Aux grands maux, les grands remèdes. On imposera donc que le schéma
d'aménagement dont accouchera d'ici 2005 la Communauté métropolitaine
de Montréal (CMM) soit d'abord « axé sur
l'existant », c'est-à-dire les quartiers, les
bâtiments, les pôles économiques, les infrastructures,
les espaces vacants et les sols décontaminés. Nos politiciens
et fonctionnaires affirment également leur préférence
pour le transport collectif, la réduction du nombre de «
pôles économiques concurrents »,
l'implantation du développement résidentiel dans l'axe nord-sud
(de Longueuil-Boucherville à Saint-Jérôme) et le retour
des familles de banlieue vers le centre.
Selon la ministre des Affaires municipales et de la Métropole, Louise
Harel, les municipalités de la CMM qui auront émergé
des fusions n'auront d'autres choix que de suivre ce « projet
mobilisateur », car elles devront se conformer aux plans
stratégiques, programmes d'immobilisations et politiques sectorielles
afin d'assurer la « cohérence » des interventions.
Nos élus et fonctionnaires, forts de leurs réalisations passées,
pourront donc encore une fois faire la preuve de la supériorité
de la planification centralisée sur l'anarchie des forces du marché.
La
région montréalaise, un malade imaginaire
Malgré les hauts cris poussés par certains activistes, force
est de reconnaître que lorsqu'on l'examine dans le contexte nord-américain,
la trame urbaine de Montréal ressemble bien plus à un «
malade imaginaire » qu'à un patient ayant
besoin de la thérapie concoctée par nos politiciens et fonctionnaires.
Il est vrai que les fonds engloutis dans le bidet olympique auraient été
mieux investis ailleurs, que l'administration municipale souffre d'un sérieux
problème d'embonpoint et que les taxes sont trop élevées.
Mais les Montréalais ne sont pas aux prises avec les problèmes
structurels qui paralysent le redéveloppement de certaines villes
centres américaines, notamment l'insécurité chronique
qui y règne et des réglementations environnementales telles
que le « Superfund » qui bloquent à
toute fin utile le redéveloppement des vieux terrains industriels(1).
J'avoue ne pas avoir lu le nouveau cadre d'aménagement du gouvernement
provincial, mais dans la mesure où les compte rendus journalistiques
en reflètent bien l'esprit, il semble n'être qu'une mauvaise
adaptation des politiques américaines de « Smart
Growth » dont le principal objectif
est de réparer les erreurs des urbanistes et des politiciens américains
de l'après-guerre en imposant de force la densification des villes
centres. On ne peut traiter des avatars de ce courant de pensée
sans faire un bref rappel des véritables causes du déclin
des villes américaines.
La
destruction des villes américaines
Comme je l'ai déjà souligné dans une chronique précédente
(voir LES VÉRITABLES CAUSES DU DÉCLIN
DES VILLES AMÉRICAINES, le QL, no
72), le déclin abrupt des villes américaines dans
les années 1950 et 1960 s'explique d'abord et avant tout par certaines
interventions désastreuses des autorités municipales et fédérale
de l'époque dont l'un des buts était de décongestionner
les villes centres et de favoriser le développement des banlieues.
La théoricienne urbaine Jane Jacobs se fit l'écho de plusieurs
en 1961 lorsqu'elle écrivit les passages suivants dans son classique
Déclin et survie des grandes villes américaines:
D'après une vague croyance en vigueur, si seulement nous pouvions
disposer de suffisamment d'argent – le chiffre généralement
avancé est de 100 milliards de dollars – nous pourrions, en dix
ans, liquider tous nos taudis, mettre fin à la dégradation
des immenses zones mornes et grises que forment les banlieues d'hier et
d'avant hier, fixer sur place, une fois pour toute, l'errante classe moyenne
et les ressources fiscales non moins errantes qu'elle représente,
et même résoudre le problème de la circulation.
« Lorsqu'on l'examine dans le contexte nord-américain, la
trame urbaine de Montréal ressemble bien plus à un "malade
imaginaire" qu'à un patient ayant besoin de la thérapie concoctée
par nos politiciens et fonctionnaires. » |
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Mais voyons un peu ce que nous avons construit avec les premiers milliards
de dollars en question:
des programmes
de logements sociaux transformés en foyers de délinquance
et de vandalisme, générateurs sur le plan social d'une désespérance
sans issue, situation pire que celle qui existait du temps des taudis que
ces logements sont supposés avoir remplacé;
des programmes
de logements à l'intention de la classe moyenne, véritables
merveilles de tristesse et d'uniformité, privés à
tout jamais de la possibilité d'évoluer vers une véritable
vie urbaine;
des programmes
de luxe qui atténuent, ou du moins tentent d'atténuer, leur
manque de caractère en affichant une fade vulgarité;
des centres
culturels où une librairie digne de ce nom ne pourrait pas couvrir
ses frais;
des centres
administratifs que tout le monde fuit sauf les clochards: il est vrai que
ces derniers ne peuvent pas se permettre de choisir les endroits où
ils traînent;
des centres
commerciaux qui sont de pâles imitations des magasins de banlieue
à succursales multiples;
des promenades
qui mènent de nulle part à nulle part et sont dépourvues
de promeneurs;
des voies
rapides qui éventrent les grandes villes.
On ne peut pas parler de la reconstruction des villes, mais de leur mise
à sac.
Pour que de telles merveilles puissent voir le jour, on bouscule les gens
marqués du signe fatal par l'urbaniste, on les exproprie et on les
déracine exactement comme s'ils étaient les victimes d'une
puissance conquérante. Des milliers et des milliers de petits commerces
sont détruits et leurs propriétaires ruinés, après
avoir tout juste reçu un dédommagement symbolique. Des communautés
entières sont démembrées et semées au vent,
ce qui provoque chez leurs membres un mélange de cynisme, de colère
et de désespoir qu'il faut avoir vu et entendu pour en mesurer la
violence. On comprend qu'un groupe de ministres du culte de Chicago, consternés
par les résultats d'une opération d'urbanisme dans cette
ville, ait posé la question suivante:
Est-ce que Job pensait à Chicago lorsqu'il s'écriait: Les
méchants déplacent les bornes? Écartent de leur chemin
les indigents, complotent pour opprimer ceux qui sont abandonnés
de tous. Ils moissonnent le champ qui ne leur appartient pas, vendangent
la vigne injustement enlevée à son propriétaire. Un
cri s'élève des rues de la ville où gémissent
les blessés étendus sur le sol.
Si vraiment Job pensait à Chicago, il pensait également à
New York, Philadelphie, Boston, Washington, Saint-Louis, San Francisco
ainsi qu'à beaucoup d'autres endroits(2).
Heureusement pour les Montréalais, Jean Drapeau sera à la
même époque un opposant farouche des grands ensembles de HLM
(voir CONTRE LA DISCRIMINATION PAR LE LOGEMENT SOCIAL,
le QL, no 60) et son administration
adoptera la politique d'aménagement urbain la plus libérale
(lire « non-interventionniste ») d'Amérique
du Nord pendant plus de deux décennies, avec comme résultat
que les Montréalais bénéficient aujourd'hui d'une
ville qui aurait pu être mieux administrée, mais qui a échappé
à la furie réformiste dont ont été victimes
les villes américaines.
J'expliquerai toutefois dans ma prochaine chronique
comment les nouvelles concoctions urbanistiques mises de l'avant par les
tenants de la « Smart Growth
» et les fonctionnaires et politiciens québécois
ne tiendront pas leurs promesses et pourquoi les forces du marché
feraient un meilleur travail.
1.
Voir notamment Richard L. Stroup, Superfund:
The Shortcut that Failed. >> |
2.
Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, New York:
Random House, 1961 (Déclin et survie des grandes villes américaines,
traduction française par Claire Parin-Senemaud, Édition Pierre
Mardaga, 1991). >> |
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