Montréal, 30 septembre 2000  /  No 68
 
 
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Pierre Desrochers est post-doctoral fellow à la Whiting School of Engineering de l'Université Johns Hopkins à Baltimore. 
 
LE MARCHÉ LIBRE
  
LA MATHÉMATISATION DE L'ÉCONOMIE:
LA MODÉRATION A BIEN MEILLEUR GOÛT
(première partie)
 
par Pierre Desrochers
  
  
Cher M. Gonzalez, 

          Merci de votre réponse à ma chronique sur la « dérive formaliste » de la science économique contemporaine (voir LA MATHÉMATISATION DE L'ÉCONOMIE: POUR, p. 10). Vous me permettrez toutefois de saisir l'occasion pour vous relancer la balle, en espérant que vous trouverez le temps d'éclairer davantage ma lanterne.

 
          Je tiens d'abord à rappeler d'entrée de jeu que je ne suis pas opposé à l'utilisation des mathématiques en sciences économiques, dans la mesure du moins où j'ai l'impression que cela ajoute quelque chose de pertinent aux écrits des « vieux auteurs » (le directeur de cette publication a usé de sa prérogative en changeant le titre de ma dernière chronique qui était à l'origine « Sur le formalisme mathématique en "sciences économiques" et les défaillances du marché académique ». Je ne peux d'ailleurs le blâmer d'avoir sabordé un titre aussi peu évocateur). Si tel n'était pas le cas, mon employeur actuel ne serait pas une économiste qui compte à son actif deux articles dans l'American Economic Review. J'aimerais cependant revenir sur certaines de vos objections. 
 
La « formidable puissance de l'analyse néoclassique »  
  
          J'avoue humblement que, comme beaucoup d'autres, la « formidable puissance de l'analyse néoclassique » m'échappe. Et je ne parle pas ici de gens qui, comme moi, ne comprennent rien aux pages du Journal of Economic Theory, mais bien plutôt d'experts issus d'autres disciplines qui utilisent les mêmes outils mathématiques pour d'autres fins. J'aimerais revenir ici sur l'ouvrage de M. Mitchell Waldrop, Complexity, que j'ai mentionné dans ma dernière chronique(1). L'auteur y relate notamment une série de discussions entre économistes et physiciens de premier plan ayant eu lieu à la fin des années 1980. On me pardonnera d'en citer de longs extraits dans la langue d'origine: 
          For the first two or three days of the meeting, since few of the physicists had had much exposure to the subject beyond undergraduate Economics 101, [economists were asked] to give survey talks on the standard neoclassical theory. As the axioms and theorems and proofs marched across the overhead projection screen, the physicists could only be awestruck at their counterparts' mathematical prowess – awestruck and appalled. They had the same objection that [...] many other economists had been voicing within the field for years. « They were almost too good, » says one young physicist, who remembers shaking his head in disbelief. « It seemed as though they were dazzling themselves with fancy mathematics, until they really couldn't see the forest from the trees. So much time was being spent on trying to absorb the mathematics that I thought they often weren't looking at what the models were for, and what they did, and whether the underlying assumptions were any good. In a lot of cases, what was required was just some common sense. Maybe if they all had lower IQs, they'd have been making some better models. »  
  
          The physicist had no objections to the mathematics itself, of course. But what most of the economists didn't know – and were startled to find out – was that physicists are comparatively casual about their math. « They use a little rigorous thinking, a little intuition, a little back-of-the-envelope calculation – so their style is really quite different, » says [Nobel Prize winner Kenneth] Arrow. And the reason is that physical scientists are obsessive about founding their assumptions and their theories on empirical fact. [The physicists were disconcerted] at how seldom the economists seemed to pay attention to the empirical data that did exist. Again and again, for example, someone would ask a question like « What about noneconomic influences such as political motives in OPEC oil pricing, and mass psychology in the stock market? Have you consulted sociologists, or psychologists, or anthropologists, or social scientists in general? » And the economists – when they weren't curling their lips at the thought of these lesser social sciences, which they considered horribly mushy – would come back with answers like « Such noneconomic forces really aren't important »; « They are important, but they are too hard to treat »; « They aren't always too hard to treat, and in fact, we're doing so in specific cases »; and « We don't need to treat them because they're automatically satisfied through economic effects. »   
  
          And then there was this business of « rational expectations. » [As economist Brian Arthur pointed out] « Our particles in economics [banks, firms, consumers, governments, etc.] are smart, whereas yours in physics are dumb. » In physics, an elementary particle has no past, no experience, no goals, no hopes or fears about the future. Immediately, [Arthur] says, he could see all the physicists in the room sitting up: « Here was a subject that wasn't trivial. It was like their subject, but it has these two interesting quirks – strategy and expectations. » Unfortunately, the economists' standard solutions to the problem of expectations – perfect rationality – drove the physicists nuts. The only problem, of course, is that real human beings are neither perfectly rational nor perfectly predictable – as the physicists pointed out at great length. Furthermore, as several of them also pointed out, there are real theoretical pitfalls in assuming perfect predictions, even if you do assume that people are perfectly rational. In nonlinear systems, chaos theory tells you that the slightest uncertainty in your knowledge of the initial conditions will often grow inexorably. After a while, your predictions are nonsense.  
  
          The physicists were shocked at the assumptions the economists were making – that the test was not a match against reality, but whether the assumptions were the common currency of the field. [Physicist] Phil Anderson, laid back with a smile on his face [said] « You guys really believe that? » The economists, backed into a corner, would reply, « Yeah, but this allows us to solve these problems. If you don't make these assumptions, then you can't do anything. » And the physicist would come right back, « Yeah, but where does that get you – you're solving the wrong problem if that's not reality. » 
 
  
     « Pour utiliser une analogie un peu boiteuse, j'ai souvent l'impression que certains économistes utilisent un marteau-pilon pour planter des fleurs et qu'au bout du compte leurs modèles créent plus de confusion qu'autre chose par rapport aux écrits des "vieux auteurs". » 
 
  
          Pour être honnête, il faut reconnaître que, d'après le mathématicien René Thom, les mathématiciens ont souvent la même attitude à l'égard des physiciens. Sans être un expert de la question, le problème me semble être que la plupart des outils mathématiques utilisés par les économistes ont été développés par des mathématiciens dans d'autres contextes, souvent même sans but apparent. La « puissance d'un outil » développé dans un contexte particulier n'est toutefois pas garante de son utilité pour traiter d'autres problèmes. Pour utiliser une analogie un peu boiteuse, j'ai souvent l'impression que certains économistes utilisent un marteau-pilon pour planter des fleurs et qu'au bout du compte leurs modèles créent plus de confusion qu'autre chose par rapport aux écrits des « vieux auteurs »  
 
Le « marché » académique  
 
          Vous soulignez également qu'à votre avis « la mathématisation de la science économique répond à une logique toute économique: c'est ce qu'un segment dominant du marché académique souhaite ». C'est sans aucun doute ce que souhaitent les directeurs de la plupart des départements d'économie, mais il est faux selon moi d'associer cette dynamique à une économie de marché où les producteurs doivent répondre aux attentes de consommateurs dépensant leur propre argent(2). En suivant votre logique, on pourrait dire que d'autres segments du « marché académique » récompensent une large cohorte de marxistes et de « post-modernes » sévissant sur des problématiques ridicules. Une conférence sur la « sagesse du corps » qui aura lieu dans quelques jours à Ottawa traitera ainsi de sujets aussi évocateurs que « La main: lieu de manifestation et condition d'actualisation de l'être humain », « Images and Voices: A Phenomenological Study of the Bodily Wisdom » et « Naturalistic Ghosts in the Cartesian Mechanical Body ». S'agit-là du même « marché académique » qui encourage la mathématisation excessive de l'économie?  
  
L'attrait de la « modernité »  
   
          Vous soulignez également que « la clientèle des économistes est une gent fascinée par ce qui est "moderne" » et que « contrairement à la culture qui peut prévaloir dans d'autres secteurs des sciences sociales, nous prenons davantage plaisir à (re)découvrir de "nouvelles" idées sous des habits neufs plutôt qu'à faire l'exégèse des auteurs anciens ». J'espère que vous réalisez que cela augure plutôt mal pour la portée future de vos travaux. J'ajouterais également que la tendance des dernières années dans votre discipline d'éliminer les cours d'histoire de la pensée économique finira immanquablement par mener à la résurgence de vieilles erreurs qui seront, à n'en pas douter, vêtues des habits à la mode du moment (j'ai beau être nul pour ce qui est de la créativité mathématique, je ne doute cependant pas qu'il soit possible de faire dire n'importe quoi aux « lettres grecques ».)  
  
          De plus, comme l'a récemment réalisé le spécialiste du commerce international Paul Krugman, les économistes « modernes » ont encore beaucoup à apprendre des « vieux auteurs » sur des questions qu'ils ont négligées parce qu'elles étaient difficiles à mathématiser(3). On me pardonnera encore une fois de citer de larges extraits en langue anglaise:  
          Let me begin with an embarrassing admission: until I began working on this paper, I had never actually read Ohlin's Interregional and International Trade. I suppose that my case was not that unusual: modern economists, trained to think in terms of crisp formal models, typically have little patience with the sprawling verbal expositions of a more leisurely epoch. To the extent that we care about intellectual history at all, we tend to rely on translators – on transitional figures like Paul Samuelson, who extracted models from the literary efforts of their predecessors. And let me also admit that reading Ohlin in the original is still not much fun: the MIT-trained economist in me keeps fidgeting impatiently, wondering when he will get to the point – that is, to the kernel of insight that ended up being grist for the mills of later modelers.   
  
          Moreover, one can argue that Ohlin actually gains something in the translation: Samuelson famously found implications in Ohlin's own view of trade that the great thinker himself, due to his « diplomatic style » (in Tjalling Koopman's phrase), had missed. And yet what Ohlin disparagingly called « model mania » can lead to a narrowing of vision. Samuelson himself entitled his 1971 article expounding what has since come to be known as the specific-factors model « Ohlin was right », conceding that in a multi-factor model some of Ohlin's skepticism about the full factor-price equalization and strong Stolper-Samuelson effects that arise in a two-by-two model turns out to be justified after all. What else might Ohlin have been right about? In particular, did Ohlin's informal exposition of a theory of interregional and international trade contain the essence of what later came to be known as the « new trade theory » and the « new economic geography »? The answer, it turns out, is yes and no. But let me start with my startling discovery: the extent to which Ohlin in the original anticipates a view of trade that the « new trade » theorists had to rediscover some 50 years later.  
          Et bien entendu, la réputation de Krugman parmi ses pairs au cours des dernières années repose en bonne partie sur sa récente « découverte » de modèles développés par des géographes et des praticiens de la science régionale qui remontent parfois à la fin des années 1950(4) et qu'il a actualisé et publié dans des revues économiques de premier niveau. Pour être juste toutefois, Krugman a également publié dans le Journal of Regional Science – quoique certaines mauvaises langues laissent entendre derrière des portes closes que cela n'aurait jamais été le cas n'eût été de la validation qu'il apporte au domaine auprès des économistes du courant dominant.  
  
Sur les avantages d'être un amateur 
  
          À l'instar de la plupart des experts ne naviguant qu'à l'intérieur d'un sillon très étroit, vous n'êtes pas tendre à l'endroit des « amateurs » qui s'aventurent dans vos pâturages. Vous écrivez ainsi avoir lu mes deux textes sur l'innovation en matière environnementale et en concluez « qu'ils ne sont pas mauvais, ils sont naïfs » et qu'ils ne mériteraient sans doute pas une publication dans une bonne revue économique. J'ose croire que vous ne référez pas à mes textes de vulgarisation sur ce site web, mais, entre autres, à mes écrits plus académiques dans le Journal of Industrial Ecology et sur les sites du Political Economy Research Center et du International Student Committee for Industrial Ecology.  
  
          Bien que je ne prétende nullement réinventer la roue, je démontre notamment que les économistes David Pearce et Kerry Turner ne savent pas de quoi ils parlent lorsqu'ils écrivent que « The basic difference between natural and economic systems, however, is that natural systems tend to recycle their waste [while] economies have no such in-built tendency to recycle »(5). Et l'une des bases de mon argumentation est le « vieil auteur » Peter Lund Simmonds (voir LE LIBÉRALISME ET LE DÉVELOPPEMENT DURABLE, le QL, no 62) qui a étudié au 19e siècle le recyclage des sous-produits industriels de façon selon moi beaucoup plus satisfaisante que la plupart des économistes environnementaux contemporains parce qu'il se donnait la peine d'aller faire du travail de terrain.   
  
          Cette chronique ayant déjà dépassé la longueur habituelle, je reviendrai sur d'autres aspects de votre missive dans la prochaine édition de ce webzine.  
 
 
1. M. Mitchell Waldrop, Complexity: The Emerging Science at the Edge of Order and Chaos, New York: Simon and Schuster, Chapitre 4, 1992.  >>
2. Voir S. Rosen, « Austrian and Neoclassical Economics: Any Gains from Trade? », Journal of Economic Perspectives 11 (4): 139-152, 1997 et L. Yeager, « Austrian Economics, Neoclassicism, and the Market Test », Journal of Economic Perspectives 11 (4): 153-166, 1997.  >>
3. Paul Krugman, « Was it All in Ohlin? », paper written for the Centennial Celebration of Bertil Ohlin, Stockholm (http://web.mit.edu/krugman/www/ohlin.html), 1999.  >>
4. Voir notamment Ron Martin, « The New "Geographical Turn" in Economics: Some Critical Reflections », Cambridge Journal of Economics 23: 65-91, 1999 (http://econ.bu.edu/isp/s99/175.htm) et Brian J.L. Berry, « Déjà vu, Mr. Krugman », Urban Geography 20: 1-2 (http://www.vhwinston.com/ug/abstract/ad990101.pdf), 1999.  >>
5.David Pearce and R. Kerry Turner, Economics of Natural Resources and the Environment, Baltimore: The Johns Hopkins University Press, p. 36, 1990.  >>
  
  
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