Montréal, 30 mars 2002  /  No 101  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
HUMEUR OU RIGUEUR
 
par Jean-Louis Caccomo
  
  
          La grande différence entre la science économique et la science physique, c'est que les découvertes des physiciens sont le plus souvent inattendues. Lorsque le physicien émet des hypothèses et conduit des expériences en laboratoire, il n'a pas une idée totalement précise des résultats qu'il obtiendra. C'est d'ailleurs pourquoi il lui faut procéder à des tests (bien que, dans ce domaine aussi, les discussions sont souvent difficiles entre les théoriciens purs et les physiciens appliqués).
 
          Les expériences sont à l'origine d'éléments de « surprises », lesquelles font généralement progresser le débat théorique en ouvrant de nouvelles pistes. Ainsi, toutes les galaxies devraient se comporter selon des lois de gravitation identiques à celles régissant notre système solaire: plus une planète est proche du soleil et plus elle tourne vite. 
  
          Les chercheurs étaient en droit de s'attendre à ce que les régions extérieures d'une galaxie connaissent un ralentissement de leur vitesse orbitale. Les observations ont pourtant révélé que la vitesse orbitale théorique des étoiles ne correspond pas à la vitesse observée: les étoiles semblent « orbiter » plus vite que ce qui avait été prédit par la théorie. Cette apparente « anomalie »(1) est à l'origine de la théorie de la masse manquante, qui a impulsé ces dernières années les recherches les plus fructueuses dans ce domaine. 
  
          Ainsi, ce n'est pas parce que les résultats observés ne correspondent pas aux attentes du chercheur que les résultats sont mauvais; seule l'interprétation des faits peuvent être mauvaise mais pas les faits eux-mêmes. La surprise fait, par définition, partie intégrante du processus de découverte. La surprise est d'ailleurs un résultat considérable, prouvant que le résultat n'était pas contenu dans les hypothèses; donc, que la théorie n'est pas une simple construction tautologique.  
  
Vérifiables vs escomptés 
 
          C'est une grande leçon pour l'économiste qui prend la mauvaise habitude de modifier ses hypothèses lorsque les résultats qu'il observe par le biais de modèles économétriques ne sont pas en accord avec les résultats escomptés. Mais escomptés par qui? L'analyse économique est influencée par des enjeux politiques et sociaux tels que le chercheur en économie est souvent plus soucieux de contenter son « donneur d'ordre » que de respecter la stricte méthode et l'implacable rigueur scientifiques. 
  
          Le « débat » français autour des 35 heures illustre ce propos. Il y a autant de modèles économétriques pour vérifier la proposition selon laquelle le passage au 35 heures a un effet positif sur l'emploi qu'il y a de modèles construits pour démontrer la proposition contraire. « Il n'y a pas davantage de salut du côté des modèles économétriques. Destinés à analyser la dynamique conjoncturelle de l'économie, ils doivent, pour évaluer les conséquences de ce choc structurel, supposer connus les effets micro-économiques sur l'entreprise, ce qui revient à admettre le problème résolu(2). » Dans ce cas, le modèle est bien moins une théorie scientifique qu'une rhétorique formalisée. 
  
     « Une théorie scientifique ne peut jamais être prouvée au même degré d'absolu que le théorème mathématique, et cela est vrai pour toutes les sciences, ce qui relativise quelque peu la distinction usuelle entre sciences exactes et sciences humaines ou sciences sociales. »
 
          Cependant, comme l'a souligné le mathématicien Bertrand Russel, « toutes les sciences exactes sont dominées par l'idée d'approximation(3) ». Seule la preuve mathématique peut prétendre à l'exactitude: une fois établie, elle reste valable jusqu'à la fin des temps. Il y a donc une différence fondamentale entre preuve mathématique et preuve scientifique: une théorie scientifique ne peut jamais être prouvée au même degré d'absolu que le théorème mathématique, et cela est vrai pour toutes les sciences, ce qui relativise quelque peu la distinction usuelle entre sciences exactes et sciences humaines ou sciences sociales.  
  
          Par définition, toute preuve scientifique est inévitablement fragile, provisoire et floue tandis que la preuve mathématique est absolue et indubitable. Pythagore mourut certain que son théorème, qui était déjà vrai 500 ans avant notre ère, resterait vrai pour l'éternité. Aucun scientifique – qu'il soit économiste ou physicien – ne peut se reposer sur une telle certitude. Cependant, à l'attention de tous ceux qui douteraient encore de l'utilité de l'abstraction et de la formalisation, il faut faire remarquer « qu'une part essentielle des progrès intellectuels et matériels que l'humanité a connus depuis cinq mille ans a résidé et réside toujours dans la mise en oeuvre de symboles d'écriture et de représentation abstraite(4) ». Après tout, l'histoire a débuté avec l'invention de l'écriture... 
  
          L'action humaine est fondée sur la raison ou la rationalité. C'est une hypothèse fondamentale en science économique; et la raison est le propre de l'homme: lorsque l'homme préhistorique s'est brûlé au premier contact du feu, il a utilisé une branche pour dompté le feu, inventant du même coup le principe de la torche. 
  
S'improviser économiste 
 
          Il demeure qu'il est plus facile de se faire passer pour un économiste que pour un biologiste, un chimiste ou un physicien. Un syndicaliste comme José Bové peut tenir des propos – même incohérents – sur le commerce international ou un généticien comme Jacquard peut publier des diatribes anti-libérales; plus rares sont les économistes qui tentent de s'improviser biologiste ou physicien. Cependant, il existe au sein de l'université française, un puissant courant qui pousse les économistes – le plus souvent aveuglés par un outil mathématique qu'ils ne semblent plus maîtriser – à mimer le physicien. Ils ont oublié qu'il ne suffit pas de réciter les modèles les plus sophistiqués pour faire oeuvre de science!  
  
          S'il est plus tentant et gratifiant de pratiquer la langue de bois – même mathématique – en économie qu'en physique, n'attribuons pas à la science économique elle-même les défauts qui sont liés à la pratique de certains chercheurs plus soucieux de plaire à tel parti, à tel syndicat ou de flatter l'opinion que d'obéir à une méthode rigoureuse. C'est une chose que de considérer l'objectivité comme un but impossible à atteindre, mais c'est une toute autre chose que d'abandonner la quête de l'objectivité; car c'est abandonner l'aiguillon qui fait progresser toute la connaissance. 
  
  
1. La réalité ne peut pas être « anormale »; c’est seulement lagrille de lecture de la réalité qui peut être soit adaptée, soit erronée. 
2. Maarek G., « Le fétichisme des 35 heures », Sociétal, no 18, Revue de la SEDEIS, Paris, 1998. 
3. Singh S., Le Dernier Théorème deFermat, J.C. Lattès, Paris, 1998, p.48.
4. Bruter, C.P., La construction des nombres, Ellipses, Paris, 2000, p. 59.
 
 
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