Montréal, 8 décembre 2001  /  No 94  
 
<< page précédente 
  
  
 
 
Claire Joly est diplômée en anthropologie de l'Université de Montréal.
 
OPINION
 
DE LA PSEUDO-SCIENCE À LA SURVEILLANCE
 
par Claire Joly
  
  
          Selon un sondage Gallup rendu public le 27 novembre dernier, 76% des Canadiens se disent d'accord avec l'enregistrement universel des armes à feu. Au Québec, cette mesure reçoit l'appui de 90% des répondants. Ce sondage d'une seule question a été réalisé au moment où le gouvernement fédéral lançait une campagne de propagande auprès des propriétaires d'armes de la province.
 
          L'enregistrement universel demeure sans doute la plus connue des dispositions de la loi de 1995 sur les armes à feu (C-68), mais ce n'est pas la seule. En vertu de cette loi, tout propriétaire d'arme doit être fiché à titre préventif dans le registre de la police. Il doit aussi subir tous les 5 ans un interrogatoire écrit portant sur sa vie privée. Dans un rapport rendu public le 29 août dernier, le Commissaire à la protection de la vie privée du Canada a d'ailleurs dénoncé les questions concoctées par les bureaucrates du ministère de la Justice. La plupart ne constituent même pas des prédicteurs de violence. Qu'à cela ne tienne, les centaines de milliers d'honnêtes citoyens qui possèdent des armes sans s'être prêtés à l'exercice sont maintenant des criminels passibles de 10 ans de prison (article 92 du Code criminel). 
  
Convictions contre analyse 
 
          La futilité de l'enregistrement universel des armes en matière de prévention des morts violentes est bien établie dans la littérature criminologique et sociologique, pour ne mentionner que cette mesure de contrôle en particulier. La loi confère aussi des pouvoirs excessifs à la police. Prix de la facture? Près de 700 millions de dollars depuis quelques années, et ce n'est pas fini. 
 
          Les artisans des récentes lois sur les armes ont néanmoins convaincu bon nombre de Canadiens de la pertinence de mesures coûteuses et liberticides. Ils ont cautionné de nombreux mythes concernant la relation entre armes à feu et violence, dont on retrace généralement l'origine à des travaux produits par des activistes américains. Dans leur littérature, le dogme n'est jamais remis en cause: l'accessibilité des armes est la source de maux indicibles et il faut à tout prix en réduire le nombre. Cette conviction a priori l'emporte sur l'analyse des faits, en violation flagrante des principes de toute démarche intellectuelle qui se respecte. 
  
          Les auteurs des recherches américaines sont souvent des médecins devenus chercheurs en herbe qui se disent ouvertement anti-armes quand ils ne sont pas carrément prohibitionnistes. Les plus extrémistes appartiennent au mouvement qu'il convient d'appeler par son nom américain de « Public Health ». La mouvance a une influence politique certaine qui ne se limite pas à la question des armes à feu(1). 
 
     « Les études de pacotille des activistes du Public Health sont invoquées par leurs porte-paroles canadiens pour justifier des lois sur les armes qui sapent des libertés fondamentales. Ils font la promotion d'une société de surveillance où les citoyens sont réduits à des irresponsables ou à des menaces en puissance. »
 
          Les failles des travaux en cause sont abyssales. Ils sont généralement le produit de méthodes d'analyse désuètes. Les échantillons sont minuscules et rarement représentatifs. Les indicateurs choisis sont presque toujours invalides. Et on ne contrôle pas pour les autres variables qui peuvent affecter les résultats(2). 
  
Exercices de style 
 
          Pour étayer leurs thèses, il n'est pas rare que les pseudo experts citent des travaux dont la conclusion est à l'opposé de ce qu'ils auraient dû y lire, ou encore des études qui ne contiennent aucune donnée concernant leur propos. Ils renvoient à des prétendues recherches qui sont en vérité des éditoriaux, voire à des statistiques qui n'existent pas. Le phénomène est si répandu dans la littérature médicale à prétention sociologique qu'il a été baptisé du nom de « gun-aversive dislexia » ou dislexie hoplophobe(3). 
  
          Une autre forme du syndrome afflige ces chercheurs du dimanche. On pourrait la nommer « cécité hoplophobe ». Ils ne s'intéressent pas aux phénomènes qui semblent contredire leurs préjugés sur la relation entre accessibilité des armes et morts violentes. Mentionnons la baisse importante des décès accidentels par balle aux États-Unis entre 1966 et 1987. Elle a coïncidé avec une grande augmentation du nombre d'armes détenues. 
  
          Les pseudos experts ont également l'habitude d'ignorer la recherche criminologique, sociologique et économique, ou alors de la réfuter avec de simples spéculations. À ne considérer que cette littérature engagée qui existe en vase clos et ne cite qu'elle-même, un observateur serait aisément persuadé de l'écrasante supériorité des arguments en faveur des contrôles. C'est souvent ce qui arrive aux rédacteurs de rapports gouvernementaux. Et quand d'aventure ils connaissent les travaux des sciences sociales, ils ont tendance à les mettre sur le même pied que la littérature du Public Health, alors que les premiers sont de qualité bien supérieure sur tous les plans, des méthodes d'analyse à la représentativité des échantillons. 
  
          Que nous apprennent les recherches en sciences sociales? Que l'accessibilité des armes n'a pas d'effets nets sur les taux globaux de morts violentes, qu'il s'agisse d'homicides ou de suicides(4). Des recherches récentes suggèrent même que la restriction de l'accès aux armes — ou, en tout cas, les mesures les plus sévères — seraient non seulement inefficaces, mais aussi préjudiciables aux honnêtes citoyens respectueux des lois(5). 
  
          Les études de pacotille des activistes du Public Health sont invoquées par leurs porte-parole canadiens pour justifier des lois sur les armes qui sapent des libertés fondamentales. Ils font la promotion d'une société de surveillance où les citoyens sont réduits à des irresponsables ou à des menaces en puissance, y compris pour eux-mêmes. Ils demandent que soient criminalisés des comportements pacifiques qui leur déplaisent. Au-delà du débat sur les armes, il faut s'inquiéter du genre de société que ces gens souhaitent pour nous et malgré nous. 
 
 
 
1. Voir « Les fascistes de la santé » de Pierre Lemieux dans Le Québécois libre du 4 juillet 1998. Le mouvement a ses porte-parole au Québec: voir « L'intégrisme casqué » de Pierre Foglia dans La Presse du 4 mars 2000, p. A-5.  >>
2. Pour une critique et une évaluation de cette recherche, voir notamment « Illegitimate Practices in Summarizing Research on Guns and violence », un chapitre de Gary Kleck, Targeting Guns: Firearms and Their Control, Hawthorne NY, Aldine De Gruyter, 1997.  >>
3. Don B. Kates et al., « Guns and Public Health: Epidemic of Violence or Pandemic of Propaganda? », Tennessee Law Review, vol. 62, pp. 513-96 (reproduit à: http://www.guncite.com/journals/gun_control_tennmed.html).  >>
4. Voir la recension de la recherche sur la relation entre armes à feu et morts violentes qui sert de référence dans les milieux universitaires: Gary Kleck, Point Blank: Guns and Violence in America, Hawthorne NY, Aldine de Gruyter, 1991. Cet ouvrage était récompensé en 1993 par l'American Society of Criminology. (sommaire de l'ouvrage, écrit par l'auteur: http://rkba.org/research/kleck/point-blank-summary).  >>
5. Voir par exemple « Les armes et la légitime défense », de Pierre Lemieux dans Le Figaro-Économie du 5 février 1999, p. XI (reproduit à http://www.pierrelemieux.org/artlott.html).  >>
 
 
Articles précédents de Claire Joly
 
 
<< retour au sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO