Montréal, 7 juillet 2001  /  No 85  
 
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Marc Grunert enseigne les sciences physiques dans un lycée de Strasbourg et anime le Cercle Hayek, consacré à la réflexion et à la diffusion du libéralisme.
 

 
 
 

 
LIVRE
 
LIBÉRALISME DE PASCAL SALIN
 
par Marc Grunert
  
  
     « Cette conception selon laquelle, sur la longue période, ce sont les idées (et donc les gens qui mettent en circulation les idées nouvelles) qui gouvernent l’évolution – et parallèlement la conception selon laquelle les cheminements individuels dans ce cours des choses doivent être orientés par un ensemble cohérent de concepts – ont depuis longtemps constitué une partie fondamentale du credo libéral. »
 
Friedrich HAYEK, La constitution de la liberté
 
  
          Le grand ouvrage de philosophie politique de Pascal Salin(1), Libéralisme, est paru en 2000 aux éditions Odile Jacob de Paris. La logique conceptuelle est sans doute l'originalité la plus forte de ce livre qui embrasse avec une cohérence cristalline tous les aspects du libéralisme. L'éthique, l'économie et la politique libérales sont traitées en forgeant des concepts précis, fondés sur une analyse réaliste de la nature humaine, et reliés logiquement: « Nous cherchons donc à mettre de l'ordre dans les concepts, écrit Salin, et à montrer ce qu'il peut y avoir de cohérent dans une position fondamentalement libérale. » (p.19) 
  
          Cette méthode se rattache clairement à l'épistémologie de Mises et de Rothbard (l'apriorisme extrême de Rothbard) et Salin noircit plusieurs pages pour justifier la nécessité d'une conversion épistémologique, préalable à la compréhension d'un libéralisme cohérent (non utilitariste). Cette insistance, qui peut paraître exagérée, est tout à fait justifiée en France où le keynésianisme et le holisme méthodologique (l'équivalent du collectivisme dans le domaine des concepts) dominent encore l'esprit des élites intellectuelles et politiques. S'attaquer à ce formatage de la pensée française c'est donc, très intelligemment, préparer un accueil favorable au libéralisme.
 
Un mal nécessaire 
 
          Hayek pensait qu'avant de voir s'imposer une idée il fallait que celle-ci se diffuse à partir des élites intellectuelles jusqu'à l'opinion publique en passant par les divers médias. Quant aux hommes politiques, en démocratie, ils ne font que recueillir les idées majoritaires pour les traduire en actions politiques (et d'un point de vue subjectif, pour être élus, évidemment!). Ce processus de diffusion est lent, Hayek comptait en décennies. Et Pascal Salin ajoute une pierre angulaire à l'édifice intellectuel susceptible de permettre un jour aux idées libérales de s'imposer en France. Son livre est strictement sans équivalent en France, tant par sa qualité que par son contenu, que l'on peut qualifier de libertarien dans la mesure où Pascal Salin ne considère plus l'État comme un « mal nécessaire » mais comme un mal dont on peut raisonnablement concevoir la disparition. Malgré l'aspect utopique que revêt cette idée, le livre de Pascal Salin peut aussi être lu comme un guide pratique pour un politicien subitement saisi par l'hérésie libérale tant il rentre finement dans les détails techniques de la logique d'une société de marché. J'oserai même dire que tant par sa structure argumentative que par son contenu à la fois conceptuel et pratique, cet ouvrage pourrait se sous-titrer ainsi: La Constitution de la liberté 40 ans après. 
  
          Le livre de Pascal Salin(2) se décompose en cinq parties. La première partie est principalement théorique, quoique toujours agrémentée d'exemples et de références historiques. Au terme de cette partie s'impose l'idée d'un libéralisme éthique ou humaniste fondé sur les trois piliers suivants: liberté, propriété et responsabilité, dont l'analyse fait l'objet de la partie suivante. 
  
          La troisième partie, « coopération et conflit », démontre la supériorité d'une économie de marché libre c'est-à-dire de la coopération volontaire par rapport à la contrainte étatique. « Désétatiser » l'économie par des privatisations bien conduites s'inscrit donc en premier point de l'agenda libéral. Salin, qui est économiste, applique constamment la théorie économique pour analyser des problèmes précis, qu'il s'agisse de questions sociales ou de questions strictement économiques. Mais là encore il faut insister sur le fait – et cela vaut pour l'ensemble du livre – qu'il ne nous accable pas de considérations techniques fondées sur des agrégations de données statistiques (PIB, PNB, etc.) mais propose à notre intelligence un raisonnement logique, déductif, bâti sur des concepts simples déduits d'une analyse réaliste de l'action humaine, compréhensible par tous. Cette démarche conceptuelle et « individualiste » est la forme permanente de toutes les démonstrations, nombreuses, qui donnent à cet ouvrage une consistance sans égale et une grande accessibilité à tout lecteur disposé à exploiter au maximum ses ressources intellectuelles naturelles. 

          Cette troisième partie est donc un véritable agenda libéral à l'usage des politiciens qui auraient la sagesse d'accepter de devenir inutiles après avoir dépolitisé la société (comptons bien sûr plutôt sur leur sens avéré de l'intérêt personnel, le jour où les électeurs en auront assez de payer des impôts pour obtenir des services plus chers et moins bons que ceux que pourrait fournir le marché!). Le principe de cet agenda réside dans la « désétatisation » de l'ensemble de la société, afin de « rendre pouvoirs et responsabilité aux individus ». Pascal Salin rentre dans le détail du processus de privatisation qui est nécessaire et a été entrepris par divers pays qu'il cite en exemple (les réformes réussies du système de retraites au Chili, la libéralisation de l'économie en Nouvelle-Zélande débouchant sur un redressement social et économique fulgurant). 
  
          Dans la quatrième partie, Salin élargit le domaine d'application du principe de la responsabilité individuelle aux questions sociales les plus urgentes: l'immigration, la sécurité sociale ou la défense de l'environnement. Il est ainsi montré que le libéralisme utilitariste (la liberté est bonne parce qu'elle est socialement utile) et le libéralisme éthique (la liberté qui découle de la propriété de soi est une valeur en soi, sans considération des conséquences) se réconcilient dans la pratique. Ce qui n'est rien d'autre que logique dans la mesure où la liberté, la propriété et la responsabilité individuelles découlent des nécessités inhérentes à la nature humaine. Or celle-ci ne saurait se mettre en contradiction avec elle-même, c'est-à-dire avec ses propres fins, sans conduire l'humanité à sa perte (et c'est bien le sort de tout collectivisme pur). S'agissant de la question de l'immigration, Salin critique l'étatisation de la nation. La nation résulte d'un sentiment d'appartenance à une communauté et ne s'identifie pas à l'État. Mais l'usage d'abstraction pour désigner les nations (la France, etc.) conduit à l'idée que la nation appartient à l'État. L'utopie libertarienne est dès lors une référence indispensable, comme cadre de pensée où l'espace serait « structuré en un nombre immense de copropriétés que l'on peut appeler nations ». 
  
          La cinquième partie (« Les États, pourquoi? ») termine le livre en apothéose libérale, libertarienne devrais-je dire puisque l'État est clairement désigné comme un « ennemi ». Salin réaffirme et démontre l'inanité de toute politique économique et l'incompatibilité de l'impôt et de la société de liberté. Tout cela n'est évidemment pas nouveau mais la clarté et la cohérence de l'argumentation nous font redécouvrir ces vérités, et les révèlent aux Français. 
  
          Les sections suivantes sont consacrées à quelques thèmes qui permettent de donner un aperçu partiel mais précis du contenu du livre et de restituer l'argumentation de Pascal Salin. 
  
L'humanisme libéral 
  
          La thèse soutenue par Pascal Salin est annoncée sans détour: le libéralisme n'est pas « un » humanisme mais L'humanisme. Encore une fois, il s'agit de simple logique. Une chose et son contraire ne peuvent pas être identiques. À ce théorème de logique s'ajoute celui-ci qu'une chose ne peut pas être à moitié identique à une autre. Si le libéralisme est un humanisme alors il est l'humanisme et rien d'autre de différent ne peut l'être. Toute la question réside alors dans la définition de l'humanisme mais aussi dans l'enjeu de cette identité de l'humanisme et du libéralisme. L'enjeu est évident. Il s'agit de retourner l'accusation contre le socialisme: ce n'est pas le libéralisme qui est « inhumain » ou « sauvage » mais le socialisme et son corollaire, la contrainte étatique, qui le sont. Quant à l'humanisme, sa définition repose sur la distinction entre une société où le collectif est sacralisé, l'individu étant réduit à « zéro » et une société où l'individu est l'« infini », souverain, l'humanisme correspondant évidemment au deuxième type de société. 
  
          Ainsi, le libéralisme, qui sacralise l'individu, « est inspiré par une métaphysique et une éthique, comme on peut facilement s'en convaincre par la lecture de nombreux auteurs libéraux ou libertariens (Murray Rothbard, Frédéric Bastiat, Ayn Rand, ou même Friedrich Hayek) ». (p.23) Pour caractériser l'anti-humanisme collectiviste Salin expose le concept hayékien de « constructivisme ». On doit être redevable à Pascal Salin de l'introduire avec insistance dans la pensée politique française. Le constructivisme réside dans cette attitude intellectuelle qui consiste à concevoir une société humaine comme s'il s'agissait d'une mécanique que l'on peut fabriquer à partir d'un plan. Il constitue l'essence même de l'étatisme qui est, en France, la grande tradition de pratique politique du XXe siècle. 
  

     « À l'aube du XXIe siècle, le seul vrai et grand débat est celui qui doit opposer les défenseurs d'une vision humaniste du libéralisme aux constructivistes de tous partis et de toutes origines intellectuelles. »
 
          Cette ambition de modifier l'état de la société en agissant par la contrainte, en imposant à tous les individus des objectifs qui seraient ceux de « la société » (la croissance, la santé, la sécurité sociale etc.) relève finalement d'une prétention à l'omniscience. « C'est la présence de cette prétention inouïe qui permet de comprendre cette combinaison a priori étrange de deux traits de mentalité que l'on rencontre chez les constructivistes, en particulier socialistes. Ils cultivent en effet à la fois l'illusion lyrique, celle de la société libre et solidaire, celle de l'homme nouveau et de la fraternité – et la sécheresse technocratique, celle du Plan, des actions concertées, des ZAC, des ZUP et autres ZAP. C'est la recherche d'une société idéale, mais conçue par des esprits qui se croient supérieurs et parés de cette vertu suprême d'avoir été élus démocratiquement ou, tout au moins, d'avoir été nommés par des élus. C'est en France la symbiose parfaite des énarques et des politiciens, les uns choisis pour leur capacité à défendre la caste dirigeante, à assimiler son langage et ses codes, les autres élus pour leur capacité à promettre un monde meilleur. » (p.28) On comprend aussi que c'est cette illusion constructiviste qui conduit à accuser le marché d'être « myope » et à lui préférer les « hommes d'État », censés voir au loin le Bien de la Nation, et les experts censés être « désintéressés ». 
  
          Une fois le constructivisme dénoncé comme anti-humaniste c'est-à-dire réduisant finalement l'individu au statut d'« homme-boulon », Pascal Salin s'emploie à ressusciter la tradition libérale française, celle des grands économistes de Turgot à Say et Bastiat. Or le positivisme inductiviste a ruiné cette tradition en imposant une méthodologie calquée sur celles des sciences physiques(3) et a condamné le libéralisme « scientifique » à s'enfermer dans une logique utilitariste. C'est donc ainsi que « d'un libéralisme humaniste, fondé sur des principes, on est passé à un libéralisme purement instrumental, fait de morceaux juxtaposés ». (p.45) Le plus éminent représentant français de ce libéralisme utilitariste et mathématisé est Maurice Allais que Salin oppose à Bastiat, qui conciliait l'utilitarisme – la liberté des échanges satisfait mieux les besoins que la contrainte étatique – et l'humanisme libéral selon lequel « la liberté des échanges est un aspect de la liberté individuelle. La protection est donc une spoliation. » (p.49) Salin consacre plusieurs pages à Bastiat, dont les oeuvres sont quasiment introuvables dans les librairies françaises, alors qu'elles ont toujours été des classiques chez les anglo-américains. 
  
          Le positivisme ayant fait son oeuvre, c'est à l'école autrichienne d'économie que revient le mérite d'avoir su proposer une méthodologie concurrente faisant des interactions individuelles et des valeurs subjectives des individus le point de départ de toute explication des phénomènes humains. Alors que les libéraux utilitaristes(4) ont déserté le terrain éthique et philosophique, les libéraux de l'école autrichienne vont le reconquérir progressivement avec Mises, Hayek et Rothbard(5). Et il n'est pas étonnant que ce soit un Français, Pascal Salin, se rattachant explicitement à cette tradition intellectuelle, qui invite les lecteurs français, et les autres, à abandonner une conception sèche et pragmatique du libéralisme pour renouer avec un humanisme libéral fondé sur une vision à la fois politique, économique et éthique, tous ces aspects étant en même temps indissociables et irréductibles. Cette renaissance du libéralisme authentique, humaniste, est élevée à la dimension d'un enjeu historique particulièrement dramatique. « À l'aube du XXIe siècle, le seul vrai et grand débat, affirme Pascal Salin, est celui qui doit opposer les défenseurs d'une vision humaniste du libéralisme aux constructivistes de tous partis et de toutes origines intellectuelles. » (p.60) 
  
          Les trois valeurs cardinales de ce libéralisme éthique, la liberté, la propriété et la responsabilité individuelles, sont elles-mêmes indissociables et irréductibles. Nul bonheur individuel durable ne saurait se construire par la coopération humaine si les individus eux-mêmes, ou ceux qui prétendent les servir, ne s'y réfèrent pas sans cesse. La suite de l'ouvrage de Salin consiste à montrer comment ces valeurs, prises à part, se déduisent mutuellement l'une de l'autre. 
  
La démocratie, l'espace public et l'espace privé 
  
          Sans propriété individuelle il ne saurait y avoir de liberté individuelle. Or, comme le rappelle Salin dans la lignée de Locke, « si l'on admet qu'un individu est propriétaire de lui-même, c'est-à-dire qu'il n'est pas esclave d'autrui, on doit bien admettre qu'il est propriétaire des fruits de son activité, c'est-à-dire de ce qu'il a créé par l'exercice de sa raison (…) La reconnaissance de la nature humaine d'un individu implique la reconnaissance de ses droits de propriété sur ce qu'il a créé. » (p.66) Le capitalisme n'est pas autre chose que le régime économique où les droits de propriété légitimes sont respectés. C'est donc aussi le régime de liberté totale, c'est-à-dire où l'absence d'agression des droits de propriété est totale(6). Toute appropriation par la contrainte, illégale (le vol) ou légale (la spoliation étatique), est dès lors illégitime. 
  
          Se pose alors crûment le problème de la démocratie car l'État démocratique exerce (comme tout État) un pouvoir de contrainte fondé sur le principe de la majorité. La démocratie est sacralisée, avec de bonnes raisons historiques dans la mesure où elle a été la seule alternative aux dictatures et aux totalitarismes qui ont ensanglanté le XXe siècle. Mais depuis le temps où Karl Popper ne reconnaissait comme seul mérite à la démocratie que celui d'éviter la tyrannie et le bain de sang, la démocratie sociale s'est développée à un point tel que la liberté est désormais menacée par la démocratie elle-même. De plus, les sociaux-démocrates, plus attachés à l'égalité qu'à la liberté, ont bien compris tout l'intérêt qu'il y a à promouvoir le terrorisme intellectuel du « tout démocratique ». Car s'il « n'y a pas de relation automatique entre démocratie et liberté », la démocratie peut bel et bien devenir le cheval de Troie du socialisme en réalisant la socialisation progressive de la propriété privée, et la dissolution consécutive de la liberté et de la responsabilité individuelle. Et c'est évidemment ce qui est entrain de se produire. 
  
          Le principe de la démocratie réelle réside dans un système représentatif où « les citoyens élisent à la majorité des voix des représentants qui décident eux-mêmes à la majorité des voix » selon l'équation un homme/une voix. Pascal Salin démontre sans difficulté que la loi de la majorité n'a aucune raison logique de produire un état de Droit et même qu'il est dans la logique de l'État démocratique d'étendre le champ de son pouvoir sous l'effet du marchandage perpétuel auquel se livrent les politiciens pour être élus. Or pour paraphraser Karl Popper, ce qui est vrai en logique, est vrai dans la réalité. Ainsi, « un pays comme la France peut être défini comme un pays démocratique dans lequel il n'existe qu'un degré limité de liberté individuelle. » (p.103) 
  
          L'État démocratique n'engendre pas naturellement un état de Droit et ne peut pas non plus trouver sa légitimité dans la fiction d'un « contrat social ». Celui-ci, pour être valide, devrait être renégocié à chaque instant, chaque fois, en fait, qu'un nouveau titulaire des Droits entre dans la juridiction de l'État, parce qu'« aucun de nous ne peut se satisfaire d'un contrat implicite qui aurait été signé par de lointains ancêtres et que personne n'a jamais vu. » (p.105) Si donc, poursuit Salin, l'État ne peut pas fonder sa légitimité sur un acte de volonté libre, il est illégitime. Pour redevenir légitime (et par conséquent une sorte d'association par consentement unanime) il doit accepter « le droit d'ignorer l'État » (Spencer). « Si n'importe qui pouvait se retirer de l'État sans demander la permission des autres – puisque personne n'est l'esclave de personne dans une société libre – les procédures effectives de décision publique – par exemple le fait que le système soit démocratique ou non – seraient relativement sans importance: la sélection naturelle par la concurrence, chère à Friedrich Hayek, assurerait que les mauvaises organisations ne pourraient pas durer longtemps. Mais il n'en n'est pas ainsi, de telle sorte que le contrat initial comporte un élément d'esclavagisme. L'État reste une organisation fondée sur la contrainte et aucun système démocratique ne peut donc respecter les droits individuels, c'est-à-dire le droit de tout individu à utiliser sa propre raison dans la poursuite de ses propres intérêts. » (p.106) Cet argument de la contrainte étatique est l'argument fatal de Pascal Salin. La coercition décrédibilise l'État du point de vue d'une éthique de la liberté et de celui du bon fonctionnement de la société. Salin n'aura de cesse, dans la plus pure veine hayékienne, de démontrer la supériorité de l'ordre spontané sur l'ordre social décrété. 
  
          Malgré toutes ces critiques, Pascal Salin n'est pas un abolitionniste forcené. Il reste convaincu que si le dépérissement de l'État est hautement souhaitable, il faut, dans l'immédiat, viser à limiter la démocratie, entendue comme un processus décisionnel fondé sur le principe majoritaire et s'exerçant sur l'espace public. En effet, si celle-ci « constitue un progrès important par rapport au système autocratique » elle n'en représente pas moins « une régression formidable de la liberté lorsqu'elle réduit le marché libre ». 
  
          Comment limiter le pouvoir démocratique? En contrôlant davantage le gouvernement, en limitant son champ de compétence et son pouvoir d'édicter des règles. Le contrôle démocratique (l'élection) n'est pas suffisant car ce contrôle « externe » ne s'exerce que de manière discontinue. Il est insuffisant à engendrer la « discipline de la responsabilité » que produit la concurrence dans le cas du marché libre. La concurrence, définie comme liberté d'entrer sur le marché, exerce une pression permanente sur les producteurs. Ce n'est pas le cas de l'élection. « Il faudrait donc poser en principe que la démocratie n'est pas le seul système de contrôle du gouvernement et rechercher dans quelle mesure le système de contrôle par la concurrence pourrait être substitué au système de contrôle par la démocratie. On pourrait atteindre un résultat de ce type si tout citoyen qui y aurait intérêt pouvait en appeler aux tribunaux pour démontrer que le monopole public dans telle ou telle activité n'a pas de justification et que lui, ou un autre, peut faire mieux. Si un tel principe constitutionnel existait, il serait difficile pour un gouvernement de maintenir son monopole (...) » (pp.110-111). Mais cela suppose la redéfinition de « quelques grands principes indiscutables » du Droit et l'abandon du positivisme juridique qui a engendré « un ensemble législatif totalement arbitraire » et « une guerre juridique de chacun contre chacun, le juge quittant nécessairement son rôle traditionnel consistant à dire le Droit, pour devenir partie prenante dans les rapports de force. » (p.117) 
  
          C'est donc la voie hayékienne qui est revisitée par Pascal Salin. Un constitutionalisme fort, reposant sur quelques principes fondamentaux, doit pouvoir produire un état de Droit et limiter ainsi l'intervention arbitraire du gouvernement. La conjonction de trois types de contrôle indépendants garantira ainsi le droit de tous les citoyens d'agir comme bon leur semble tant qu'ils n'agressent pas les Droits d'autrui. « Le système de contrôle démocratique du gouvernement, le système de contrôle non démocratique des tribunaux, le système non démocratique de la concurrence coopéreraient mieux ainsi en vue d'un même objectif, l'instauration d'une société libre. » (p.111) À cela s'ajoute toutefois une condition supplémentaire, du moins en France, à savoir mettre fin à « l'irresponsabilité institutionnelle » due à l'indépendance des institutions vis-à-vis de tout type de contrôles. 
  
          On se rengorge volontiers en France de l'indépendance des juges. Mais on confond indépendance et irresponsabilité. Il en va exactement de même s'agissant des institutions chargées dépolitiser certaines décisions dans le domaine monétaire (indépendance des banques centrales) ou audiovisuel (indépendance du CSA). « Être indépendant, explique Salin, c'est n'avoir de compte à rendre à personne. Être responsable c'est supporter soi-même les conséquences de ses actes. » (p.114) Or les juges peuvent donner libre cours à leurs préjugés sans rendre de comptes, particulièrement lorsqu'ils commettent des erreurs ou des abus de pouvoir. « Protégé de manière absolue par le monopole étatique de la justice, protégé de la critique par l'interdiction de contester une décision de justice, le juge peut suivre son humeur et prendre des décisions arbitraires. » (p.117) 
  
Une discipline de la responsabilité 
 
          Rétablir une discipline de la responsabilité pour chaque institution et, de manière générale, restaurer la responsabilité, tel est l'objet de la quatrième partie du livre dans laquelle on retrouve le thème de la démocratie. 
  
          La responsabilité naît de la propriété. Salin compare le système de la propriété collectivisée et celui de la copropriété. La collectivisation de la propriété non seulement n'est pas légitime car elle résulte de la contrainte directe (expropriation) ou indirecte (impôts) mais elle engendre une indéfinissable responsabilité collective. Quant à « l'intérêt général » au nom duquel on fait prévaloir les « droits » du groupe sur les Droits de l'individu, « il n'existe pas et ne constitue rien d'autre qu'un alibi pour satisfaire les uns aux dépens des autres ». Dans le cas de la copropriété, la responsabilité est individuelle et la liberté de « sortie » existe alors que dans le cas de la propriété collectivisée la liberté de sortie n'existe pas et « ceux qui décident ne supportent que partiellement les conséquences de leurs décisions, dans la mesure où ils ne sont pas nécessairement propriétaires. Ils sont donc largement irresponsables. » (p.261) 
  
          C'est ici que Salin reprend le fil de la démocratie car, pour lui, « la copropriété repose aussi sur des règles démocratiques, mais celles-ci sont cohérentes avec la reconnaissance des droits de propriété » alors que l'« on considère comme normal à notre époque d'imposer à tout le monde la version abâtardie de la démocratie, à savoir la règle un homme, une voix. » (p.262) Or cette règle ne respecte pas les droits individuels de propriété. Alors que le monde est en grande partie divisé en collectivité publique, où les droits de propriété ne sont pas respectés et où les décisions ne sont pas prises par ceux qui en subissent les conséquences, Salin imagine une planète constituée d'une multitude de copropriétés. « Chacune d'entre elles déciderait librement de ses propres règles de décision. Leurs membres y deviendraient propriétaires librement, passeraient à leur gré de l'une à l'autre – ce qui, au demeurant, ferait perdre tout sens à la notion d'immigration – et accepteraient librement de se soumettre aux décisions collectives prises conformément aux règles communes. » 
  
          Ce mode d'organisation collective spontanée, où la règle générale est le respect de la propriété d'autrui, correspond à une forme de démocratie vers laquelle on doit tendre si l'on vise réellement une société pacifiée, prospère et civilisée. On peut donc dire que Pascal Salin ne renie pas la démocratie, mais il la reformule de telle manière qu'elle ne ressemble plus guère à celle que l'on connaît. Ainsi, la « désétatisation » s'applique-t-elle aussi à la démocratie et elle conduit à un système de copropriétés où les décisions collectives sont prises par des individus responsables et instituant eux-mêmes un processus de décisions collectives et un système de droit. La contrainte étatique disparaîtra du fait du caractère contractuel de la copropriété et du droit de sortie du système (en vendant sa propriété). Cette conception de l'ordre social nous amène à une question politique cruciale aujourd'hui. Faut-il se défendre contre la mondialisation de l'économie et celle des droits de propriété en fondant des entités politiques intégrés? 
  
Mondialisation ou intégration régionale? 
  
          Pour les Européens, il s'agit d'une question cruciale au moment où la construction politique européenne passe par une de ses phases les plus constructivistes: la monnaie unique(7). 
  
          Pascal salin dénonce l'intégration politique européenne qui est devenu « un tabou indiscutable ». « Il est mal vu d'être un mondialiste c'est-à-dire un cosmopolite apatride ». Les hommes politiques rationalisent leurs motifs personnels (l'accroissement de leur pouvoir) par une argumentation pseudo-économique selon laquelle un marché régional organisé est préférable au marché mondial désorganisé. « Ces arguments sont évidemment faux, écrit Salin, pour quiconque a compris les bases élémentaires de la science économique, mais ils sont généralement admis. En réalité, la véritable opposition n'est pas celle qui existe entre l'intégration régionale et la mondialisation, mais entre la liberté et l'interventionnisme. » (p.450) L'expression même de marché « organisé » n'est qu'un euphémisme qui signifie la primauté du « tout-politique », or, comme le dit Salin en une formule saisissante: « là où la politique avance, la liberté recule ». 
  
          À l'organisation constructiviste d'un marché régional sous la coupe d'une structure politique très intégrée s'oppose le principe de l'avantage comparatif que le professeur Salin nous explique très pédagogiquement en le déduisant tout simplement de la rationalité humaine. Salin se demande pourquoi ce principe universellement vrai n'influence guère les politiques toujours tentés par le protectionnisme. C'est que l'ignorance et l'analphabétisme économique sont une des données de la culture politique française et européenne. Mais il y a aussi tout simplement l'intérêt: le protectionnisme accroît le pouvoir des hommes de l'État, permet d'octroyer des privilèges à des clientèles électorales. « En sens inverse, la libéralisation des échanges se heurte à l'opposition des intérêts organisés qui bénéficiaient précédemment d'une protection et c'est pourquoi elle est difficile à mettre en oeuvre, en particulier si on veut la pratiquer de manière graduelle. » (p.452) 
  
          Commence alors un long plaidoyer pour le libre-échange. En s'appuyant sur le principe des avantages comparatifs, valable pour toutes les unités (entreprises) capables de se spécialiser, Salin montre tout l'intérêt de l'élargissement du marché et de la concurrence. Il insiste aussi sur le non-sens que représente la notion de compétitivité globale d'un pays, sans pour autant nier que « les entreprises qui bénéficiaient du taux de protection le plus élevé se trouvent dans la situation la plus défavorable au moment où la libéralisation commerciale se produit ». Mais comme cette protection se faisait au détriment d'autres producteurs, la libéralisation correspond en fait à la suppression d'une spoliation. La critique du libre-échange résulte donc d'une illusion d'optique: « On voit le gain de ceux qui obtiennent un privilège de protection et donc leur perte en cas de libéralisation; mais on ne voit pas la perte de ceux qui supportent le poids effectif de la protection accordée à certains et donc le gain qu'ils obtiennent lors de la libéralisation. » (p.454) 
  
          Le protectionnisme convient à une vision statique d'un marché composé essentiellement « d'entreprise-caisse enregistreuse » dirigées non par des chefs d'entreprise mais par des « rentiers » qui exploitent un filon protégé de la concurrence par des taxes ou subventions diverses. À cette vision, Salin oppose celle d'un marché dynamique où la concurrence est un « processus de découverte » (Hayek). Le rentier, « qui aura essentiellement appris à traîner dans les bureaux de l'administration, ou à dîner en ville avec des hommes politiques, se trouvera totalement désarmé lorsqu'il prendra soudain conscience de l'écart considérable qui existe entre ses produits et ceux de ses concurrents » il sera trop tard et la faillite sera la sanction de cette « éducation à l'irresponsabilité ». Le vrai entrepreneur scrute en permanence le marché, tente de le prévoir et même de le créer. 
  
          Il n'est donc pas pertinent de totaliser la compétitivité des entreprises et de considérer, de ce point de vue, les nations en état de « guerre économique ». Ce serait vrai dans le contexte d'un protectionnisme généralisé. Mais le libre-échange met les entreprises en compétition les unes avec les autres sans considération des nationalités. Par ailleurs, Salin souligne bien cette conséquence du principe de spécialisation internationale: « plus un pays est économiquement petit, plus il a intérêt à la libéralisation des échanges ». (p.456) Mais plus il est économiquement petit plus il est politiquement faible alors que les grands pays imposent ce qu'ils croient être leur intérêt: non pas le libre-échange, qui conduirait à réduire l'effectif politique mais à l'harmonisation des taxes, des lois, de tout ce qui peut donner lieu à une concurrence « déloyale » entre pays membres. C'est que deux types d'intégration économique s'opposent. 
  
          La théorie fausse de la concurrence pure et parfaite, où tous les producteurs sont censés être nombreux et identiques, plongés dans un contexte juridique identique, inspire à l'évidence la construction politique de l'Europe. L'harmonisation des systèmes juridiques ou la création d'un Droit (positif) européen n'ont pas d'autre but que de jeter les bases d'un futur État qui instaurera, pour tous, les mêmes conditions juridiques et sociales. La théorie vraie de la concurrence définie comme liberté d'entrer sur le marché, inspire, quant à elle, les institutions du marché mondial (GATT puis OMC), c'est-à-dire les institutions de la « mondialisation ». 
  
          « Le mot intégration couvre ainsi deux réalités différentes, poursuit Salin. Dans un cas, il implique une augmentation de la concurrence – c'est l'intégration des marchés – dans l'autre cas, il implique au contraire une diminution de la concurrence – c'est l'intégration des producteurs, sous le contrôle des pouvoirs publics. Dans le premier cas, on se contente à juste titre de libéraliser les échanges, comme cherche à le faire l'OMC. Dans le deuxième cas, on essaie d'organiser la concurrence, c'est-à-dire en réalité qu'on la détruit en essayant de supprimer les différences entre les producteurs. » (p.461) C'est ce dernier choix qui a été fait par l'Europe. 
  
          Même le concept de « marché unique » est ambigu. Car le marché commun des marchandises et des services implique la diversité – et « si la concurrence est souhaitable dans ces domaines, pourquoi ne le serait-elle pas dans d'autres domaines? Pourquoi ne créerait-on pas un marché commun des monnaies (…) ou un marché commun des règles de Droit? » – alors que l'unicité introduit l'idée d'« harmonisation » c'est-à-dire de standardisation organisée par un pouvoir central. Ainsi Salin met-il les hommes politiques devant ce choix crucial: l'intégration par la concurrence ou l'intégration par la centralisation. 
  
     « La nation a un sens comme sentiment d'appartenance forgé par l'histoire et la culture mais elle ne saurait avoir de volonté ou d'objectifs. La mondialisation, si elle contribuait effectivement à la destruction des États-nations, serait un bienfait pour l'humanité. »
 
          La mondialisation du marché telle qu'elle se réalise aujourd'hui correspond davantage à une intégration économique par la concurrence qu'à une intégration centralisée et standardisée telle qu'elle tend à se réaliser en Europe. Salin montre combien il serait plus avantageux pour les Européens de renoncer au désir mal fondé d'« organiser la concurrence », d'harmoniser la fiscalité ou (cela viendra) de centraliser les décisions économiques. « Le libre-échange mondial est préférable pour les consommateurs comme pour les entrepreneurs ». Pascal Salin détruit au passage quelques mythes à la mode. La concurrence des pays à bas salaires, le « dumping social » nécessiteraient des règles « de bonne conduite internationale ». Que nenni! Et Salin le démontre comme un théorème de logique, tout en le vérifiant dans la réalité (p.463-p.474). D'ailleurs, « les causes du chômage sont purement intérieures », « les producteurs européens, en particulier français, sont paralysés par le poids excessif de la réglementation et de la fiscalité. Ce n'est pas en paralysant les producteurs des autres pays qu'on améliorera leurs propres performances et c'est pourquoi on doit considérer comme dangereuses les propositions consistant à faire dépendre la libéralisation commerciale de l'acceptation par les autres pays de la législation sociale française ou européenne. » (p.473) 
  
          Enfin, Pascal Salin critique la création d'une monnaie unique qu'il considère comme un projet typiquement constructiviste et anti-libéral. « L'approche de l'harmonisation a prévalu sur l'approche de la concurrence ». Bien que présenté comme un projet libéral, la création de l'Euro « est acceptée par tous ceux pour qui l'objectif ultime de l'intégration européenne consiste à substituer une super-nation aux nations existantes. » Alors que l'étalon-or (dont Salin ne prône pas le retour) était apparu spontanément au point qu'il est impossible d'en dater le lancement et répondait parfaitement aux besoins, « l'euro, pour sa part, est un reflet typique des conceptions dominantes de notre époque. Il est marqué à la fois par l'interventionnisme public et par le nationalisme. Il est une construction technique et non le résultat d'un processus institutionnel. Il repose sur des dispositions légales centralisées et non sur une base contractuelle permettant de faire jouer la responsabilité personnelle. » (p.476) 
  
          En fait, malgré la théorie de Mundell et toute la littérature y afférente fortement imprégnée de concepts keynésiens, « on ne peut pas décider à l'avance que l'Europe est une zone monétaire optimale. Nous ne savons pas s'il est optimal d'avoir une seule monnaie en Europe et le seul moyen de le savoir consiste à expérimenter, c'est-à-dire à introduire la concurrence monétaire, comme l'avait suggéré Friedrich Hayek dès 1976. » Et Salin de proposer d'instaurer la concurrence monétaire en supprimant le contrôle des changes et le cours forcé des monnaies ainsi que l'obligation de payer ses impôts en monnaie nationale. Car la construction de l'euro et l'institution d'une Banque centrale c'est tout simplement répéter les erreurs du passé. Le XXe siècle a démontré à quel point les monnaies nationales étaient mal gérées par les banques centrales indépendantes et soustraites à la discipline de la responsabilité du marché. « L'euro apparaîtra rétrospectivement comme une tentative pathétique pour essayer de reconstituer les modes de fonctionnement de l'Union soviétique à l'époque d'internet. » 
  
          Pascal Salin termine son analyse générale de la mondialisation et de l'intégration européenne par de belles et originales considérations sur la nation. La nation ayant été étatisée, il est devenu courant non seulement d'imputer à la « nation » des objectifs – comme si un groupe pouvait avoir des objectifs indépendamment des individus qui le composent – mais également d'attribuer à ces objectifs « nationaux » une valeur supérieure. Le nationalisme est incompréhensible au libéral pour qui « il n'y a pas de différence de nature entre l'échange intra-national et l'échange inter-national ». (p.489) La nation a un sens comme sentiment d'appartenance forgé par l'histoire et la culture mais elle ne saurait avoir de volonté ou d'objectifs, sauf à être illégitimement « nationalisée » par l'État. « C'est pour cette raison profonde que la mondialisation, si elle contribuait effectivement à la destruction des États-nations, serait un bienfait pour l'humanité », à l'inverse de ce que réalise l'intégration politique régionale. 
  
Vers une société libre 
  
          « La confusion des concepts » peut nous conduire à donner foi à la possibilité d'une troisième voie qui serait la synthèse entre capitalisme et socialisme. Et bien des politiciens qui se disent libéraux cèdent en fait au « terrorisme intellectuel » qui leur interdit de se soucier exclusivement « des seules choses dont un libéral devrait parler: la liberté, la propriété et la responsabilité ». (p.492) Pascal Salin se réfère à Hayek pour désigner l'ordre social vers lequel il faut tendre. Il s'agit d'un « ordre spontané » qui est « le résultat de l'action humaine et non d'une construction humaine » (Hayek). Il s'agit d'« ordre » car il est structuré par des règles abstraites et universelles, et il est « spontané » car ces règles ne sont pas des « réglementations » décrétées par une autorité. La voie est donc celle de la déréglementation. 
  
          Malheureusement, comme Pascal Salin le souligne, on confond bien souvent règle et règlement. Déréglementer ne conduit pas au désordre mais à l'ordre par des règles que les individus respectent par la nécessité inhérente à la situation dans laquelle ils se trouvent et qu'aucune autorité centrale ne peut prévoir. « Un petit nombre de règles universelles sont nécessaires et suffisantes pour qu'une société soit une société libre: la reconnaissance des droits de propriété, la liberté contractuelle (qui en est une conséquence naturelle) et l'exercice de la responsabilité qui est rendu possible par la détermination antérieure des droits de propriété. » (p.495) À côté de ces règles générales et permanentes, des règles spécifiques spontanées s'ajoutent par la nécessité de résoudre les conflits de manière fine et adaptée alors qu'« une démarche centralisée et autoritaire, c'est-à-dire la production de réglementation, empêche cette adaptation fine », comme on en a l'exemple avec l'harmonisation des règles spécifiques par l'autorité européenne, règles devenant alors règlements. 
  
          Et comme c'est L'État qui produit par la contrainte ces règlements et qu'il dispose même d'un monopole pour cela, Pascal Salin n'hésite pas à le désigner comme un ennemi. Comment alors se débarrasser de cette étreinte indésirable? Il serait, reconnaît Salin, utopique de vouloir vivre immédiatement dans un monde où toute la réglementation aurait disparu, mais « c'est cependant un devoir pour nous que d'essayer d'imaginer comment fonctionnerait une société dans une telle situation ». Toutefois, en se référant aux « pays en transition », Salin nous prévient que la transition a un coût, car « l'émergence d'un ordre spontané demande du temps » et un certain désordre est inévitable. 
  
          Alors « faut-il admettre que le désordre initial doit être accepté comme une sorte d'investissement dont le coût doit être supporté pour obtenir un ordre meilleur dans le futur? » 
  
 
1. Pascal Salin est professeur d'économie à l'université de Paris-Dauphine. Il est membre de la Société du Mont Pèlerin qu'il a présidée pendant deux ans. On peut le considérer comme un libre disciple de Hayek. Son goût pour le raisonnement logique et conceptuel le pousse du côté rationaliste de Rothbard ou Ayn Rand. L'ouvrage dont je rends compte ici a tous les aspects d'une élégante synthèse entre les deux courants hayékien et rothbardien. Pascal Salin a également publié les ouvrages suivants:
•L'ordre monétaire mondial, Paris, PUF, coll. Libre-échange, 1982
•L'arbitraire fiscal, Paris, Robert Laffont, 1985, 2e édition, L'arbitraire fiscal ou comment sortir de la crise, Genève, éd. Slatkine, 1996.
•La vérité sur la monnaie, Paris, Odile Jacob, 1990.
•Macroéconomie, Paris, PUF, 1991.
•Libre-échange et protectionnisme, Paris, PUF, coll. « que sais-je ? », 1991.
•La concurrence, Paris, PUF, coll. « que sais-je ? », 1995.  >>
2. Une remarque est nécessaire à propos de la bibliographie que nous propose Pascal Salin. Outre des œuvres abondantes de Friedrich Hayek et Ludwig von Mises, on découvrira en grande partie des auteurs libertariens: David Friedman, Antony de Jasay, Alain Laurent, Bertrand Lemennicier, Pierre Lemieux, Murray Rothbard et Ayn Rand souvent présente dans l'ouvrage de Pascal Salin. Cette bibliographie, à elle seule, est un pavé dans la mare sociale-démocrate.  >>
3. Du moins telle que les philosophes des sciences et les épistémologues l'ont imaginée à la fin du XIXe siècle, où l'on parlait de sciences « inductives ». Les positiviste logiques, dont Popper n'était pas, ne considéraient comme scientifique que ce qui était directement vérifiable par l'observation et par les perceptions des sens. Toute science devait se fonder sur une « base empirique » de laquelle dérivaient par induction les théories qui n'étaient que des généralisations. Popper a combattu le positivisme logique en rétablissant la primauté de la théorie, l'expérience n'ayant plus une valeur démonstrative mais simplement de réfutation. Popper a donc plaidé pour un apriorisme critique c'est-à-dire faillible. Pourtant, et Pascal Salin le souligne bien, le falsificationnisme est inapplicable à l'économie. Principalement parce que la liberté et la subjectivité des valeurs économiques résistent à la formulation de « lois » permettant de prédire des conséquences testables. L'épistémologie à laquelle Salin se rattache explicitement est celle de Mises qui consiste à déduire la théorie économique d'une analyse réaliste de la nature humaine et du concept d'action humaine qui en découle. La théorie économique est ainsi entièrement déduite de quelques prémisses réalistes (cf. L'action humaine, de Ludwig von Mises, PUF libre échange).  >>
4. Utilitaristes par nécessité méthodologique comme l'indique cette phrase de Maurice Allais citée par Pascal Salin: « Il n'y a de science que là où existent des régularités susceptibles d'être analysées ou prédites ». Salin critique la prétention au réalisme du modèle de l'équilibre général et son formalisme mathématique. Ce modèle a sans aucun doute « un caractère pédagogique indéniable » mais il ne saurait contenir tous les faits individuels et subjectifs qui seuls motivent les comportements humains et permettraient d'expliquer les phénomènes sociaux avec les prémisses formelles de la logique de l'action humaine, par une reconstruction déductive des faits observés.  >>
5. Rothbard ira jusqu'à dériver le libéralisme d'une éthique rationnelle (L'éthique de la liberté, éd. Les Belles Lettres, coll. « laissez-faire », Paris). Notons que le débat est encore vif entre les « anti-rationalistes » hayékiens et les rationalistes rothbardiens (menés par Hans-Hermann Hoppe), Hayek étant accusé de sombrer dans le traditionalisme vulgaire (particulièrement dans La présomption fatale, PUF libre échange).  >>
6. Il est inutile d'insister sur la distinction entre le vrai concept de liberté qui est l'absence de contrainte et le faux concept de liberté identifié au pouvoir de faire, concept dont les socialistes se servent pour déduire leur sophisme préféré de l'équivalence entre la redistribution des richesses, la justice sociale, l'égalité et la « liberté »>>
7. En outre, l'Europe, qui a accouché du meilleur – la liberté et la démocratie – qu'elle a exporté, comme du pire – les deux totalitarismes les plus sanguinaires de l'histoire avec la palme pour le communisme dont les derniers avatars font encore merveille en Chine, à Cuba ou en Corée du Nord –, cette Europe risque bien de produire aujourd'hui le poison autodestructeur qui, dans les habits usés d'un « humanisme » marxisant et anticapitaliste ou ceux plus neufs de l'écologisme, risque de contaminer la planète. Je fais allusion à José Bové, ce grand penseur français, mais aussi à des associations comme ATTAC qui se servent de la taxe Tobin comme d'un cheval de Troie pour « humaniser » le capitalisme c'est-à-dire réaliser en fait ce que Ludwig von Mises appelait le « destructionisme » (Mises, Le socialisme). Et bien entendu, on peut compter sur les politiciens français pour leur emboîter le pas. Quand il y a des voix à prendre, pourquoi se priver. En créant un groupe informel « ATTAC » à l'Assemblée Nationale, les députés français ont démontré combien ils savaient voir loin, alors que le marché est si « myope ».
Il est vrai que l'on retrouve le même genre de « cinglés religieux » en Amérique du Nord, mais au moins là-bas le gauchisme anticapitaliste n'est pas relayé par des politiciens élus d'extrême-gauche ou par des politiciens « ouverts d'esprit » c'est-à-dire n'ayant plus d'autre principe que de répéter de manière adoucie ce que dit celui qui parle le plus fort…du moment que cela rapporte des voix sans en perdre.  >>
 
 
 
 
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