil
auteur » Peter Lund Simmonds (voir LE
LIBÉRALISME ET LE DÉVELOPPEMENT DURABLE,
le QL, no 62) qui a étudié
au 19e siècle le recyclage des sous-produits industriels de façon
selon moi beaucoup plus satisfaisante que la plupart des économistes
environnementaux contemporains parce qu'il se donnait la peine d'aller
faire du travail de terrain.
Cette chronique ayant déjà dépassé la longueur
habituelle, je reviendrai sur d'autres aspects de votre missive dans la
prochaine édition de ce webzine.
1.
M. Mitchell Waldrop, Complexity: The Emerging Science at the Edge of
Order and Chaos, New York: Simon and Schuster, Chapitre 4, 1992.
>> |
2.
Voir S. Rosen, « Austrian and Neoclassical Economics:
Any Gains from Trade? », Journal of Economic Perspectives
11 (4): 139-152, 1997 et L. Yeager, « Austrian Economics,
Neoclassicism, and the Market Test », Journal of
Economic Perspectives 11 (4): 153-166, 1997. >> |
3.
Paul Krugman, « Was it All in Ohlin? »,
paper written for the Centennial Celebration of Bertil Ohlin, Stockholm
(http://web.mit.edu/krugman/www/ohlin.html),
1999. >> |
4.
Voir notamment Ron Martin, « The New "Geographical Turn"
in Economics: Some Critical Reflections », Cambridge
Journal of Economics 23: 65-91, 1999 (http://econ.bu.edu/isp/s99/175.htm)
et Brian J.L. Berry, « Déjà vu, Mr. Krugman
», Urban Geography 20: 1-2 (http://www.vhwinston.com/ug/abstract/ad990101.pdf),
1999. >> |
5.David
Pearce and R. Kerry Turner, Economics of Natural Resources and the Environment,
Baltimore: The Johns Hopkins University Press, p. 36, 1990. >> |
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