Montréal, 28 octobre 2000  /  No 70
 
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
DÉ(LIVRE)Z-NOUS DU MARCHÉ II 
 
par Gilles Guénette
  
  
          « La société en général subit une succession de changements rapides et apparemment hors de contrôle. La vitesse effarante à laquelle les changements s'opèrent engendre du stress et un certain sentiment d'incertitude pour de nombreux acteurs du livre se sentant bousculés dans leurs façons de faire, leurs acquis, leur vision même. »(1) C'est comme ça que ça commence. On se sent « bousculé » dans ses « acquis », on s'agite, on alerte la ministre concernée et on réclame de nouvelles protections! C'est classique!
 
          Plus d'un an après sa mise sur pied (voir DÉ(LIVRE)Z-NOUS DU MARCHÉ, le QL, no 47), le Comité sur les pratiques commerciales dans le domaine du livre, présidé par l'ex-syndicaliste Gérald Larose, a déposé son volumineux rapport devant la ministre de la Culture et des Communications du Québec, Agnès Maltais. En tout, vingt-cinq recommandations qui visent à protéger les librairies indépendantes et faire en sorte qu'elles survivent l'ère de la globalisation des marchés et des nouvelles technologies tout en demeurant « compétitives ». Ça ne sera pas la première fois qu'une poignée de « représentants » élaborent entre eux des scénarios qui auront inévitablement des répercussions sur nos vies. 
  
Prix unique: revu et démoli 
  
          À part quelques resserrements de critères d'admission à la très grande famille des librairies agréées et une série de nouvelles mesures pour l'approvisionnement des établissements d'éducation en livres, le comité Larose réclame de nouveaux États généraux sur les impacts de la concentration des médias sur la création et la diffusion des produits culturels, l'abolition de la pratique de location des nouveaux livres dans les bibliothèques publiques, la création d'un crédit d'impôt à la consommation pour l'achat de livres en librairies agréées, une vaste campagne nationale (sic) de promotion du livre et de la librairie et... une réglementation de prix unique sur tous les livres vendus au Québec, en français ou en anglais, durant leur année de parution.  
  
          La question du prix unique refait surface à toutes les fois qu'il est question du livre et de sa « survie ». Le milieu de l'édition le réclame depuis des années dans tous les bidules gouvernementaux qui se penchent sur le sujet. En 1998, une analyse de l'impact des régimes de prix unique sur le marché du livre avait été réalisée par l'économiste Michel Leblanc puis présentée devant le Groupe de travail sur la rentabilité et la consolidation des librairies. À peine deux ans plus tard, M. Leblanc en réitère les conclusions. Dans une lettre publiée récemment dans La Presse, il se demande: « Comment peut-on ne pas comprendre que s'il y a hausse des prix, il y aura baisse de la consommation? »(2) Élémentaire! 
  
          Il poursuit: « Comment peut-on prétendre servir le consommateur en haussant volontairement le prix du livre qu'il achète? Tout simplement, affirme le comité, parce qu'il faut protéger la petite et vulnérable librairie du grand méchant supermarché. » La problématique est la suivante: « Si on ne fait rien, la librairie perd les profits de la vente des best-sellers et ne conserve que la vente des titres moins en demande. Incapable de s'ajuster, la librairie doit alors fermer, ce qui à long terme réduit les points de ventes des ouvrages moins en demande, et donc réduit la diversité littéraire. Qui dit moins de diversité dit moins de livres, moins d'auteurs, moins de richesse culturelle. En fin de compte, affirme le comité, le consommateur en sort perdant. » 
  
          Comme bien des raisonnements qui à première vue peuvent sembler logique, celui-ci, affirme M. Leblanc, repose sur un argument fallacieux: « La diversité littéraire ne dépend pas du nombre de points de ventes, mais plutôt du nombre et de la diversité des lecteurs. » Et selon des statistiques entendues plus tôt cette semaine à la radio de Radio-Canada, le nombre de livres lus par personne au Québec était de 2,39 en 1997. Comme le souligne M. Leblanc, « il y aura plus de lecteurs [au Québec] si on arrive à abaisser le prix moyen du livre. » Pas si on le hausse. 
 
          Et hausse il y aura si Québec va de l'avant avec ce projet de prix unique. En 1845, l'économiste Frédéric Bastiat (voir ABONDANCE, DISETTE, p. 8) écrivait ces quelques lignes: « Les lois, qui devraient être au moins neutre, prennent parti pour le vendeur contre l'acheteur, pour le producteur contre le consommateur, pour la cherté contre le bon marché, pour la disette contre l'abondance. [...] elles disent: c'est le producteur qu'il faut favoriser en lui assurant un bon placement de son produit. Pour cela, il faut en élever le prix; pour en élever le prix, il faut en restreindre l'offre; et restreindre l'offre, c'est créer la disette. »  
  
 
     « Le fait que les intervenants du milieu du livre reviennent constamment à la charge avec ce concept de prix unique démontre à quel point ils sont déconnectés de la réalité, ils sont nuls en économie et ils se foutent éperdument du consommateur. » 
 
 
          M. Leblanc poursuit: « Dans une étude réalisée pour le précédent groupe de travail mis sur pied par le gouvernement, nous avions analysé, à partir des informations disponibles, l'impact d'adopter un régime de prix unique. Nos conclusions étaient limpides: 
1. Un régime de prix unique entraîne une hausse relative du prix du livre. D'abord, le prix moyen payé par le consommateur augmente automatiquement à la suite de l'élimination des rabais consentis par les grandes surfaces. Ensuite, le prix unique décourage l'innovation dans l'édition. Enfin, le prix unique isole le consommateur des gains de productivité réalisés aux niveaux de la distribution et de la vente au détail.[...]  
  
2. Un régime de prix unique ne protège pas les librairies traditionnelles de l'érosion de leur part de marché. Par exemple, l'adoption par la France d'un régime de prix unique, en 1981, a donné un répit initial de cinq ans seulement aux librairies traditionnelles. Leur part de marché a repris ensuite sa tendance à la baisse [...] 
  
3. Un régime de prix unique ne limite pas la croissance de la part de marché des grandes surfaces. Ces dernières s'appuient sur une double stratégie: offrir au consommateur un cadre pratique pour y effectuer ses achats non spécialisés et des prix plus bas que dans les commerces spécialisés. Éliminer leur avantage sur les prix ne réduit pas l'intérêt pour le consommateur de profiter du côté pratique qu'offrent les grandes surfaces. En outre, loin de réduire l'intérêt de vendre des best-sellers dans les grandes surfaces, fixer un prix unique vient au contraire hausser les marges bénéficiaires que retirent les grandes surfaces de la vente de livres. Comme en France, elles élargiront l'éventail des livres offerts sur leurs étagères. 
  
4. Enfin, un régime de prix unique n'assure pas une plus grande diversité de la production littéraire. On dit souvent que la grande diversité de la production littéraire per capita qu'a connu le Royaume-Uni, lorsque comparée à celle des États-Unis, s'explique par le régime de prix unique qui y a eu cours jusqu'en 1992. Ce raisonnement attribue à la mouche ce qui revient au cheval. C'est le grand nombre des lecteurs du Commonwealth et la force de la demande de livre en anglais, notamment par les Américains, qui expliquent cette production importante per capita. [...] »
Vase clos 
  
          On le voit, dans le concret, le régime de prix unique est loin d'être la solution. Le fait que les intervenants du milieu du livre reviennent constamment à la charge avec ce concept démontre à quel point ils sont déconnectés de la réalité, ils sont nuls en économie et ils se foutent éperdument du consommateur. S'ils avaient le lecteur à coeur, ils l'auraient consulté lors des travaux du comité Larose. Or, comme d'habitude, ils ont préféré faire ça entre eux – le comité était formé de conseiller en gestion de la FQCMS, d'écrivaine affiliée à l'UNEQ, de libraires affiliés à l'ALQ, de membres de la SODEC, d'autres de l'ANEL, de l'ADELF, de l'ADP... pas de lecteur à des kilomètres à la ronde. 
  
          Facile de se « donner » un marché quand on est entre nous – et que la ministre est de notre bord! « La librairie indépendante est considérée comme le maillon clé de la chaîne du livre, celui qui permettra au citoyen d'avoir accès à un inventaire plus riche que les seuls best-sellers dont les Club Price de ce monde font leurs choux gras » clamait récemment Paule des Rivières du Devoir(3). Mais si une majorité de Québécois se plaisent à consommer des best-sellers, et qu'un grand nombre d'entre eux préfèrent se les procurer en grande surface, doit-on pénaliser toute une population pour « aider » les quelques libraires qui refusent de se plier aux nouvelles réalités? 
  
          Comme le soulignait Michel Leblanc, « Si les Québécois veulent acheter leurs best-sellers en faisant leur épicerie, c'est leur choix. S'ils sont à la recherche de bons prix, c'est leur droit le plus absolu. » Ça semble évident! Les libraires indépendants n'ont qu'à s'adapter aux changements. Au lieu de cela, ils figent. Ils figent et crient « À l'aide! » Plutôt que de faire comme tout le monde et de constamment se réinventer, ils réclament qu'on coule leur pratique dans le béton et qu'on les classe dans une catégorie à part: les « espèces menacées ». 
  
          Peut-être qu'au fond, c'est Mario Roy de La Presse qui a la solution: « Pourquoi ne pas aller au plus simple et carrément nationaliser l'édition? »(4) Au lieu de magasiner chez notre petit libraire du coin, ou à notre mégalibrairie de banlieue (God forbid!), on achèterait nos livres à la SLQ comme on achète notre porto à la SAQ! Bien sûr, on payerait tous plus cher nos produits, on se ferait servir par des fonctionnaires (Oh! ça sent la convention collective et le moyen de pression) et on aurait droit à des spéciaux du genre « À l'achat de 100 $ et plus, obtenez un rabais de 10 $ » (autant dire qu'il n'y en a pas du tout, mais bon...), mais au moins on pourrait dire que « la SLQ, ça nous appartient! » Pour ce que ça vaut... 
  
  
1. Extrait de l'introduction du Rapport du Comité Larose sur les pratiques commerciales dans le domaine du livre, 2000.  >>
2. Michel Leblanc, « Qui voudrait d'un cartel du livre au Québec? », La Presse, 21 octobre 2000, p. A19.  >>
3. Paule des Rivières, « Le prix du livre », Le Devoir, 17 octobre 2000.  >>
4. Mario Roy, « Livre: Pourquoi ne pas nationaliser? », La Presse, 18 octobre 2000, p. A26.
    
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