Montréal, 9 décembre 2000  /  No 73
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
ÉDITORIAL
  
LES FUSIONS FORCÉES ET
LA TYRANNIE DÉMOCRATIQUE
 
par Martin Masse
  
  
          Depuis le début de la controverse entourant la réforme municipale de la ministre Louise Harel, une accusation spécifique envers le gouvernement provincial a été répétée à de très nombreuses reprises: celle qui veut que la décision d'imposer des fusions de municipalités à l'encontre de la volonté des résidents serait un geste « antidémocratique »
 
          Le gouvernement péquiste a pourtant bel et bien été élu selon une procédure démocratique imparfaite (obtenant une majorité de sièges avec une minorité des voix) mais légitime et acceptée de presque tout le monde. La constitution donne par ailleurs aux gouvernements provinciaux le pouvoir de structurer comme ils le veulent les administrations locales. Enfin, le processus d'adoption de la loi s'est déroulé selon les règles parlementaires habituelles.  
  
          Outre ce que peuvent nous dire les sondages, on ne sait pas exactement comment se prononceraient la majorité des Québécois ou même les citoyens de l'île de Montréal s'ils avaient à voter sur cette question lors d'un référendum. Il y a toutefois fort à parier que même à la suite d'un résultat positif, les minorités concentrées dans les villes appelées à disparaître continueraient de s'y opposer, nonobstant la volonté majoritaire de l'électorat.  
  
          Peut-on alors vraiment conclure que les fusions forcées sont un geste antidémocratique? Ou le problème n'est-il pas la démocratie elle-même? 
  
Démocratie mondiale 
  
          Laissez-moi vous raconter une petite histoire. Imaginez que l'ONU est devenue un véritable gouvernement mondial et qu'on vient de tenir des élections – suivant une procédure tout à fait régulière, sans aucune entorse à la démocratie – à l'échelle de la planète. Tout le monde est content, il n'y a plus de dictature nulle part, la volonté des citoyens est maintenant respectée partout et cette élection en est la preuve éclatante.  
  
          Le Bloc populaire chinois, après avoir reçu l'appui d'une très forte majorité de citoyens de la région sud-est du continent asiatique, contrôle 20% des sièges de l'Assemblée mondiale. Il réussit à former une coalition avec l'appui du Parti de la Renaissance indienne et de Démocratie islamique, deux autres partis régionaux dont les appuis électoraux sont concentrés en Asie et en Afrique.  
  
          Le nouveau gouvernement planétaire, à la suite de nombreuses études, commissions et consultations publiques, décide que la meilleure façon d'assurer une « équité fiscale » à l'échelle du monde est d'imposer une surtaxe de 33% sur les salaires de tous les travailleurs résidant dans les régions européenne et nord-américaine, où le niveau de vie est beaucoup plus élevé qu'ailleurs. Ces fonds iront à financer de multiples programmes de développement dans les régions défavorisées.  
  
          Un mouvement d'opposition émerge alors dans les régions qui seront taxées. Le ministre des Finances planétaire, Mohammed Machintruc, est cependant formel: « Il est inacceptable que des gens profitent plus des richesses de la planète sur la base de leur localisation géographique. Tout le monde a droit au développement, et cette surtaxe fera en sorte d'instaurer enfin une véritable équité fiscale entre les pays favorisés et les autres. »  
  
          Une délégation d'opposants de Chicago, Montréal et Madrid se rend au siège du gouvernement pour dénoncer la façon « antidémocratique » dont on impose cette nouvelle taxe. Mais le ministre de la Justice, Jiang Trucmachin, leur cloue le bec avec cette réplique: « Pendant la Révolution américaine, ils avaient raison de dire "No Taxation Without Representation". Mais aujourd'hui, vous avez un nombre de sièges proportionnel à votre population à l'Assemblée et vos représentants ont un vote comme tous les autres. C'est ça la démocratie, la majorité l'emporte. » L'Assemblée mondiale passe finalement outre aux protestations des Européens et des Nord-Américains et adopte son projet de loi. 
  
          Cette fable n'est pas aussi absurde qu'il n'y paraît. Évidemment, il n'y a pas encore de gouvernement mondial pour imposer de tels transferts de richesse ou une réglementation quelconque qui s'appliquerait sur l'ensemble du globe. Mais ce type de gestion « démocratique » existe déjà dans tous les ensembles politiques, à un degré plus ou moins important.  
  
          Ottawa siphonne par exemple la richesse de l'Alberta et de l'Ontario pour la distribuer au Québec et dans les provinces atlantiques. Au Canada comme aux États-Unis, le gouvernement fédéral impose des milliers de normes aux États et aux provinces et ceux-ci n'ont pas vraiment le choix de s'y conformer ou non. Ces gouvernements centraux sont pourtant élus par une majorité simple des électeurs, en fait une minorité assez insignifiante de la population totale si l'on tient compte des abstentions. Mais même si une majorité absolue, soit 50% +1 de l'ensemble des citoyens, les avaient élus, est-il acceptable qu'une moitié de la population impose ses convictions et ses intérêts à l'autre moitié?  
  
Décentralisation et concurrence entre les États 
  
          La démocratie est censée être un système qui permet à la volonté populaire de s'exprimer. Au contraire d'un régime autocratique, où un petit groupe de gens imposent leur volonté à tous par la force, un gouvernement démocratique tire sa légitimité de l'assentiment des gouvernés. Voilà pour la théorie.  
  
          En pratique, ceci ne s'applique sans trop de ratés qu'au niveau local, c'est-à-dire dans un système politique occupant un territoire géographique limité et regroupant une petite population. La raison en est bien simple. D'abord, les décisions prises par des petites entités politiques n'affectent qu'un nombre restreint de gens et pas des populations immenses. Les mauvaises décisions n'ont donc que des effets néfastes limités. Ensuite, même si le problème de la majorité simple ou absolue qui impose sa volonté aux autres se pose aussi dans ce cas, les citoyens qui ne sont pas contents ont au moins un recours ultime: ils peuvent déménager 
  
          Il est relativement facile de déménager, si l'on n'est pas satisfait des conditions de vie où l'on habite, d'une municipalité à une autre; il est plus difficile de déménager d'une province ou d'un État à un autre; changer de pays et de nationalité s'avère toutefois beaucoup plus difficile; enfin, si un gouvernement mondial imposait ses lois à l'échelle de la planète, un déménagement sur la Lune, Mars ou une station orbitale s'avérerait fabuleusement coûteux. Les petits États ont beaucoup moins de marge de manoeuvre que les gros lorsqu'ils tentent de taxer ou de restreindre la liberté de leurs citoyens. S'ils le font, ces derniers pourront en effet facilement s'en aller dans des endroits plus accueillants. Par contre, plus un pouvoir politique s'étend sur un vaste territoire, plus il sera difficile aux citoyens d'y échapper.  
 
  
     « Les petits États ont beaucoup moins de marge de manoeuvre que les gros lorsqu'ils tentent de taxer ou de restreindre la liberté de leurs citoyens. » 
 
 
          C'est pour cette raison que les libertariens défendent une décentralisation extrême des régimes politiques et préfèrent une situation de concurrence entre de petits États au pouvoir monopolistique d'un seul gros. Ce n'est pas non plus un hasard si les socialistes sont obsédés par la centralisation. Les diktats socialistes ne peuvent tenir que lorsque les citoyens ont le moins d'options possible pour y échapper. Au Canada, on constate sans surprise que le Nouveau Parti démocratique, un parti franchement socialiste, est le plus centralisateur; le Parti libéral du Canada, un parti social-démocrate, l'est aussi mais un peu moins; par contre, l'Alliance canadienne, le parti dont le programme se rapproche le plus des idéaux libertariens, prône une certaine décentralisation de la fédération.  
  
          En Europe, les socialistes appuient la construction d'un Super État européen et prônent l'« harmonisation » des politiques fiscales des États constituants. On comprend facilement pourquoi: sur un territoire où les gens, les entreprises et les investisseurs peuvent se déplacer à leur guise, les régions qui ont les impôts les plus lourds vont perdre du terrain au profit de celles qui ont des politiques fiscales plus avantageuses. La solution socialiste? Centraliser la prise de décision et imposer les mêmes impôts élevés partout! 
  
Les gros mangent les petits 
  
          Récapitulons. Plus un État est gros, plus nombreux seront les citoyens insatisfaits de ses décisions et plus il est vraisemblable que ses décisions réduiront la liberté, parce qu'il aura moins de concurrence et que ses citoyens auront moins le choix de voter avec leurs pieds. Le problème n'est pas l'absence de démocratie, mais plutôt la démocratie elle-même, ce système qui fait en sorte que c'est la volonté d'une majorité, simple ou absolue, qui devient la loi pour tous. Plus il s'applique à une large échelle, plus ce système risque de se transformer en tyrannie de la majorité. Si l'on veut protéger la liberté et le choix individuels, il faut donc s'assurer que plus un État ou un niveau de gouvernement est large, plus ses champs de juridiction sont limités. Les fédérations comme le Canada et les États-Unis par exemple devraient être le plus décentralisées possible, beaucoup plus qu'elles ne le sont actuellement.  
  
          Ces conclusions s'appliquent tout autant à la problématique des fusions forcées. En fusionnant les 28 municipalités de l'Île de Montréal, on réduit la liberté de choix des citoyens qui ont préféré vivre ailleurs que dans la Ville de Montréal; on réduit la diversité des administrations et des styles de gestion sur ce territoire; on rend plus difficile la possibilité de déménager pour ceux qui ne seront pas satisfaits de l'administration consolidée, qui n'auront alors plus d'autre choix sur l'île mais devront aller s'installer plus loin; et enfin, on augmente les pouvoirs du petit groupe de dirigeants, maires, conseillers et bureaucrates, de la future ville, qui pourront imposer leur vision sur l'ensemble du territoire et taxer les uns au profit des autres au nom de l'« équité régionale » si chère au maire Bourque.  
  
          L'un des groupes qui s'opposent aux fusions forcées se nomme Démocracité. La démocratie, en effet, s'exerce idéalement dans la Cité, le plus près possible du citoyen, parce que c'est le seul contexte où elle est compatible avec la liberté individuelle. En ce sens, la démocratie n'est pas un idéal politique à atteindre, elle n'est qu'un moyen imparfait de gérer les conflits de pouvoir. Ce n'est pas le respect de la volonté de la majorité qui devrait nous préoccuper, mais le respect de la volonté de chacun. Conséquemment, ceux qui luttent contre les diktats de notre gouvernement provincial devraient le faire au nom de la liberté des individus plutôt qu'au nom de la démocratie.  
  
  
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Le Québec libre des nationalo-étatistes  
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?
  
        « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »    

Alexis de Tocqueville   
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840) 

 
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