Montréal, 2 mars 2002  /  No 99  
 
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Murray Rothbard
(1926-1995)
 
 
* Cet article contient le chapitre 25 de L'éthique de la liberté (d'abord paru sous le titre The Ethics of Liberty en 1982) par Murray Rothbard. La traduction française de François Guillaumat et Pierre Lemieux est parue aux éditions Les Belles Lettres, Collection « laissez-faire », Paris, 1991. Nous reproduisons cet extrait avec l'aimable permission de l'éditeur.
 
CLASSIQUES LIBERTARIENS
 
DES RELATIONS ENTRE ÉTATS *
 
par Murray Rothbard
  
 
            Chaque État s'est arrogé un monopole de la force sur un territoire donné dont la dimension varie selon les circonstances historiques. La politique étrangère ou les relations internationales se définissent comme les relations entre un État donné, X, et d'autres États, Y, Z, W, ainsi qu'entre les habitants qui dépendent de ces États. Dans un monde parfaitement moral, il n'y aurait pas d'États ni, cela va de soi, de politique étrangère. Mais étant donné que les États existent, la pensée libertarienne peut-elle isoler des principes moraux qui serviraient de norme pour la politique étrangère? Comme dans le cas de la politique intérieure, la normative libertarienne dicte de réduire au minimum le degré de violence exercée contre les personnes par les hommes de l'État. 
  
          Avant de nous pencher sur les actes inter-étatiques, retournons pour un moment à notre monde purement libertarien sans État, où les individus et les agences de protection dont ils ont retenu les services n'emploient la force que pour défendre les personnes et propriétés contre la violence. Soit Dupont qui est agressé sur sa personne ou sa propriété par Durand. Comme nous l'avons vu, le premier est tout à fait dans son Droit s'il fait usage de la violence défensive pour repousser l'agression. Mais aurait-il également le Droit, dans le cadre de ses actions de légitime défense contre Durand, d'utiliser la violence offensive contre des tiers innocents? La réponse est: « évidemment pas ». Car la prohibition de la violence contre la personne ou la propriété de personnes innocentes est absolue; le principe vaut sans égard aux motifs subjectifs de l'agression. Porter atteinte à la personne ou à la propriété d'autrui est immoral et injuste, même si on est Robin des Bois, si on meurt de faim ou si on se défend contre l'agression d'une autre personne. Dans bien des cas, particulièrement dans des situations exceptionnelles, nous pouvons comprendre les raisons qui motivent les gens et compatir avec eux. Il se peut qu'au moment du procès pénal, nous puissions (ou, à proprement parler, la victime ou ses héritiers puissent) leur trouver des circonstances atténuantes, mais on ne peut contourner le fait que l'agression constitue un acte d'injustice, contre lequel la victime a tout à fait le Droit de se défendre, par la force si nécessaire. Résumons: X agresse Y en se défendant contre une menace ou une attaque de Z. On peut juger que ce dernier est davantage coupable, mais on doit quand même condamner l'agression de X comme un acte contraire au Droit, que Y a tout à fait le Droit de repousser par la force.
 
          Plus concrètement, si Dupont est victime d'un vol commis par Durand, il a le Droit de repousser l'intrusion et d'essayer d'appréhender son voleur, mais il n'a absolument pas le Droit, en refoulant celui-ci, de bombarder des maisons et de tuer des innocents, comme il n'a pas le Droit, en l'appréhendant, de tirer à la mitraillette dans la foule. Si Dupont emploie ces moyens, il devient un agresseur criminel tout autant (ou davantage) que Durand. 
 
          Le même raisonnement vaut si les protagonistes ont des hommes de main, c'est-à-dire si la « guerre » éclate entre Durand et ses acolytes d'un côté et Dupont et ses gardes du corps de l'autre. Si Durand et ses hommes ont attaqué Dupont et que celui-ci, avec ses gardes du corps, les traque jusque dans leur repaire, nous les applaudirons; peut-être même, avec d'autres personnes intéressées à combattre le crime, paierons-nous de nos deniers ou de notre personne pour la cause de Dupont. Mais pour mener leur « guerre juste », Dupont et ses hommes n'ont pas davantage que Durand le Droit de commettre des agressions contre des tiers: il n'ont pas le Droit de voler les autres pour financer leur poursuite, ni d'enrôler des gens par la force, ni de tuer des innocents en tentant de capturer les hommes de Durand. Que Dupont et ses hommes commettent n'importe laquelle de ces actions et ils deviennent tout aussi judiciairement coupables que Durand et passibles au même titre des peines réservées aux malfaiteurs. En fait, si Durand a commis un vol et que Dupont recourt à la conscription pour aller l'appréhender, ou tue des innocents au cours de la poursuite, il devient un criminel pire que son voleur puisque les crimes contre la personne, comme l'asservissement et le meurtre, sont à coup sûr bien plus graves que le vol. 
  
          Imaginons que Dupont, en menant sa « guerre juste » contre les dévastations de Durand, tue des innocents et qu'il invoque pour sa défense le slogan « la liberté ou la mort »! L'absurdité de cette « justification » saute alors aux yeux, la question n'étant pas de savoir si Dupont est disposé à risquer personnellement sa vie dans la guerre défensive qu'il mène contre Durand, mais plutôt s'il peut tuer des tiers innocents dans la poursuite de ses buts par ailleurs légitimes. En vérité, Dupont applique plutôt la devise indéfendable: « Ma liberté ou leur mort! » ce qui, on l'admettra, est un cri de guerre beaucoup moins noble. 
  
          La guerre, et même une guerre défensive juste, n'est donc légitime que quand la violence s'exerce exclusivement contre les auteurs même de l'agression. On laissera au lecteur le soin de déterminer combien de guerres ou de conflits dans l'histoire ont satisfait cette condition. 
  
          Un argument souvent entendu, surtout dans la bouche des conservateurs, est que les armes modernes avec leur effroyable capacité de tuer (bombes nucléaires, missiles, armes bactériologiques, etc.) ne représentent qu'une différence de degré, et non de nature par rapport aux armes plus simples du passé. Une première réponse est évidemment que la différence est capitale quand le degré se mesure en nombre de vies humaines. Mais une réplique plus typiquement libertarienne serait plutôt qu'avec l'arc et même le fusil, on pouvait, si on le voulait, viser seulement les vrais criminels, alors que les armes nucléaires modernes ne permettent pas ce pointage précis. Voilà une différence de nature qui est cruciale. Il est vrai que l'arc pouvait servir à des fins agressives, mais il demeure que la flèche pouvait aussi être dirigée sur les seuls agresseurs. Les armes nucléaires et même les bombes classiques larguées d'un avion ne peuvent être aussi précisément dirigées [Écrit en 1980. N.D.T.]. Ces armes sont, de par leur nature même, des engins aveugles de destruction de masse. (La seule exception concernerait le cas rarissime où un vaste territoire ne serait habité que par une horde de criminels.) La conclusion s'impose donc que l'emploi ou la menace d'armes nucléaires ou d'armes du même genre n'est qu'un crime contre l'humanité qui ne se justifie d'aucune manière(1). 
  
          Voilà pourquoi on doit rejeter le vieux cliché selon lequel ce ne seraient pas les armes mais l'intention de leur utilisateur qui compte dans les questions de guerre et de paix. Car la caractéristique des armes modernes est justement qu'on ne peut pas les employer de manière sélective, d'une manière libertarienne. Par conséquent, on doit s'opposer à leur existence même, et l'objectif du désarmement nucléaire devient une fin en soi. En fait, de toutes les formes de lutte pour la liberté, le désarmement nucléaire représente la plus valable politiquement dans le monde moderne. Car de même que l'assassinat est un crime plus odieux que le larcin, de même l'assassinat de masse – et en l'occurrence, sur une échelle telle que la civilisation et la survie même de l'humanité sont en cause – est le pire crime qu'un homme puisse commettre. Et ce crime est aujourd'hui possible. Les libertariens s'indigneront-ils devant les contrôles de prix ou l'impôt sur le revenu tout en considérant avec indifférence voire approbation le crime suprême d'assassinats de masse? 
  
          Or, si la guerre nucléaire est tout à fait illégitime même quand elle est menée par des gens qui combattent des agressions criminelles, combien plus illégitime est la guerre nucléaire ou même conventionnelle entre États! 
  
          Introduisons l'État dans notre discussion. Chaque État s'arrogeant un monopole de la violence sur un territoire donné, on dit que la « paix » y règne aussi longtemps que ses déprédations et ses extorsions ne rencontrent pas de résistance, aussi longtemps que la seule violence qui y règne est celle, continue et unilatérale, des hommes de l'État contre la population. À l'intérieur d'un tel territoire, la guerre ouverte n'éclate que lors des révolutions, quand le peuple résiste au pouvoir que les hommes de l'État exercent contre lui. On peut appeler « violence verticale » à la fois la situation tranquille de non-résistance à l'État et la situation révolutionnaire, puisqu'il s'agit de violence de l'État contre sa population ou vice-versa. 
  
          Dans le monde que nous connaissons, chaque territoire est dominé par une organisation étatique, et un certain nombre d'États, chacun avec son monopole de la violence sur son territoire, se partagent la surface de la Terre. Il n'existe pas de super-État qui ait le monopole de la violence sur le monde entier; par conséquent, un état d'« anarchie » prévaut entre les différents États(2). Il s'ensuit que, les révolutions sporadiques exceptées, les seules situations de violence ouverte entre deux protagonistes sont celles qui opposent des États: c'est ce que l'on appelle la « guerre internationale » ou « violence horizontale ». 
  
          Il existe des différences cruciales et vitales entre la guerre inter-étatique d'une part et, d'autre part, les révolutions contre l'État ou les conflits entre particuliers. Un conflit révolutionnaire se joue dans un même territoire géographique, où habitent les créatures de l'État et les révolutionnaires. La guerre inter-étatique oppose deux groupes dont chacun détient un monopole sur son territoire, elle dresse donc les uns contre les autres les habitants de territoires différents. Des conséquences importantes découlent de cette distinction. 
 
1. La guerre inter-étatique se prête beaucoup plus facilement à l'emploi des armes modernes de destruction de masse. Dans un conflit intra-national, si l'escalade des moyens de destruction va trop loin, on risque de se détruire soi-même en voulant frapper l'ennemi. Ni un groupe révolutionnaire ni les hommes de l'État qui le combattent ne recourront aux armes nucléaires. Mais quand les belligérants habitent des territoires distincts, les armes modernes deviennent utilisables et on fait appel à tout l'arsenal des moyens de destruction de masse. 
  
2. Un corollaire de la première conséquence est que, s'il est tout de même possible à des révolutionnaires de bien viser leurs ennemis étatiques et d'éviter ainsi de frapper des innocents, la guerre inter-étatiques se prête beaucoup plus difficilement à cette discrimination. La constatation vaut pour les armes conventionnelles et, a fortiori, pour les armes modernes, avec lesquelles viser précisément l'ennemi devient tout à fait impossible. 
  
3. S'ajoute à cela le fait que, l'État pouvant mobiliser toute la population et toutes les ressources de son territoire, chaque État considérera et traitera les citoyens de l'État ennemi comme, au moins temporairement, ses propres ennemis, et il portera la guerre jusqu'à eux. Ainsi, toutes les caractéristiques de la guerre entre deux territoires pointent vers la tendance pratiquement inévitable pour chacun des États belligérants d'agresser les civils innocents – les individus privés – de l'autre. Avec les armes modernes de destruction de masse, cette tendance se matérialise à coup sûr. 
  
          Si une caractéristique distinctive de la guerre inter-étatique se trouve dans son caractère inter-territorial, une autre vient de ce que chaque État vit de l'impôt de ses sujets. Un État qui fait la guerre à un autre augmente et étend nécessairement son agression fiscale contre son propre peuple. Les conflits entre individus civils peuvent être, et sont en général, menés et financés volontairement par les parties en cause. Les révolutions peuvent être, et sont généralement, financées et réalisées par des contributions volontaires de la population. Mais les guerres entre États ne peuvent être menées qu'au moyen d'agressions contre les contribuables. 
 
     « Si une caractéristique distinctive de la guerre inter-étatique se trouve dans son caractère inter-territorial, une autre vient de ce que chaque État vit de l'impôt de ses sujets. Un État qui fait la guerre à un autre augmente et étend nécessairement son agression fiscale contre son propre peuple. »
  
          Bref, toutes les guerres étatiques aggravent l'agression dont sont victimes les contribuables même de l'État en guerre, et presque toutes (à notre époque: toutes) entraînent un maximum d'agressions (de meurtres) contre les civils innocents dominés par les civils innocents dominés par les hommes de l'État ennemi. Les révolutions, au contraire, sont souvent financées volontairement et elles permettent au moins de viser les dirigeants de l'État. Et, dans un conflit privé, on peut fort bien n'exercer de violence que contre les criminels. En conclusion, donc, tandis qu'il peut y avoir des révolutions et des conflits privés légitimes, les guerres étatiques sont toujours condamnables. 
  
          On peut s'attendre à l'objection suivante de la part de certains libertariens: « Bien que nous déplorions évidemment aussi le recours à l'impôt pour financer les guerres ainsi que le monopole des hommes de l'État sur les services de protection, nous devons être conscients qu'aussi longtemps que le monde actuel est ce qu'il est, nous devrons appuyer les hommes de l'État quand ils mènent des guerres défensives justes. » Ce que nous avons dit précédemment suggère une réponse du genre: « En effet, les États existent et, aussi longtemps qu'il en est ainsi, l'attitude libertarienne devrait être d'exiger au minimum que chaque État confine ses activités au territoire où il exerce son monopole. » Autrement dit, le libertarien veut réduire autant que possible le domaine de l'agression étatique contre les individus privés, « étrangers » comme « nationaux ». La seule manière de réaliser cela dans les affaires internationales est que les gens de chaque pays amènent les hommes de leur propre État à limiter leurs activités au territoire qu'ils monopolisent et à ne commettre aucune agression contre d'autres États monopoleurs – ni contre les gens dominés par ceux-ci. Bref, l'objectif que poursuit le libertarien est de réduire les États actuels au plus bas degré possible d'agression contre la personne et la propriété. Et cela signifie d'éviter absolument la guerre. Les peuples assujettis à chaque État doivent exhorter les hommes de « leurs » États respectifs à ne pas s'attaquer et, si un conflit armé éclate, à négocier un armistice ou à déclarer un cessez-le-feu aussi vite que possible. 
  
          Imaginons le cas rarissime où il est clair que les hommes d'un État ne cherchent qu'à défendre la propriété de l'un de leurs citoyens. Par exemple, un ressortissant du pays X voyage ou investit dans le pays Y et les hommes de l'État Y l'agressent dans sa personne ou dans sa propriété. Voilà certainement, dirait notre critique libertarien, une situation où les hommes de l'État X devraient menacer ou attaquer ceux de l'État Y afin de protéger la propriété de « leur » ressortissant: puisque les hommes de l'État ont assumé le monopole de la sécurité de leurs citoyens, ils sont dans l'obligation de faire la guerre pour défendre n'importe lequel d'entre eux, et les libertariens devraient reconnaître là le prototype de la guerre juste. 
  
          Or, rappelons-le, chaque État ne détient un monopole de la violence, et donc de la sécurité, que sur son propre territoire. Il ne détient aucun monopole – ni même aucun pouvoir – dans aucune autre région. Par conséquent, si un habitant du pays X déménage ou investit dans le pays Y, le libertarien doit considérer qu'il le fait à ses risques et périls face à l'État monopoleur du pays Y, et qu'il serait immoral et criminel de la part des hommes de l'État X, de tuer des innocents dans l'autre pays en plus d'imposer leurs propres contribuables pour protéger la propriété de leur ressortissant, voyageur ou investisseur(3). 
  
          Notons du reste qu'il n'existe aucun moyen de se protéger contre les armes nucléaires (la seule « protection » actuelle résidant dans la menace de la « destruction mutuelle assurée ») et donc, que les hommes de l'État sont en fait incapables de remplir aucune fonction de sécurité internationale aussi longtemps que ces armes existent. 
  
          Quelles que soient les causes particulières d'un différend, l'objectif libertarien sera de persuader les hommes des États de ne pas se déclarer la guerre et, dans l'éventualité d'un conflit, d'agiter le drapeau blanc et de négocier un cessez-le-feu et un traité de paix le plus vite possible. Incidemment, cet objectif fut incorporé dans le vieux droit international des XVIIIe et XIXe siècles, dans cet idéal de non-agression entre États que l'on appelle maintenant la « coexistence pacifique ». 
  
          Supposons toutefois que, malgré l'opposition libertarienne, la guerre éclate et que les hommes des États belligérants ne négocient pas. Quelle doit être la position libertarienne? À l'évidence, limiter au maximum le potentiel d'agression contre les civils innocents. L'ancien droit international comportait deux excellents instruments à cette fin: les « lois et coutumes de la guerre », et les « lois de la neutralité » (ou « lois des neutres »). Ces dernières avaient pour but de confiner la guerre aux États belligérants, d'empêcher toute agression contre les États et les personnes des autres nations. D'où l'importance des anciens principes américains aujourd'hui tombés en désuétude comme la « liberté des mers » ou les dispositions restreignant sévèrement le Droit des belligérants d'empêcher le commerce des neutres avec le pays ennemi. Bref, la position libertarienne consiste à pousser les hommes des États à respecter pleinement les Droits des citoyens neutres. 
  
          Quant aux lois et coutumes de la guerre, elles visaient à limiter le plus possible la transgression des Droits des civils par leurs États en guerre. Le juriste britannique F.J.P. Veale explique: 
          Ce code énonçait le principe fondamental que les hostilités entre les peuples civilisés ne doivent mettre en jeu que les forces armées engagées dans la guerre [...] Il établissait la distinction entre combattants et non-combattants, proclamant que les premiers n'étaient là que pour se combattre entre eux et donc que l'on devait tenir les seconds à l'écart des opérations militaires(4).
          En condamnant toutes les guerres sans égard pour leurs motifs, le libertarien a bien conscience que, dans un conflit donné, les hommes de l'États belligérants peuvent être coupables à des degrés divers. Mais sa condamnation de toute participation des hommes de l'État à la guerre l'emporte sur toute autre considération. D'où sa ligne de conduite: inciter les hommes des États à ne pas déclencher la guerre ou à y mettre fin, et à limiter les dommages causés aux civils. 
  
          De cette politique libertarienne de coexistence pacifique et de non-intervention entre États découle le refus nécessaire de toute aide étrangère. Car toute aide des hommes de l'État X à ceux de l'État Y accroît l'agression fiscale contre les gens du pays X et alourdit la répression des hommes de l'État Y contre leur propre peuple. 
  
          Examinons maintenant, à la lumière de la théorie libertarienne, le problème de l'impérialisme, défini comme une agression commise contre le peuple du pays Y par les hommes de l'État X, qui lui imposent la domination étrangère. Cette domination du pays Y peut s'exercer directement ou par l'intermédiaire d'un gouvernement fantoche. Il est sans aucun doute légitime pour le peuple de Y de se révolter contre la domination impériale de X (directement contre l'État X ou contre l'État fantoche Y), à condition, ici encore, que le feu révolutionnaire vise bien les dirigeants. Souvent, des conservateurs – et même certains libertariens – ont prétendu que l'on devait soutenir l'impérialisme occidental dans les pays sous-développés parce qu'il protège les Droits de propriété plus efficacement que les régimes indigènes qui prendraient éventuellement la succession. Or, en premier lieu, le jugement porté sur ce qui pourrait succéder au statu quo est un exercice purement spéculatif alors que l'oppression actuelle exercée par l'impérialisme n'est que trop réelle et condamnable. Deuxièmement, cette analyse ne tient pas compte des dommages infligés au contribuable occidental que le fisc pille et écrase pour financer les guerres coloniales et entretenir la bureaucratie impériale(5). Ne serait-ce que pour cette dernière raison, l'impérialisme doit être condamné par le libertarien. 
  
          Cette opposition à la guerre inter-étatique amène-t-elle le libertarien à refuser toute modification des frontières existantes de régimes injustes? Certes non. Supposons que l'État de « Bordurie » ait attaqué la « Syldavie » et annexé sa région ouest. Les Syldaves occidentaux désirent ardemment être réunis à leurs frères syldaves (peut-être parce qu'ils veulent pouvoir parler en paix la langue syldave). Que faire? Il y a évidemment la voie des négociations pacifiques entre les deux puissances; mais supposons que les impérialistes bordures se révèlent inflexibles. Une autre solution est que les Bordures conduisent les hommes de leur État, au nom de la justice, à abandonner les territoires conquis. Mais supposons que cette méthode ne marche pas non plus. Notre opinion demeure qu'une guerre lancée par l'État syldave contre la Bordurie serait illégitime. Les voies légitimes du changement sont: 1) le soulèvement populaire des Syldaves occidentaux contre l'oppression; 2) l'assistance de groupes syldaves privés (ou, le cas échéant, d'amis de la cause syldave dans d'autres pays) aux rebelles de l'Ouest – assistance qui peut prendre la forme d'équipement ou de combattants volontaires. 
  
          Enfin, n'oublions pas la tyrannie intérieure qui accompagne inévitablement la guerre inter-étatique, et qui lui survit généralement longtemps. Randolph Bourne, a bien vu que la « guerre est la santé de l'État »(6). C'est dans la guerre que l'État réalise sa véritable nature: il grandit en puissance, en nombre, en fierté, il obtient un empire absolu sur l'économie et la société. Le mythe pernicieux qui permet aux hommes de l'État de s'engraisser par la guerre serait une action de défense de leurs sujets menée par les hommes de l'État. Il ne s'agit là que d'un bobard, c'est le contraire qui est vrai. Car si la guerre est la santé de l'État, elle représente aussi son plus grand danger. Un État ne peut « mourir » que défait dans la guerre ou vaincu par la révolution. Ainsi les hommes d'un État en guerre mobilisent-ils frénétiquement le peuple pour qu'il se batte pour eux contre les hommes d'un autre État, sous prétexte que ce serait pour eux qu'eux-mêmes se battraient. La guerre militarise et étatise la société, qui devient une horde à l'affût de ses ennemis prétendus, les hommes de l'État extirpant et réprimant toute dissension pour ne pas nuire à l'effort officiel de guerre et trahissant cavalièrement la vérité au nom d'un prétendu intérêt national. La société devient un camp fortifié, adoptant – pour reprendre les termes d'Albert Jay Nock – les valeurs et l'état d'esprit d'une « armée en campagne »(7). 
  
 
1. Pour un exposé clair de la validité morale de la distinction entre combattants et non-combattants, cf. G.E.M. Anscombe, Mr. Truman's Degree, Oxford, autoédité, 1956. L'opuscule avait été publié pour protester contre l'attribution d'un diplôme Honoris causa au Président Truman par l'université d'Oxford.  >>
2. Il est curieux – et signe d'incohérence – que les partisans conservateurs de l'« État limité » dénoncent comme absurde l'élimination d'un monopole de la violence sur un territoire donné, ce qui laisse les individus privés sans suzerain, alors qu'ils insistent tout autant pour qu'on laisse les États-nations sans suzerain pour régler leurs différends.  >>
3. Il existe une autre considération qui s'applique plutôt à la défense « interne » au territoire d'un État donné: moins les hommes de l'État sont capables de défendre les habitants de cette zone contre les attaques des (autres) criminels, plus ces habitants apprendront à connaître l'inefficacité des actions de l'État, et plus ils se tourneront vers des méthodes de défense non-étatiques. L'impéritie des hommes de l'État peut par conséquent jouer un rôle éducatif auprès du public.  >>
4. F.J.P. Veale, Advance to Barbarism, Appleton, Wis.: C.C. Nelson Pub. Co., 1953, p.58.  >>
5. On peut encore énoncer deux faits à propos de l'impérialisme occidental: tout d'abord, les Droits de propriété qui étaient respectés étaient principalement ceux des Européens. La population indigène se voyait souvent voler ses meilleures terres par les impérialistes, et obligés par la violence à travailler dans les mines ou sur les terrains acquis par ces vols.  >>
6. Randolph Bourne, War and the Intellectuals, C. Resek ed., New York: Harper & Row, 1964, p.69.  >>
7. On peut trouver une version plus ancienne de cette opinion dans Murray Rothbard, « War, Peace and State », in Egalitarianism as a Revolt Against Nature and Other Essays, Washington, D.C., Libertarian Review Press, pp.70-80.  >>
 
 
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