Montréal, 9 décembre 2000  /  No 73
 
 
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Pierre Lemieux est économiste et écrivain. www.pierrelemieux.org
 
LEMIEUX EN LIBERTÉ
  
PRÉVISIONS POUR LE 21e SIÈCLE
 
par Pierre Lemieux
  
  
          Si les tendances actuelles se maintiennent, il est une prévision facile à faire pour le 21e siècle: la montée de la réglementation de la vie. Ce phénomène déjà observable passe inaperçu parce que certaines formes de réglementation du commerce ont été supprimées à l'échelle internationale au cours du dernier quart du 20e siècle – les contrôles des changes européens en sont l'exemple le plus frappant. Et parce que nous avons déjà commencé à nous habituer à ce que les activités de la vie courante tombent sous quelque réglementation ou contrôle.
 
L'État missionnaire 
  
          La montée de la réglementation s'était longtemps, en Occident, arrêtée aux frontières de la vie quotidienne – même si ces frontières n'étaient pas toujours nettes. Les dominos commencèrent à tomber quand, au 19e siècle, apparut l'idée du bien-être de la population comme mission étatique; il s'agit là, nous dit James Scott, d'une « transformation radicale » du rôle de l'État, qui devait mener à tous les extrêmes du modernisme, de Le Corbusier à Staline(1). Mais dans les pays libéraux du 20e siècle, une barrière demeurait: la présomption qu'une partie de la vie de l'individu n'avait pas de dimension sociale, et que le paternalisme coercitif relevait du totalitarisme. 
  
          À la fin du 20e siècle, l'État a obtenu ce qui lui manquait pour s'immiscer dans tous les domaines de la vie personnelle: une mission impérative de sécurité sanitaire. Tout ce que l'individu fait comporte un risque pour la santé-sécurité publique. Comme ce risque doit être minimisé, tout devient sujet à contrôle. Nous sommes entrés dans l'ère de l'État thérapeutique, qui redresse les idées (ce sont les « sensitivity courses ») et guérit(2). Mais d'abord, il contrôle. 
  
          Ainsi, le permis de conduire, adopté au début du siècle pour les véhicules automobiles, s'est érigé en modèle – même si, au Canada, on y a mis plus de temps que dans bien d'autres pays. Le règlement fédéral de 1999 « sur la compétence des conducteurs d'embarcations de plaisance » impose à tout résident canadien qui conduit une embarcation à moteur l'obligation d'une formation et d'un permis, qu'il doit évidemment porter avec lui. Les non-résidents au volant d'une embarcation doivent avoir une « preuve de résidence ». Autre acquisition récente: le règlement fédéral sur les petits bâtiments décrète que toute embarcation de plaisance d'une longueur de deux à six mètres (ou, si elle a moins de 2 mètres, qui peut être équipée d'un moteur) doit avoir à son bord « une ligne d'attrape flottante d'au moins 15 m de longueur […] une écope ou une pompe à eau manuelle munie […] une lampe de poche étanche […] un dispositif de signalisation sonore ou un appareil de signalisation sonore », etc. Bien sûr, la police est habilité à demandée au responsable de l'embarcation « des pièces d'identité ». 
  
          Le traitement des fumeurs fournit une autre illustration de la réglementation qu'appelle la mission de sécurité sanitaire. Des hommes en blouse blanche subventionnés déterminent que le tabac est dangereux pour la santé du fumeur. Rapidement, et sans justification scientifique, ils en font un problème environnemental de santé publique. L'État interdit la consommation de tabac dans tous les endroits privés auquel le public a accès, instituant un véritable apartheid légal contre les fumeurs(3). On invoque la santé des enfants pour pousser plus loin l'oblitération des espaces privés: deux experts canadiens en santé publique proposent d'obliger les médecins à dénoncer aux autorités les parents qui fument en présence de leurs enfants(4). Les prohibitionnistes prétendent même que les fumeurs, intoxiqués et dépendants, appellent l'intervention qui, dès lors, n'est plus coercitive mais thérapeutique.  
  
          L'État canadien affirme vouloir « dénormaliser » le tabac et les marchands de tabac(5). Tous les prétextes sont bons pour traîner les fabricants de cigarettes devant les tribunaux. Pas besoin d'être devin pour prévoir, au début du 21e siècle, sans doute aux USA d'abord, la première incarcération d'un dirigeant de l'industrie. 
 
  
     « Tout ce que l'individu fait comporte un risque pour la santé-sécurité publique. Comme ce risque doit être minimisé, tout devient sujet à contrôle. Nous sommes entrés dans l'ère de l'État thérapeutique, qui redresse les idées et guérit. » 
 
  
          Les fascistes sanitaires militent aussi pour le contrôle des armes à feu, qui finiront d'être interdites dans tous les pays occidentaux durant le premier quart du 21e siècle. La principale question est de savoir si cela provoquera une révolution aux États-Unis. Comment en serons-nous arrivés là? Les armes à feu ne sont utilisées que dans une petite partie des crimes violents(6) et causent très peu d'accidents. Au Canada, le gouvernement estime à trois millions le nombre de propriétaire d'armes à feu et à sept millions le nombre d'armes en circulation, et il faut peut-être multiplier ces estimations biaisées par deux ou par trois. Or, en 1997, il y a eu 1037 décès causés par armes à feu, dont 165 homicides (y compris 9 par des policiers), 45 accidents, et 815 suicides; 64% des homicides et 78% des suicides ont été commis avec d'autres moyens(7). 
  
          Le risque d'une arme à feu pour son propriétaire ou sa famille est tellement faible que les compagnies d'assurance ne s'enquièrent jamais de leur présence chez l'assuré. Pourquoi donc l'État voudrait-il en réglementer la possession ou le port chez les honnêtes gens? Parce qu'il est responsable de la vie et du bonheur de tous. Si on enregistre les automobiles et les embarcations de plaisance, ainsi que leurs propriétaires, il est normal de faire la même choses pour les armes. De plus, il arrive que des déséquilibrés, souvent même des enfants fréquentant les écoles de l'État, commettent des tueries. Celles-ci sont rarement commises avec des automobiles et des avions, ce qui changera après la prohibition complète des armes. 
  
          Le hic est que les armes servent parfois à la légitime défense. En fait, des études crédibles montrent que la disponibilité des armes pour les honnêtes gens diminue le nombre net de crimes violents(8). Pourquoi alors établir à leur encontre des contrôles sans commune mesure avec la réglementation des véhicules à moteur, et qui versent souvent dans la prohibition? Comment expliquer cette préférence perverse de l'État pour la sécurité des criminels plutôt que celle des honnêtes gens? Parce que l'État se veut le seul dispensateur de salut: appelez la police. Il déteste le sentiment de souveraineté individuelle que favorise la possession d'une arme. Et si l'État avait peur de ses sujets au début du 20e siècle, alors que les rumeurs de révolution servirent de prétexte aux premiers contrôles généralisés (1911 à New York, 1920 en Angleterre), il les craint bien davantage à l'aube du 21e. Et pour cause, car une minorité n'aimera pas ce qui s'en vient. 
  
À quand le permis pour parents? 
 
          Un cas paradigmatique l'illustrera: le permis de parent. Sous sa forme actuelle, l'idée a été lancée il y a 20 ans par Hugh LaFollette, professeur de philosophie à la East Tennesse State University, dans un article de Philosophy and Public Affairs(9). Ceux qui connaissent la littérature sanitaire ne seront pas étonnés d'apprendre que le Pr LaFollette s'oppose au droit de porter des armes(10) bien que, dans ce domaine, il soit plus modéré que les fascistes sanitaires canadiens ou français. Maintes fois repris dans des ouvrages de philosophie, de droit familial et d'« éthique environnementale », l'article de 1980 propose l'imposition d'une autorisation administrative aux individus souhaitant avoir des enfants. L’argumentation est sérieuse, posée, rigoureuse: puisque l’on accepte de soumettre à autorisation administrative des activités moins risquées, comme conduire une automobile ou exercer certaines professions, on doit admettre que les pouvoirs publics contrôlent la compétence des parents avant de les laisser faire et élever des enfants. Du reste, l'État le fait déjà pour l'adoption. Le bien de l'enfant l'exige et, devant les avantages de la formule, personne ne refusera les petits inconvénients qu'elle implique. La proposition de LaFollette a été reprise par plusieurs experts en santé publique dans le monde(11). 
  
          Certains se révolteront, mais ce sera une infime minorité, sans audience ni moyens ni confiance dans leur cause. La grande majorité des gens trouveront que les contrôles sanitaires sont nécessaires dans une société civilisée, et que les révoltés ont surtout besoin de services de réinsertion sociale ou de justice thérapeutique. La tyrannie sera douce et tranquille. Les flics porteront la blouse blanche. Il y aura des flambées de violence, mais elles seront sans objet, l'oeuvre de déséquilibrés. On se demandera pourquoi les enfants sont si violents. On sera en principe protégé contre tout, sauf contre la tyrannie administrative. 
  
  
1. James C. Scott, Seeing Like a State. How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed, New Haven et Londres, Yale University Press, 1998, p. 91.  >>
2. Voir Andrew J. Polsky, The Rise of the Therapeutic State, Princeton, Princeton University Press, 1991.  >>
3. Voir mon Tabac et liberté. L'État comme problème de santé publique, Montréal, Varia, 1997, ainsi que mes articles regroupés à www.pierrelemieux.org/re-smoking.html>>
4. Roberta Ferrence et Mary Jane Ashley, « Protecting Children from Passive Smoking », BMJ, vol. 321, no 321 (5 août 2000), p. 310-311; reproduit à www.bmj.com/cgi/content/full/321/7257/310>>
5. Santé Canada, Nouvelles orientations pour le contrôle du tabac au Canada. Une stratégie nationale, 1999, disponible à http://www.hc-sc.gc.ca/hppb/reduction-tabagisme/pdf/new_directions_fr.pdf>>
6. 4,1% au Canada en 1999, selon Statistique Canada, Le Quotidien, 18 juillet 2000, à http://www.statcan.ca/Daily/Francais/000718/q000718a.htm>>
7. Kwing Hung, Statistiques sur les armes à feu, Ottawa, Ministère de la Justice, mars 2000, tableaux 14 et 15. Les 12 décès manquant pour arriver au total de 1037 sont classés comme « indéterminée [sic] ».  >>
8. Voir, entre autres, John R. Lott, More Guns, Less Crime, Chicago, University of Chicago Press, 1998; et ma recension du Figaro-Économie du 5 février 1999, reproduite à www.pierrelemieux.org/artlott.html>>
9. Hugh LaFollette, « Licensing Parents », Philosophy and Public Affairs, hiver 1980, p. 182-197, disponible à http://www.etsu.edu/philos/faculty/hugh/Licensing.Parents.pdf>>
10. Hugh LaFollette, « Gun Control », Ethics, no 110 (janvier 2000), p. 263-281; disponible à http://www.etsu.edu/philos/faculty/hugh/gun.control.pdf.   >>
11. J'en ai fait état dans quelques articles dont « Le permis de parent », Le Québécois libre, 20 mars 1999; reproduit à www.pierrelemieux.org/ql-parents.html. Ce n'est que plus récemment que j'ai découvert les travaux précurseurs de LaFollette.  >>
 
 
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