Montréal, 4 août 2001  /  No 86  
 
<< page précédente 
  
  
 
 
Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
 
LECTURE ET BOURRAGE DE CRÂNE
 
par Gilles Guénette
 
 
          Une récente étude réalisée pour le compte de l'Université de Washington démontre à quel point il est facile d'implanter de faux souvenirs (false memories) dans la tête des gens. À l'aide de publicités bidon, la psychologue Elizabeth Loftus a réussi à faire croire à un groupe de « cobayes » qu'ils avaient rencontré Bugs Bunny lors d'une visite à Disneyland – même si le célèbre lapin est une créature de la Warner Brothers et que sa présence à un parc thématique du géant de l'entertainment serait plus qu'improbable. 
  
          Si l'on peut si facilement implanter de faux souvenirs dans la tête de quelqu'un (des souvenirs du genre, « vous avez été abusée sexuellement par votre père lorsque vous n'étiez qu'une enfant » ou « vous vous êtes fait enlever puis "sonder" par des extra-terrestres lors de vos dernières vacances en Gaspésie »), imaginez ce qu'on peut implanter comme fausses réalités dans la « tête » d'une collectivité! Prenez le cas de l'édition.
 
Les sceptiques seront confondus 
 
          Depuis des années, on nous les casse avec 1) l'état de santé du livre qui serait plus que précaire au Québec et au Canada anglais et 2) le fait que les jeunes ne lisent tout simplement plus de nos jours. Devinez quoi? Deux nouvelles publications démolissent ces fausses croyances et démontrent comment nous nous sommes tous fait royalement bourrer le crâne. 
  
          L'économiste Marc Ménard publiait en mai Les chiffres des mots, un ouvrage qui démontre, chiffres à l'appui, que la situation du livre dans la Belle Province est loin d'être si sombre et désespérée qu'on le prétend. « En 1998, écrit M. Ménard, il s'est vendu au Québec quelque 25,6 millions de livres qui ont représenté des ventes finales de l'ordre de 588 millions de dollars (deux fois plus que l'industrie du disque) et fait vivre environ 10 000 travailleurs. Les particuliers représentent 76,2% des acheteurs; les institutions (bibliothèques, écoles...), 23,8%. Les éditeurs québécois occupent 43% du marché québécois avec 4000 des 30 000 (!) nouveaux titres lancés chaque année. Les droits d'auteur sont passés en quelques années de 5 millions de dollars à 15 millions. Le nombre de librairies agréées est en hausse, si bien que l'on se retrouve au Québec avec plus de librairies per capita qu'en France. Le nombre de titres publiés est en hausse constante. » (La Presse, 15 mai 2001) 
 
          De plus, les petites librairies indépendantes – oui, oui, celles-là même qui sont en croisade pour le prix unique du livre depuis des siècles et qui abreuvent les médias avec leurs « rapports » et « études » bidon depuis autant de temps (voir DÉ(LIVRE)Z-NOUS DU MARCHÉ II, le QL, no 70) – seraient les plus « en forme » financièrement... Comme l'écrivait Mario Roy de La Presse le 19 mai dernier: « [p]lusieurs indicateurs laissent croire que les librairies québécoises sont globalement en bonne santé, en particulier les indépendantes qui, selon l'auteur [Marc Ménard], sont "en meilleure posture que les autres". » 
  
          « [L]es librairies indépendantes affichent une rentabilité supérieure à celle des autres librairies, apprend-t-on dans Les chiffres des mots. Depuis plusieurs années, le discours dominant souligne pourtant la fragilité, et même la situation désastreuse de la librairie indépendante au Québec. Discours notamment véhiculé par l’ALQ, et qui fut aussi l’une des principales raisons qui présidèrent à la création de deux groupes de travail successifs, le Groupe de travail sur la rentabilité et la consolidation des librairies (SODEC, 1999) et le Comité sur les pratiques commerciales dans le domaine du livre (SODEC, 2000). » 
 
     « Si ça ne marche pas, il faut qu'on intervienne. Et si ça marche, il faut continuer d'intervenir parce que sinon ça ne marchera plus... »
 
          Ainsi, alors même que les indépendantes menaient leur campagne pour une plus grande protection de l'État, leurs revenus totaux passaient de 74.9 millions $ en 1996-97, à 77.4 millions $ en 1997-98, à 80.3 millions $ en 1998-99 (Les chiffres des mots, Tableau 7.9, p. 210). C'est vrai que les choses vont de mal en pis! Quand on dit qu'on peut faire apparaître Bugs Bunny dans la tête des visiteurs de Disneyland... 
  
D'analphabètes et de menteurs 
  
          Un peu plus tôt cette année, Robert Wright, auteur et professeur d'Histoire à la Trent University de Peterborough, publiait Hip and Trivial: Youth Culture, Book Publishing, and the Greying of Canadian Nationalism, un essai qui démolit, entre autre, la croyance qui veut que les jeunes Canadiens ne lisent plus. Les jeunes d'aujourd'hui lisent plus que n'importe quel autre groupe avant eux, ils ne lisent tout simplement pas ce que certains voudraient les voir lire. 
          Canadian youth and young adults are today better educated, more worldly, more media savvy, and more comfortable with the world of print than any other cohort. [...] The evidence suggests rather starkly that what has changed in the last thirty years is not so much that Canadian youth read less, or less voraciously, but that they are less nationalist (at least in English Canada) and, hence, that they utterly lack the conviction that the act of reading literature – especially the officially sanctioned literature of the classroom – is somehow integral to national identity formation or, above all, to citizenship.
          À l'aide de nombreuses statistiques, Wright démontre que oui, les jeunes d'aujourd'hui lisent plus que ceux d'autrefois, mais qu'ils ne lisent pas nécessairement des romans de Margaret Atwood ou de Michael Ondaatje (préférant une littérature plus près de leur réalité, les magazines, internet, etc.) Comme l'explique Wright dans Hip and Trivial, toute l'industrie canadienne du livre (édition et commentaire) s'est développée sur les goûts et les aspirations des baby boomers – groupe auquel font partie ceux qui délient actuellement les cordons de la bourse publique. Or, les jeunes ne se reconnaissent pas nécessairement dans cette dynamique: 
          If [...] the Canadian Lit phenomenon [is] rooted in an historically specific nationalist project that achieved critical mass in the early 1970s, one that coincided with the formative years of the baby boom cohort, it would seem a matter of small significance for Canada's literary/publishing culture that subsequent cohorts – the children of Free Trade, NAFTA and globalization – seem to be far less nationalist than their elders.
          Les résultats de deux importantes études sur les habitudes de lecture des Canadiens – Reading in Canada 1991 de Frank L.Graves et Timothy Dugas (1992) et The Reading and Purchasing Public de Nancy Duxbury (1995) – appuient les dires de Wright qui en vient à conclure que: 
          Taken together, [these two studies] affirm the following features of young Canadians' encounter with the culture of print: a) that, in the early 1990s at least, youth were highly disposed to read; b) that they were, at 90 percent, more likely than any other age group to identify themselves as book readers; and c) that, although they were not the most voracious book readers (a distinction consistently claimed by Canada's ostensibly illiterate seniors), they were spending approximately 25 percent more time in an average week reading books than the same age group had in 1978.
Réalités trafiquées 
 
          Si Les chiffres des mots et Hip and Trivial démontrent une chose, c'est que des gens installés en position de pouvoir (tant dans le secteur public que privé) trafiquent souvent la réalité pour arriver à leurs fins.  
  
          À titre d'exemple, Robert Wright parle de l'influent rapport Broken Words commandé par le géant de l'édition Southam Inc. et qui a eu, tout au long des années 1990, un impact certain sur toute l'industrie de l'alphabétisation au pays. « Five million Canadians cannot read, write or handle numbers well enough to meet literacy demands of today's world, » y affirmaient les auteurs. Wright nous rappelle qu'à l'époque, les quotidiens étaient en perte de vitesse et que Southam « was manufacturing a crisis in order to pressure governments for literacy programs that would, in turn, produce more newspaper readers »! 
 
          Que des fondations privées ou de grandes entreprises évaluent différents aspects de la réalité pour agir personnellement sur le terrain et tenter de remédier à ce qu'ils ont trouvé... rien à redire là-dessus. On ne peut que souligner de telles démarches et souhaiter que d'autres en fassent autant. Mais ce n'est pas comme ça que les choses fonctionnent au Canada. En matière sociale, les gouvernements sont les principaux « clients » de tels rapports et ce sont immanquablement vers eux que sont dirigés études et rapports. 
  
          Peut-on s'attendre à autre chose d'un système où les gouvernements subventionnent un secteur X à la lumière d'études réalisées par ce même secteur? Non. Mais comme nos élus n'ont pas le temps de vérifier toutes les données rapportées – pourquoi le feraient-ils? Ils ont une étude en main –, ils se fient aux évaluations du milieu et « investissent » en conséquence. Or, on ne peut réellement se fier sur des chiffres fournis par des groupes de pression financés à même les fonds publics. C'est un peu comme demander à un réputé (ou soupçonné) pyromane d'enquêter sur une série d'incendies qu'il aurait (possiblement) allumés. 
  
          Sans doute, les politiciens sont conscients du conflit d'intérêt flagrant, mais comme ils ont aussi besoin de ces « études » bidon pour justifier leurs jobs et leurs interventions, ils ne s'en offusquent pas. Au contraire, ils en redemandent: « Si ça ne marche pas, il faut qu'on intervienne. Et si ça marche, il faut continuer d'intervenir parce que sinon ça ne marchera plus... » disent-ils en substance. Un commentaire de la ministre de la Culture et des communications, Diane Lemieux, au lendemain de la publication de l'ouvrage de Marc Ménard résume bien ce réflexe politique: « Le soutient de l'État est justifié. Si on ne laissait agir que les lois de l'offre et de la demande, le livre québécois disparaîtrait. » (La Presse, 15 mai 2001) 
  
          Et les exemples de phrases creuses du genre abondent: « Reduction of government leadership would be a disaster for the cultural life of this country, » de dire la directrice du Conseil des Arts du Canada, Shirley Thomson, lors d'un discours prononcé fin-1999 au Royal Alexandra Theatre de Toronto. « Without such [government] support, the remaining signs of literary life in Canada would probably vanish. There would be no more readings, no more authors on tour, hardly any advertising, few new books. Most publishing companies would fold, » d'affirmer l'auteur Robert Lecker (Hip and Trivial, p.44). 
 
          On pourrait continuer comme ça des heures durant, sauf que l'exercice serait ennuyeux. La prochaine fois que vous lirez un gros titre du genre « Les artistes en ont assez de crever de faim » (La Presse, 20 janvier 2000), « La mondialisation menace la culture » (La Presse, 9 mars 2000), ou « J'ai dû vendre mon corps pour continuer à peindre » (mon cru), dites-vous que la situation n'est pas si dramatique qu'on veut bien vous le faire croire et qu'une campagne de relations publiques visant à vous alléger de quelques dollars de plus est sans doute en voie de porter fruits... 
  
  
Articles précédents de Gilles Guénette
 
 
<< retour au sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO