|
Montreal, 10 novembre 2001 / No 92 |
|
par
Claire Joly
Le projet de loi fédéral sur le terrorisme a été critiqué de toutes parts, et pour cause. Dans sa forme actuelle, il propose de conférer à l'État canadien et à sa police des pouvoirs discrétionnaires hallucinants. Ils sont, en plus, mal définis et élastiques. Détention préventive, surveillance des communications, accrocs aux procédures judiciaires habituelles, secret gouvernemental: l'État Policier frappe à la porte. |
Mesures
démesurées
Des commentateurs ont soutenu que la nouvelle loi ne fera qu'ajouter l'appellation Cette loi est-elle réellement nécessaire, ou même appropriée à la menace terroriste à laquelle nous faisons face? Une extrême vigilance s'impose dans cette atmosphère d'insécurité à vocation permanente. Le climat n'est pas sans rappeler le Red Scare d'après la Première guerre mondiale au Canada et aux États-Unis. Nous savons qu'une mesure comme l'accroissement des pouvoirs discrétionnaires de la police n'empêchera pas complètement les attentats perpétrés par des gens résolus à mourir pour leur cause. En revanche, il est presque certain que les mêmes mesures affecteront les innocents que l'on cherche à protéger, et de manière disproportionnée. Sauf erreur, aucun terroriste du FLQ ne se trouvait parmi les centaines d'indépendantistes arrêtés et détenus à titre préventif durant la crise d'octobre 1970. Que nos États soient gentils et n'aient pas l'intention d'accabler les innocents, comme nous le répète naïvement le ministre de la Justice Anne McLellan, n'endiguera pas les débordements. L'exemple du pays de Tony Blair est édifiant, d'autant plus que le projet de loi du gouvernement libéral comporte des clauses étrangement similaires au Prevention of Terrorism Act adopté par le gouvernement britannique en 1974 dans l'espoir de contrer le terrorisme de l'IRA. Près de 90% des milliers de personnes détenues entre 1974 et 1986 ne furent jamais accusées de quelque crime que ce soit. Les dispositions relatives à la détention préventive de la loi britannique ont même été condamnées par la Cour européenne des Droits de l'Homme. Le Prevention of Terrorism Act a aussi entraîné la condamnation d'innocents. Un des cas les plus célèbres reste celui des quatre personnes soupçonnées faussement d'un attentat à la bombe dans la ville de Guildford. Ils furent condamnés à la prison à vie et y passèrent 15 ans malgré une campagne de plusieurs années pour les faire libérer. Ces innocents furent relâchés lorsqu'il fut démontré que les policiers avaient fabriqué des preuves. Ils auraient obtenu des confessions sous la contrainte. D'autres allégations de confessions sous la contrainte, voire de torture, ont été faites dans des affaires comme celles des
Une clause crépusculaire dans la loi canadienne ne préviendrait pas les dérapages de ce genre. Elle augmenterait seulement la probabilité que les abus soient limités dans le temps. Évidemment, elle ne protège en rien la population contre le genre de pratiques plus insidieuses auxquelles nous a habitués le gouvernement canadien, et qui seraient favorisées par l'adoption de la loi. On pense ici à la constitution de banques de données sur les citoyens. Méfiance SVP Mais il y a d'autres raisons de se méfier de ce projet de loi. Les crises et les guerres sont des moments de l'Histoire qui ont favorisé la croissance de l'État et le déclin des libertés individuelles. Au 20e siècle, les mesures adoptées en temps de crise dans nos pays ont contribué à l'essor du pouvoir étatique et ne sont pas toujours disparues complètement. Plusieurs mesures d'urgence paraissent raisonnables au moment d'être adoptées. Certaines devaient être temporaires, mais sont devenues permanentes: par exemple, l'impôt sur le revenu au Canada devait disparaître avec la fin de la Première Guerre mondiale. Disons que l'idée a fait boule de neige. Il n'est pas question d'insinuer que des concessions faites aux dépens des libertés individuelles en ce temps de crise mèneraient directement au totalitarisme. Reste qu'une restriction des libertés, même timide – épithète trop faible pour qualifier le projet de loi canadien sur le terrorisme – a souvent comme conséquence, imprévue à l'origine, de paver la voie à d'autres reculs. Dans le meilleur des cas, les mesures d'urgence disparaissent une fois la crise passée après avoir considérablement augmenté le seuil de tolérance de la population envers les prochaines mesures. On devrait aussi s'inquiéter de ce que les débordements éventuels seront forcément plus dramatiques aujourd'hui qu'il y a 50 ans, voire que certaines pratiques policières s'installent insidieusement dans notre vie quotidienne. Tout d'abord, parce que les innovations technologiques rendent la collecte d'information moins coûteuse et la surveillance policière plus facile et plus efficace. Ensuite, parce que nos États ont atteint des proportions gigantesques et n'ont cessé de s'immiscer dans nos vies au cours des dernières années. Pas besoin de croire en l'existence de politiciens machiavéliques qui n'attendent qu'une occasion d'instaurer Big Brother pour s'alarmer: la nature du système et de ses incitations expliquent comment les États tombent plus ou moins rapidement dans la boulimie quand il s'agit de restreindre les libertés individuelles et d'intervenir dans la vie des citoyens. En ce domaine, force est de constater que nos gentils gouvernements n'ont rien perdu de leur voracité depuis le 11 septembre. Ils vaquent à leurs occupations habituelles et ne renonceront pas à criminaliser tout ce qui bouge. Par exemple, l'administration Bush s'attaque maintenant à la distribution de marijuana à des fins médicales en Californie et dans les autres États où son utilisation par les malades a pourtant été légalisée. Au Canada, pendant ce temps, des agents de la GRC perquisitionnaient aux bureaux d'une association de propriétaires d'armes à la requête de bureaucrates d'Élections Canada. Ceux-ci accusent l'association d'avoir contrevenu à la Loi électorale du Canada (C-2) en distribuant gratuitement des affiches critiquant la loi sur les armes (C-68) durant la dernière campagne électorale ( Nous devrions donc y penser deux fois avant d'accorder d'autres pouvoirs à nos gentils gouvernements et d'ajouter aux milliers de pages de lois qu'ils nous imposent déjà. Le projet de loi fédéral sur le terrorisme compromettra sérieusement nos libertés d'une manière ou d'une autre. Succomber à la panique et se jeter aveuglément dans les bras de l'État à chaque crise serait une erreur. Vaut mieux assumer lucidement les risques de la liberté et réagir autrement à la menace terroriste que par l'accroissement du pouvoir déjà considérable du gouvernement et de sa police. Ou alors, nous sommes condamnés à retomber toujours dans les mêmes pièges, et à n'avoir bientôt plus de libertés à défendre du tout.
|
<< retour au sommaire |
|