Montréal, 9 décembre 2000  /  No 73
 
 
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Yvon Dionne est retraité. Économiste de formation, il a travaillé à la Banque du Canada puis pour le gouvernement du Québec. On peut lire ses textes sur sa page personnelle.
 
OPINION
  
LEÇONS DU PASSÉ:
VOYAGE AU BOUT DE L'ENFER
 
par Yvon Dionne
 
 
          Il m'arrive d'acheter des vieux livres. J'en ai même une petite collection. Leurs pages jaunies et souvent cassantes annoncent la découverte et suggèrent le respect. J'ai décidé de parler d'une de ces acquisitions même si ce livre est peut-être introuvable. C'est le récit d'un voyage du journaliste français Marc Chadourne au pays de Staline en 1931: L'URSS sans passion (Librairie Plon, 1932), donc avant les « révélations » de Khrouchtchev en 1956 et bien avant la publication du récent Livre noir du communisme qui a pu être écrit après que l'U.R.S.S. ait ouvert ses archives.
 
Au pays des Soviets 
  
          Plusieurs grandes idéologies totalitaires (religieuses ou politiques) ont leurs pages noires. Elles subordonnent toutes l'individu au collectif (nous avons à Québec et à Ottawa des apparatchiks au pouvoir qui partagent cette croyance mais qui n'en pèsent peut-être pas toutes les conséquences) et il fallait en 1931 un certain esprit critique et un sens de l'observation pour ne pas succomber à la désinformation et à la propagande. 
 
          « Sans passion », pourquoi? « Parce qu'en un pays où l'on ne peut passer quelques semaines ou quelques mois que sous le contrôle et la surveillance quotidienne de ciceroni chargés de vous montrer le pour à l'exclusion du contre, de vous en mettre, comme on le dit, plein les yeux, vous ne saisirez le contre, si l'envie vous en est laissée, que par surprise et malgré eux. C'est à quoi répond une organisation comme l'Intourist, agence de tourisme en U.R.S.S. et branche du Guépéou » [le Guépéou (G.P.U) a succédé à la Tchéka en 1922 et a été remplacé par le N.K.V.D. en 1934]. 
  
          Vous pouvez prendre des photos, certes, mais elles seront triées à la sortie et censurées. « Allez photographier une pauvresse qui tend la main. À Moscou un de mes amis s'y risqua. Il fut immédiatement appréhendé par un militionnaire au guet, entouré d'un attroupement agressif, mené au poste... » Si vous faites bande à part et que vous interrogez des citoyens, qui se savent eux-mêmes surveillés, vous risquez leur arrestation. « L'on me cita, à Tiflis [Tbilissi], le cas d'un brave Russe qui, ayant piloté de son mieux un journaliste américain, fut pour prix de ses services déporté en Sibérie. » 
 
          Au pays des Soviets, le mot liberté prend un sens orwélien. Il prend toujours un tel sens quand l'État contrôle un pourcentage important du PIB. « Le communisme abolit les frontières », dit une pancarte à la frontière. « Aimable formule... Nulle frontière n'est moins facile à franchir que celle-ci, pour sortir ou pour entrer. [...] Bien heureux les citoyens d'U.R.S.S. qui obtiennent de leurs maîtres licence de voyager. » Il en est encore ainsi pour les citoyens de Cuba, de la Chine et de plusieurs autres pays avec qui le Canada est de connivence. 
 
          Ce voyage se situe au milieu du 1er plan quinquennal de 1928 où tout est orienté en fonction du Plan. C'est une grande fourmilière où même l'art doit se soumettre aux besoins du plan quinquennal (le piatiletka) et du catéchisme officiel. À la différence d'une fourmilière toutefois, les chefs n'hésitent pas à tuer leurs fourmis. Mais qui décide du plan et comment la production, ainsi centralisée, peut-elle s'ajuster aux besoins? Les besoins ont été définis en fonction de l'industrialisation, non pas de la consommation individuelle -- qui est rationnée, et pas question de produire des bas de soie, des « instruments de perdition »! 
  
Un plan aussi parfait 
 
          Un plan, aussi parfait soit-il, ne pourra jamais remplacer cette bonne vieille « main invisible », où la demande vient directement des consommateurs, entreprises ou particuliers et où les prix ne sont pas artificiels et subventionnés. La planification a surtout produit des aberrations catastrophiques et on en a un petit exemple, ici au Québec, avec le système de santé quand on voit la ministre Marois, par exemple, être appelée à régler un problème de bain dans un hôpital de Québec! 
  
  
     « Et quand on ouvrait, et que, l'un après l'autre, ils venaient déposer le paquet pour leur parent, une fois sur quatre le garde faisait "non" du doigt. Ils savaient ce que cela voulait dire: l'homme fusillé dans la nuit... » 
 
  
          L'U.R.S.S. a fait venir plusieurs spécialistes étrangers, des ingénieurs en particulier, pour essayer de combler son retard technologique. Pendant que le pétrole de Bakou était rationné à Bakou même et vendu contre des tracteurs importés des États-Unis (et à partir de 1939 vendu aux nazis), ces spécialistes recevaient un traitement de faveur. Ainsi, ces délégués italiens traités au caviar et qui « apportaient à l'U.R.S.S. avec les vœux de l'industrie fasciste ses offres de service. [...] Au prix de la ration de pain ce devaient être des agapes fort coûteuses. L'on ne pouvait songer sans quelque commisération à ceux qui faisaient queue sur le trottoir, pas bien loin de l'hôtel où nous étions. » 
  
          Industrialisation impliquait pour les communistes la collectivisation des terres, donc le déplacement de millions de paysans (les koulaks) et de leurs familles. À vol d'avion, Chadourne raconte avoir vu des villages entiers rasés ou inhabités pour faire place aux grandes fermes collectives. Ce qu'il décrit de ses visites d'usines donne son vrai sens à la dictature du prolétariat: l'homme transformé en machine, qui ne pense qu'aux machines, qui ne vit que pour produire et qui ne peut même pas protester. « J'ai parcouru l'U.R.S.S. du nord au sud mais il est une chose que je n'ai jamais vue, ni sur les bateaux de vacances de la Volga, ni dans les tièdes villes du Sud, ni sur la plage de Bakou où les bains d'hommes et de femmes sont séparés, – la chose qui, en tout pays, résume la douceur et la beauté de vivre: un couple enlacé. » 
  
          Chadourne est impressionné par certains travaux (gigantesques pour l'époque), tels ces barrages hydroélectriques et ces villes qui naissent sur le modèle architectural... des ruches d'abeilles. Les communistes ont aussi inventé les camps de concentration, avant les nazis, ce que Chadourne devine quand il parle de trois millions de paysans déportés pour déboiser des terres en Sibérie. Les excuser en disant qu'il ne s'agissait que d'abus équivaudrait à absoudre l'idéologie collectiviste sans comprendre qu'elle conduit nécessairement à de tels abus. 
  
          En route vers la frontière polonaise, Chadourne relate ces propos d'un ingénieur allemand: « J'aime mieux chômer à Berlin que travailler ici – j'y laisse des amis. Écoutez... J'ai habité pendant deux ans à... (ici le nom d'une ville que la promesse faite ne me permet pas de citer) en face d'une prison. Et le coup d'œil que j'avais tous les matins de ma fenêtre était celui-ci: une queue de femmes, de vieux, d'enfants, devant la porte comme devant un magasin cent, cent cinquante, quelquefois plus. Avec de petits paquets de nourriture dans des foulards ou des mouchoirs, pour leurs maris, leurs frères ou leurs fils prisonniers. Ils attendaient quelquefois une nuit entière au froid. Et quand on ouvrait, et que, l'un après l'autre, ils venaient déposer le paquet pour leur parent, une fois sur quatre le garde faisait "non" du doigt. Ils savaient ce que cela voulait dire: l'homme fusillé dans la nuit... Vous comprenez leur enthousiasme... Ils n'ont pas le choix. » 
  
          De retour à Paris, Chadourne termine son livre en disant: « Je respirais. Est-il un autre air où des Français puissent vivre? – À la liberté! » 
  
Admirateurs de Staline 
 
          À la mort de Staline en 1953, il avait encore des admirateurs inconditionnels. Je vous cite un court extrait d'une homélie pour l'occasion de l'écrivain Louis Aragon, un défenseur du réalisme socialiste en littérature (entendez: du roman à thèse): « Hommes, tout simplement, nous lui devons d'avoir rendu au grand souci de l'homme sa place aux yeux de tous ceux que les sociétés inhumaines voulaient réduire au rôle de machine. Nous lui devons d'avoir pris la tête de la cause de tous les hommes, qui a deux noms: la Paix et le Bonheur. » 
  
          J'aurais pu donner des extraits plus lyriques, mais enfin... Chadourne avait démontré le contraire en 1932. Plusieurs sont encore hypnotisés par des idéologies qui s'apparentent au totalitarisme: ainsi, notre premier ministre provincial lorsqu'il prétend défendre l'intérêt général en imposant la fusion de municipalités, tous ses apparatchiks de la santé publique, tous les défenseurs de la loi C-68 sur les armes à feu, le collectif contre la pauvreté, le gouvernement québécois lui-même qui a un mépris viscéral de la protection des renseignements personnels, et j'en passe. 
  
          Ce n'est pas parce que Leni Riefenstahl (pour les nazis) ou Eisenstein (pour les bolchéviques) étaient de bons cinéastes que leurs régimes respectifs sont justifiés pour autant. Tout devait concourir à la justification de la cause. Ceux qui ne respectaient pas la ligne étaient ramenés à l'ordre, souvent brutalement. Ainsi, Aram Khatchaturian, ce compositeur soviétique d'origine arménienne a été violemment dénoncé en 1948 pour son « formalisme bourgeois » et ses « tendances antipopulaires ». 
  
          Si j'en parle ici, c'est aussi que mon épouse Claire (qui est infirmière) était sur le même avion que lui en janvier 1972, de Paris vers New York. Peu après le départ, l'équipage a demandé s'il y avait un médecin ou une infirmière à bord. Claire s'est présentée et a réalisé qu'il faisait une crise cardiaque; elle lui a fait prendre une pilule de nitroglycérine, ce qui l'a soulagé graduellement, et elle a été à ses côtés pendant les cinq heures du vol (à l'époque, la traversée n'était pas aussi rapide qu'aujourd'hui). Il avait bien sûr son escorte, peut-être là pour le surveiller (on ne laisse pas un tel homme se rendre seul à l'étranger...). Khatchaturian lui a envoyé sa photo dédicacée par la poste. Je montre, plus bas, un montage du recto et du verso sur la même photo. Il est l'auteur, en 1955, de Spartacus (une Suite pour ballet), un an avant que Khrouchtchev dénonce le stalinisme. La révolte des esclaves est un thème favori des marxistes mais Khatchaturian l'interprétait probablement dans un autre sens. 
  
 
  
 
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