Montréal, 14 octobre 2000  /  No 69
 
 
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Pascal Salin est Professeur à l'Université Paris-Dauphine.
 
OPINION
  
INSTAURER LE PLURALISME DANS L'ENSEIGNEMENT DE L'ÉCONOMIE
 
par Pascal Salin
  
  
          Les larges échos rencontrés par le débat actuel sur l'enseignement de l'économie(1) peuvent paraître surprenants dans la mesure où l'on pourrait croire qu'il s'agit là d'une question purement technique relevant des préoccupations d'un petit cercle d'initiés. En réalité ce débat est important, mais à condition de le restituer dans un contexte plus large.
 
          En effet, il dépasse le seul problème de l'enseignement de l'économie et il concerne plus généralement le problème majeur de la définition de la science économique et du rôle qu'elle peut jouer dans une société. Par ailleurs ce débat s'est focalisé sur un aspect du problème, à savoir la place qu'il convenait de donner aux mathématiques dans la science économique, alors qu'un débat méthodologique plus fondamental est en réalité sous-jacent. 
  
Une réaction saine et justifiée 
  
          Précisons-le tout de suite, la réaction vigoureuse exprimée par nombre d'étudiants et de professeurs à l'encontre d'une formalisation mathématique excessive nous paraît saine et justifiée. Mais il ne faudrait évidemment pas aller jusqu'à condamner l'emploi même des mathématiques en économie. Il a en effet permis des avancées significatives, aussi bien du point de vue purement théorique (que l'on songe par exemple aux contributions d'un Gérard Debreu ou d'un Maurice Allais) que du point de vue de l'économie appliquée (par exemple dans le domaine de la finance). 
  
          Ce qui est en cause ce n'est donc pas la formalisation mathématique, mais le caractère presque exclusif de celle-ci dans la formation et dans la recherche économique. Et cette situation est d'autant plus paradoxale que la formation économique française brillait il y a quelques décennies par son ignorance totale de la formalisation mathématique. Le remède a finalement été apporté, mais certainement en doses trop massives, de telle sorte qu'il convient de revenir à une situation plus équilibrée. 
  
          En effet le caractère scientifique d'une démarche intellectuelle ne réside évidemment pas dans l'emploi de certains instruments – et les mathématiques entrent dans cette catégorie – mais dans l'aptitude à effectuer un raisonnement de manière parfaitement rigoureuse. Mais encore faudrait-il distinguer deux types de rigueur: il y a la rigueur logique et la rigueur conceptuelle. La première permet de passer d'une proposition à une autre sans risque d'incohérence et les mathématiques sont, de ce point de vue, un instrument puissant. Mais encore faut-il savoir de quoi on parle, c'est-à-dire comprendre les concepts que l'on utilise, savoir les définir, les relier aux autres. 
  
          De ce point de vue, les mathématiques sont évidemment tout à fait impuissants. En mettant l'accent uniquement sur l'instrument – l'usage des mathématiques – dans la formation et l'enseignement on débouche effectivement sur une science purement formelle qui établit des relations entre des concepts dénués de sens. De là vient l'impression justement ressentie par beaucoup d'étudiants d'une science détachée du réel. On appelle alors économie ce qui n'est qu'un jeu formel de l'esprit. Aussi subtil, complexe et rigoureux soit-il, il ne permet pas de comprendre le monde où nous vivons. Bien pire même, cette prétendue science économique peut devenir une sorte de rite d'initiés où la complexité de la formalisation et le caractère ésotérique des mots utilisés sert surtout d'alibi scientifique et de protection à l'égard des autres.  
  
          Mais ce refus d'une formalisation excessive ne doit pas conduire à un refus de la théorie économique et c'est peut-être là que réside le danger et l'ambiguïté du débat actuel. En assimilant formalisation mathématique à théorisation et en refusant la première, on risque soit d'abandonner la démarche spécifique de la science économique au profit d'autres sciences que, pour notre part, nous considérons comme moins avancées (par exemple la sociologie ou l'Histoire), soit de se réfugier dans un pragmatisme flou et dans le refus de la théorie. Toute action humaine, en effet, est théorique, en ce sens qu'elle repose sur une interprétation, sur l'exercice de la raison, et c'est pourquoi il est erroné d'opposer la théorie et la pratique. Il n'y a rien de plus pratique que la théorie, puisqu'elle permet de comprendre la réalité, mais encore faut-il que la théorie soit précisément construite de manière à permettre cette compréhension. La vraie opposition est celle qui existe entre la bonne et la mauvaise théorie.  
  
Une méthodologie réductrice 
 
          C'est en ce point que s'insère le problème fondamental de la méthodologie. Car, de même que chacun fait de la théorie, même sans le savoir, chacun adopte une méthodologie, même sans l'expliciter. Une majorité d'économistes est fidèle à une méthodologie absolument identique à celle des sciences physiques et naturelles et que l'on peut, en simplifiant, placer sous le terme d'empirisme logique. La démarche scientifique consisterait à partir d'hypothèses théoriques non vérifiables (et qui peuvent donc être irréalistes) de manière à aboutir, par un raisonnement logique, à des propositions testables (« falsifiables » pour reprendre l'expression de Karl Popper). Cette démarche conduit naturellement à réduire la science économique à l'étude de ce qui est mesurable. 
  
          Mais la vie des êtres humains a une bien autre dimension: une grande partie de leurs objectifs sont purement subjectifs, incommunicables et changeants. Ce qui est mesurable – par exemple les prix de marché – ne constitue qu'un moyen pour atteindre ces fins personnelles. La méthodologie de l'empirisme logique est donc réductrice par rapport à la réalité de la vie humaine et sociale et elle ne permet pas de la comprendre véritablement. 
  
  
     « La solution ne consiste cependant pas à remplacer un monolithisme par un autre, mais à rendre possible la coexistence d'idées différentes et l'émulation constructive que le pluralisme fait nécessairement naître. »  
 
 
          C'est pourquoi une autre approche méthodologique – à laquelle nous adhérons – est possible et souhaitable. C'est celle qu'utilisent en particulier les économistes de l'« école autrichienne » (c'est-à-dire Carl Menger, Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, Murray Rothbard et bien d'autres). Cette méthodologie – dite de l'individualisme méthodologique (Murray Rothbard parle, pour sa part, d'a priorisme extrême) – consiste à partir de propositions générales et réalistes concernant la comportement des individus (par exemple la théorie de l'utilité de Carl Menger qui, à ce titre, peut être considéré comme l'un des fondateurs de la théorie économique moderne) et à en tirer de manière logique des propositions dont le caractère testable est sans importance: si les propositions de départ sont correctes et le raisonnement subséquent cohérent, les conclusions sont « vraies », même si on ne peut pas les vérifier. Il est alors évident que, dans cette perspective, le caractère mesurable des phénomènes économiques devient secondaire. 
  
Le monolithisme de la pensée française 
 
          Ce qui est grave dans la situation française actuelle de l'enseignement et de la recherche en économie, ce n'est pas tellement l'usage excessif des mathématiques que le monolithisme de la pensée. De ce point de vue, les initiateurs du débat actuel ont raison de dénoncer la suprématie de l'approche néo-classique, mais on fait une confusion phénoménale en prétendant que celle-ci est défendue par les libéraux. La défense du libéralisme ne peut pas et ne doit pas passer par les techniques de l'analyse néo-classique, parce qu'elle est réductrice et parce qu'elle prétend savoir ce que l'on ne sait pas (elle remplace les objectifs et les savoirs individuels par des concepts arbitraires mais mesurables). Certains prétendent qu'elle permet de démontrer la supériorité de l'économie de marché, mais l'économie de marché dont il s' agit est purement fictive et formelle. En réalité, l'analyse néo-classique constitue l'un des supports essentiels des défenseurs de la planification et des solutions collectivistes (voir également LES DIFFÉRENCES ESSENTIELLES ENTRE LES THÉORIES ÉCONOMIQUES AUTRICHIENNE ET NÉOCLASSIQUE, le QL, no 68).  
  
          Qu'il faille sortir de la « pensée unique » c'est certain. Mais pour aller où? C'est sans doute là que réside l'ambiguïté majeure du débat actuel. Car il semble que certains de ses initiateurs veuillent remplacer la théorie dominante par des approches plus historiques, plus sociologiques, plus descriptives, par l'étude de l'histoire de la pensée (éventuellement reconstruite). Nous pensons pour notre part qu'il y aurait là une formidable régression. Mais il serait par contre fructueux qu'une véritable concurrence puisse s'instaurer dans le domaine des idées et que chacun – enseignant ou étudiant – puisse exprimer et recevoir ce qui lui paraît le plus utile et le plus vrai . Il faut pour cela briser le monolithisme institutionnel de l'Université française (avec le monopole public de la collation des grades, la centralisation des décisions et des recrutements). Car la liberté intellectuelle n'est peut-être plus qu'une fiction dans l'Université française(2). 
  
          Ainsi, il existe dans le monde, en particulier aux États-Unis, une véritable explosion du courant « autrichien », mais celui-ci ne peut pratiquement pas trouver droit de cité dans l'Université française . En résumé, un certain nombre d'économistes – dont nous sommes – partagent avec les autres le sentiment qu'il existe un monolithisme intellectuel dangereux dans l'enseignement et la recherche économiques. La solution ne consiste cependant pas à remplacer un monolithisme par un autre, mais à rendre possible la coexistence d'idées différentes et l'émulation constructive que le pluralisme fait nécessairement naître.  
  
 
1. Voir en particulier les deux articles parus dans Le Monde du 13 septembre 2000, « Des universitaires demandent un débat sur l'enseignement de l'économie » et « S'il vous plaît...dessine-moi un modèle économique! » (par Pierre-Yves Geoffard).  >>
2. Le signataire de ces lignes l'a concrètement éprouvé lorsque son cours de « Système monétaire international » à l'Université Paris-Dauphine a été récemment supprimé du cursus des étudiants de maîtrise d'économie internationale, sous prétexte, selon le directeur de cette filière, que ce cours était « idéologique ». Pour prendre un exemple, démontrer qu'une banque centrale n'est pas nécessaire constitue une proposition « idéologique » dans l'Université française, alors que la proposition contraire ne le serait pas. La « chasse aux sorcières » existe bien.  >>
  
 
 
 
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