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Montréal, 9 décembre 2000 / No 73 |
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par
Yvon Dionne
Il m'arrive d'acheter des vieux livres. J'en ai même une petite collection. Leurs pages jaunies et souvent cassantes annoncent la découverte et suggèrent le respect. J'ai décidé de parler d'une de ces acquisitions même si ce livre est peut-être introuvable. C'est le récit d'un voyage du journaliste français Marc Chadourne au pays de Staline en 1931: L'URSS sans |
Au
pays des Soviets
Plusieurs grandes idéologies totalitaires (religieuses ou politiques) ont leurs pages noires. Elles subordonnent toutes l'individu au collectif (nous avons à Québec et à Ottawa des apparatchiks au pouvoir qui partagent cette croyance mais qui n'en pèsent peut-être pas toutes les conséquences) et il fallait en 1931 un certain esprit critique et un sens de l'observation pour ne pas succomber à la désinformation et à la propagande. Vous pouvez prendre des photos, certes, mais elles seront triées à la sortie et censurées. Au pays des Soviets, le mot liberté prend un sens orwélien. Il prend toujours un tel sens quand l'État contrôle un pourcentage important du PIB. Ce voyage se situe au milieu du 1er plan quinquennal de 1928 où tout est orienté en fonction du Plan. C'est une grande fourmilière où même l'art doit se soumettre aux besoins du plan quinquennal (le piatiletka) et du catéchisme officiel. À la différence d'une fourmilière toutefois, les chefs n'hésitent pas à tuer leurs fourmis. Mais qui décide du plan et comment la production, ainsi centralisée, peut-elle s'ajuster aux besoins? Les besoins ont été définis en fonction de l'industrialisation, non pas de la consommation individuelle -- qui est rationnée, et pas question de produire des bas de soie, des Un plan aussi parfait Un plan, aussi parfait soit-il, ne pourra jamais remplacer cette bonne vieille « main i
L'U.R.S.S. a fait venir plusieurs spécialistes étrangers, des ingénieurs en particulier, pour essayer de combler son retard technologique. Pendant que le pétrole de Bakou était rationné à Bakou même et vendu contre des tracteurs importés des États-Unis (et à partir de 1939 vendu aux nazis), ces spécialistes recevaient un traitement de faveur. Ainsi, ces délégués italiens traités au caviar et qui Industrialisation impliquait pour les communistes la collectivisation des terres, donc le déplacement de millions de paysans (les koulaks) et de leurs familles. À vol d'avion, Chadourne raconte avoir vu des villages entiers rasés ou inhabités pour faire place aux grandes fermes collectives. Ce qu'il décrit de ses visites d'usines donne son vrai sens à la dictature du prolétariat: l'homme transformé en machine, qui ne pense qu'aux machines, qui ne vit que pour produire et qui ne peut même pas protester. Chadourne est impressionné par certains travaux (gigantesques pour l'époque), tels ces barrages hydroélectriques et ces villes qui naissent sur le modèle architectural... des ruches d'abeilles. Les communistes ont aussi inventé les camps de concentration, avant les nazis, ce que Chadourne devine quand il parle de trois millions de paysans déportés pour déboiser des terres en Sibérie. Les excuser en disant qu'il ne s'agissait que d'abus équivaudrait à absoudre l'idéologie collectiviste sans comprendre qu'elle conduit nécessairement à de tels abus. En route vers la frontière polonaise, Chadourne relate ces propos d'un ingénieur allemand: De retour à Paris, Chadourne termine son livre en disant: Admirateurs de Staline À la mort de Staline en 1953, il avait encore des admirateurs inconditionnels. Je vous cite un court extrait d'une homélie pour l'occasion de l'écrivain Louis Aragon, un défenseur du réalisme socialiste en littérature (entendez: du roman à thèse): J'aurais pu donner des extraits plus lyriques, mais enfin... Chadourne avait démontré le contraire en 1932. Plusieurs sont encore hypnotisés par des idéologies qui s'apparentent au totalitarisme: ainsi, notre premier ministre provincial lorsqu'il prétend défendre l'intérêt général en imposant la fusion de municipalités, tous ses apparatchiks de la santé publique, tous les défenseurs de la loi C-68 sur les armes à feu, le collectif contre la pauvreté, le gouvernement québécois lui-même qui a un mépris viscéral de la protection des renseignements personnels, et j'en passe. Ce n'est pas parce que Leni Riefenstahl (pour les nazis) ou Eisenstein (pour les bolchéviques) étaient de bons cinéastes que leurs régimes respectifs sont justifiés pour autant. Tout devait concourir à la justification de la cause. Ceux qui ne respectaient pas la ligne étaient ramenés à l'ordre, souvent brutalement. Ainsi, Aram Khatchaturian, ce compositeur soviétique d'origine arménienne a été violemment dénoncé en 1948 pour son Si j'en parle ici, c'est aussi que mon épouse Claire (qui est infirmière) était sur le même avion que lui en janvier 1972, de Paris vers New York. Peu après le départ, l'équipage a demandé s'il y avait un médecin ou une infirmière à bord. Claire s'est présentée et a réalisé qu'il faisait une crise cardiaque; elle lui a fait prendre une pilule de nitroglycérine, ce qui l'a soulagé graduellement, et elle a été à ses côtés pendant les cinq heures du vol (à l'époque, la traversée n'était pas aussi rapide qu'aujourd'hui). Il avait bien sûr son escorte, peut-être là pour le surveiller (on ne laisse pas un tel homme se rendre seul à l'étranger...). Khatchaturian lui a envoyé sa photo dédicacée par la poste. Je montre, plus bas, un montage du recto et du verso sur la même photo. Il est l'auteur, en 1955, de Spartacus (une Suite pour ballet), un an avant que Khrouchtchev dénonce le stalinisme. La révolte des esclaves est un thème favori des marxistes mais Khatchaturian l'interprétait probablement dans un autre sens.
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