Montréal, 9 décembre 2000  /  No 73
 
 
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Jean-Luc Migué est Senior Fellow de l'Institut Fraser et président du Comité scientifique de l'Institut économique de Montréal.
 
ÉCONOMIE POLITIQUE
  
LA FUSION N'EST PAS LA SOLUTION,
C'EST LE PROBLÈME
 
par Jean-Luc Migué
  
 
          L'instinct centralisateur inhérent aux processus politiques n'affecte pas que les politiciens fédéraux; on l'observe tout aussi clairement dans les pratiques du gouvernement provincial vis-à-vis les administrations locales et urbaines. La consigne qui chez nous émane des cercles politico-bureaucratiques et médiatiques en matière d'organisation municipale est que le regroupement généralisé, c'est-à-dire la centralisation, s'impose. Le traitement à la mode proposé par les guérisseurs de service se définirait par le terme intégrationnisme.
 
          Dans les régions rurales, cette maladie s'appelle le fusionnisme, c'est-à-dire le regroupement forcé ou subventionné des paroisses aux villages, la plupart du temps contre le gré des communautés concernées. Dans les régions urbaines, le fusionnisme prend aussi la forme d'une recherche de concentration supplémentaire de pouvoirs dans des super communautés urbaines. 
  
Le problème urbain, maladie du guérisseur bureaucratique 
  
          Les modalités de ces tentatives de « power grab » centralisateur sont multiples et pas encore toutes définies. Tantôt, on propose la répartition régionale du fardeau fiscal et des équipements. C'est l'option retenue par l'administration Bourque dans un appel récent à l'alourdissement fiscal pour les banlieues, et par le maire de Québec, on ne s'en étonnera pas non plus. Tantôt l'intégrationnisme prend la forme d'implantation de super organismes centraux de prétendue harmonisation. Différentes versions de ce modèle sont proposées par le Groupe de travail sur Montréal (1993). Même l'Union des municipalités flirte avec le concept de mécanismes de concertation dans un rapport de 1995. Le plus explicite, et aussi le plus mauvais des projets, est l'intégration formelle des municipalités périphériques proposée par le gouvernement provincial. 
  
          Autre dimension importante du projet centralisateur avancé par le gouvernement en place: le délestage des fonctions, qui en principe doit présider à tout programme de décentralisation, se fait sans allégement correspondant du fardeau fiscal provincial. Le gouvernement provincial imite en cela la formule retenue par le « grand Satan » d'Ottawa. Ce qui équivaut donc à un alourdissement supplémentaire du fardeau fiscal dans un Québec déjà surtaxé et sur-réglementé. Ce qui signifie aussi que la résorption du déficit provincial se fait par l'alourdissement fiscal, plutôt que par la compression des dépenses. La démarche est louche. 
  
Nature et origine du problème urbain 
  
          Pour évaluer les dangers de ce modèle, il n'est pas superflu d'énoncer de nouveau la nature et l'origine de ce qu'on pourrait désigner comme le problème de fond des villes modernes, c'est-à-dire ce conditionnement qui sous-tend toutes les activités sectorielles des agglomérations urbaines: encombrement des routes et des rues, pollution, étalement excessif, infrastructures parfois excessives parfois défaillantes, etc. Le problème urbain découle de ce que, par la faute des politiques passées, on en est venu à omettre d'imputer aux utilisateurs bénéficiaires le vrai coût des services et des infrastructures locaux qu'ils consomment. Ce refus généralisé d'internaliser les vrais coûts s'est exprimé dans la pratique déchaînée et durable des subventions et des réglementations.  
  
          Voici une simple énumération d'interventions publiques qui, depuis près d'un demi-siècle, soustraient les résidents des villes, surtout les nouveaux venus, au fardeau de leurs décisions de s'installer dans un endroit ou dans l'autre: subventions à la construction domiciliaire (exonérations fiscales, SCHL dans l'après-guerre, subventions à la première propriété, acquisitions de sols à rabais par les municipalités, utilisation des RÉER pour le financement des hypothèques), réglementations et normes de construction dans les villes-centres, non tarification de la plupart des services et en particulier du transport routier, construction d'autoroutes et de voies d'accès aux frais de l'ensemble des contribuables plutôt que des utilisateurs, subvention aux services d'eau et d'égouts (réfection), dont le gadget fédéral d'infrastructures, subvention au transport en commun, généreuses subventions à l'élimination et au traitement des eaux, enseignement local subventionné à près de 100%, subventions aux activités culturelles locales, à la sécurité publique. 
  
          Quelle a été la conséquence première et incontournable de cette absurdité économique? On l'observe dans l'étalement arbitraire et excessif des agglomérations urbaines. Le phénomène d'étalement donne lieu à son tour à la demande excessive de services subventionnés à la périphérie, et à l'appel déclinant de services au centre. Une fois de plus, c'est donc l'intervention étatique, c'est-à-dire la politisation du développement urbain, qui a créé le problème. 
  
          Fidèle à sa tradition étatiste inguérissable, le Québec semble donc s'orienter vers l'amplification de ce travers historique qu'est l'intégrationnisme. Les intervenants soucieux du bien-être de la population opposeront une résistance inconditionnelle à cette vision cartésienne des choses. L'intégrationnisme, qu'il soit rural ou urbain, s'attaque aux conséquences plutôt qu'aux causes de l'étalement urbain. Il suscitera la fonctionnarisation accrue de l'administration locale et la monopolisation syndicale consécutive. Il implique contrôle central et uniformisé, distanciation accrue des commettants, alourdissement des coûts. Et surtout, il atténuera, quand il ne la supprimera pas, la nécessaire et souhaitable concurrence intermunicipale, qui sert aux citoyens d'instrument ultime de discipline de leur administration locale.  
  
Vérité des prix 
  
          Quels préceptes se dégagent de cette critique des pratiques passées? Comme personne ne connaît d'avance la solution optimale à toutes les dimensions de la vie urbaine, ce qui compte, c'est de mettre en place les mécanismes et les institutions qui fassent émerger spontanément les solutions voulues par la population. Quels sont ces mécanismes? 
  
  
     « Si les avantages de la fusion étaient si grands, les municipalités les auraient découverts avant eux. La seule contribution à attendre de Québec est l'implantation d'un cadre juridique général, qui laisse aux territoires locaux le loisir de se combiner comme ils l'entendent. » 
 
  
          Il y a d'abord ce que l'économiste désigne comme la vérité des prix. Dans un contraste radical avec les pratiques passées, l'aménagement institutionnel souhaitable aura pour effet de substituer les règles du marché au contrôle public du développement urbain. Comment traduire ce principe en pratiques concrètes? Les modalités en sont infinies et ne sont limitées que par l'imagination et l'entreneurship des décideurs. Elles supposent, bien entendu, que les gouvernements centraux de Québec et d'Ottawa renoncent à leur fausse générosité avec l'argent des autres.  
  
          Dans les activités qui sont du ressort direct des administrations locales et régionales, l'internalisation des coûts prendra la forme de pratiques variées, telle l'obligation pour les promoteurs immobiliers de faire des mises de  fonds de garanties pour l'aménagement futur de services publics. On pense entre autres au modèle des Land Use Contracts de la Colombie-Britannique des années 70 (remplacés depuis par les Development Permits). Le cadre juridique chez nous laisse aux administrations municipales le loisir d'emprunter ce mécanisme. Pour des raisons suspectes, ces dispositions sont restées à toutes fins pratiques lettre morte jusqu'à maintenant. 
  
          Parmi les autres instruments de responsabilisation à la disposition des administrations, on pourrait faire appel aux taxes ou tarifs à des utilisateurs spécifiques ou des quartiers. De nombreuses villes, dont la Ville de Laval, imputent déjà le transport de la neige et l'épandage d'insecticide à des rues et des quartiers particuliers. À ce sujet, il existe une variété particulière de tarification à laquelle les grandes villes ne pourront plus se soustraire longtemps, c'est la tarification du transport routier, des rues en général, des voies d'accès en particulier (exemples de la 407 à Toronto et autres autoroutes aux É.-U.). Le cauchemar des encombrements urbains tient directement et exclusivement à la gratuité des routes et des rues. La privatisation de nombreux services, dont la construction et la gestion d'immeubles d'hôpitaux, d'écoles, et en général le retrait de l'État de la production de nombreux services non publics constituent également des avenues d'expérimentation favorables à la vérité des prix. 
  
Une vraie décentralisation 
  
          Enfin et surtout, l'évolution vers la vérité des prix commande une rupture radicale avec la longue tradition centraliste québécoise, et l'évolution vers la décentralisation, la vraie. La décentralisation authentique s'inscrit en opposition au mouvement intégrationniste proposé par le gouvernement. En ce sens, la décentralisation est préalable aux autres aménagements institutionnels énumérés ci-dessus. C'est par elle que les forces en présence, c'est-à-dire la mobilité des ressources et la concurrence intermunicipale imposeraient l'internalisation des coûts aux administrations, faute de quoi les municipalités perdraient des ressources. C'est d'ailleurs pourquoi la décentralisation reste impopulaire auprès des politiciens, des bureaucrates, des médias et des groupes d'intérêt. Elle fait obstacle à la multiplication des faveurs politiques avec l'argent des autres. 
  
          La décentralisation authentique commande d'abord le délestage en faveur du niveau local de nombreux services et infrastructures aujourd'hui assumés par les gouvernements centraux (éducation, santé, voies publiques, etc.) et l'allégement correspondant du fardeau fiscal provincial. À cet égard, la réforme Ryan de 1991 (route, sécurité publique, transport en commun) n'était qu'une timide ébauche. La décentralisation authentique commande aussi l'allégement, souvent la suppression complète de cette multitude de dispositions juridiques qui habilitent le gouvernement central ou ses organismes à réglementer, normaliser, inspecter, contrôler ou approuver tous les aspects de la vie municipale, dont en particulier l'environnement. 
  
          Une autre condition incontournable à l'avènement d'un vrai système décentralisé consiste à réserver aux citoyens et aux quartiers le droit et le pouvoir de se fusionner à la municipalité, à la commission scolaire ou à la communauté urbaine de leur choix, mais surtout le pouvoir de s'en détacher sans attendre l'autorisation d'en haut. Par analogie avec la liberté d'entrer dans une industrie pour l'entreprise, les innovateurs et les nouveaux offreurs de services locaux doivent avoir le pouvoir de se constituer ou de se saborder pour répondre aux demandes changeantes de leurs commettants. En un mot, l'opposé de la pratique actuelle, fondée sur la planification centrale. 
  
          Dans cette perspective, il faut lire avec scepticisme les propos récents du maire de Québec, qui d'un même souffle appelle à « la reconnaissance de conseils de quartier, de municipalités de quartier, de structures qui permettent aux citoyens de s'occuper véritablement de leurs affaires », et en même temps supplie le gouvernement central de Québec de fixer d'en haut les contours de l'aménagement du territoire: C'est au gouvernement, selon lui, qu'il revient de déterminer que, dans la région de Québec, « il doit y avoir X municipalités... Même chose pour Montréal, pour chacune des villes centres... » 
  
          Ce double souhait est incohérent. Québec est incapable de se substituer aux gens du territoire et aux municipalités pour fixer leurs frontières, parce qu'il est incapable de savoir mieux que les parties en cause ce qui leur convient. Nonobstant les prétentions des politiciens, si les avantages de la fusion étaient si grands, les municipalités les auraient découverts avant eux. La seule contribution à attendre de Québec est l'implantation d'un cadre juridique général, qui laisse aux territoires locaux le loisir de se combiner comme ils l'entendent. 
 
 
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