Montréal, 30 mars 2002  /  No 101  
 
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Carl-Stéphane Huot est étudiant en génie mécanique à l'Université Laval.
 
SCIENCES, INDUSTRIES ET SOCIÉTÉ
 
ESPRIT CRITIQUE, ES-TU LÀ?
(seconde partie)
 
par Carl-Stéphane Huot
 
     Les femmes aiment ça le mariage. Saviez-vous que 50% des personnes qui se marient sont des femmes?
 
-Vieille blague sur les statistiques
 
 
          Les statistiques et les sciences sociales peuvent aisément être manipulées pour orienter les débats de société. Aujourd'hui, je termine mon texte sur les pseudo données scientifiques servant surtout à influencer la population et les gouvernements.
 
Manipuler les seuils 
  
          L'une des manières les plus simples de trafiquer des statistiques demeure la manipulation du seuil. Le seuil, c'est par exemple le niveau de revenu requis pour être considéré comme pauvre. Si je fixe celui-ci plus bas, j'aurai moins de pauvres. Si je le fixe plus haut, j'en aurai plus. C'est ainsi qu'une polémique est née l'an dernier, le changement des critères faisant diminuer par plus de la moitié le taux de pauvreté au Canada, si nous nous fions à l'Institut Fraser (voir OÙ EN SOMMES-NOUS AVEC LE CALCUL DE LA PAUVRETÉ?, le QL, no 86 et DEUX FOIS MOINS DE PAUVRES AU CANADA, PAS SURPRENANT!, le QL, no 86). 
  
          Un autre cas est encore plus intéressant, puisqu'il est presque entièrement qualitatif. Il s'agit du niveau d'analphabétisme au Canada. Le gouvernement canadien soutient dans ses publicités que le nombre de personnes analphabètes au pays est d'un million et le gouvernement du Québec, qu'il est d'un million au Québec seulement – la province comptant pour 24% de la population du Canada. Si nous refusons l'idée que tous les analphabètes canadiens sont au Québec, il faut donc regarder du côté des définitions dont nous disposons. 
  
          La première nous vient de l'UNESCO: « Est fonctionnellement analphabète une personne incapable d'exercer toutes les activités pour lesquelles l'alphabétisation est nécessaire dans l'intérêt du bon fonctionnement de son groupe et de sa communauté, et aussi pour lui permettre de continuer à lire, à écrire et à calculer en vue de son propre développement et de celui de la communauté. » 
  
          Une autre nous est donnée sur le site internet du groupe de pression National Adult Literacy Database: « Dans la majorité des pays le degré d'alphabétisation est mesuré par la durée de la fréquentation scolaire. Le seuil minimum se situe aujourd'hui à neuf ou douze années de scolarité, soit la fin du secondaire. En Amérique du Nord, l'"analphabétisme complet" est synonyme d'études primaires incomplètes tandis que l'"analphabétisme fonctionnel" équivaut à des études secondaires incomplètes. » 
  
        Le dictionnaire universel francophone nous dit: Analphabète: Qui ne sait ni lire ni écrire. Analphabète fonctionnel: personne qui ne possède pas les rudiments de lecture, d'écriture et de calcul nécessaires à son insertion sociale. Encore là, j'ai un problème. Qu'est-ce qu'un niveau satisfaisant de connaissance? Est-il le même pour tous? Si oui, lequel? Sinon, comment s'assurer que chaque personne aura au minimum le « bon » niveau, et comment mesurer le pourcentage de gens qui ne l'ont pas par rapport à leur situation? Aussi, y a-t-il d'autres connaissances ou habiletés qui pourraient être importantes pour une bonne intégration sociale? Qu'est-ce qu'une bonne intégration sociale, pour commencer? 
  
          Ces trois définitions sont très différentes, comme il est facile de le voir. La deuxième, a priori plus précise que la première, est bien sûr adoptée par tous les groupes qui désirent que le gouvernement injecte beaucoup plus d'argent dans l'éducation et les programmes d'alphabétisation. Pourtant, elle est plus ou moins biaisée par le fait que bon nombre de gens ne possédant pas de diplômes d'études secondaires sont quand même capables de faire face à leurs obligations et de « fonctionner ». D'un autre côté, j'ai déjà lu dans le Sélection du Reader's Digest l'histoire d'un Américain qui avait un doctorat, qui enseignait à l'Université, mais qui était incapable de lire un livre à sa fille nouvelle-née. Même si ce dernier cas est extrême, ce genre de définition est pour le moins boiteuse. 
  
          De toute façon, notre monde est tellement complexe que nous finissons tous un jour ou l'autre par nous retrouver devant des situations où nous sommes désarmés. Par exemple, je suis assez peu l'actuelle campagne présidentielle française. Je ne connais pas la position de messieurs Chirac et Jospin face à une éventuelle libéralisation des échanges entre l'Europe et l'Amérique du Nord. Pour ceux que cela intéresse, le Canada a déjà entrepris des négociations en ce sens avec la Scandinavie. Pourtant, cela risque de me toucher bientôt, autant comme citoyen que comme futur ingénieur quand j'aurai fini mes études. Sans aller aussi loin, j'ai tous les jours à porter des jugements sur ce que me disent les différents groupes de pression, sans nécessairement avoir tous les outils pour le faire. D'autres personnes, dont les familles de jeunes hyperactifs dont je m'occupe, sont isolées parce qu'elles ne connaissent pas les ressources mises à leur disposition. Nous sommes donc tous en partie « analphabètes » si je pousse les définitions mentionnées ci-haut à leur limite. Nous sommes aussi vulnérables à la manipulation. 
  
     « La manière qu'a le gouvernement d'agir du tac au tac à la suite d'événements qui attirent l'attention, dans le but de ne pas trop se faire critiquer, fait en sorte que nous manquons de recul pour juger tout ce qui se passe et les "solutions" qu'on tente d'apporter. »
  
          Sans mentir, ces groupes de pression ne nous disent pas toute la vérité, car pour la majorité d'entre nous, un analphabète est quelqu'un qui ne sais vraiment ni lire, ni écrire. D'ailleurs, les publicités du gouvernement du Québec à ce sujet sont assez explicites: dans l'une, des grévistes agitent des pancartes complètement blanches, et dans l'autre, un automobiliste se retrouve près d'une bretelle d'autoroute, avec devant lui des panneaux routiers vierges de toute inscription. Même moi, je n'ai appris cette définition qu'en faisant ma recherche pour ce texte. 
  
L'humain est unique, changeant et rarement cohérent 
    
          En sciences sociales, les gens visent à trouver des lois de comportement fiables ou du moins, à dégager des tendances qui pourront être par la suite utilisées par les gouvernements par exemple pour modifier des lois existantes. Cependant, cela me pose plus d'un problème, à commencer par le fait que chaque être humain est unique, changeant et finalement très rarement complètement cohérent avec lui-même. 
  
          Ainsi, la forte médiatisation d'un problème peut fausser la perception. Par exemple, quand un crime particulièrement horrible est commis, les gens sont beaucoup plus favorables à la peine de mort, puis cela s'estompe lorsque les médias cessent d'en parler.  
  
          En début d'année, la Presse canadienne a fait un sondage pour savoir dans quels corps de métiers les Canadiens placent leur confiance. Oh! Surprise! Cette année, les pompiers arrivent premiers, les policiers pas très loin derrière et les politiciens sont à la cave, comme d'habitude. Pourtant, avant, les infirmières avaient la palme, et les policiers étaient passablement plus bas à cause de bavures hyper médiatisées. Les événements du 11 septembre ont bien sûr changé cette perception. 
  
          Il est aussi facile avec les sondages de faire varier habilement les réponses. Un cas flagrant est celui de la question concernant la satisfaction envers les gouvernements. Par exemple, si un sondage commence avec une question sur le niveau de satisfaction général, celui-ci peut être assez élevé. Cependant, si cette question vient après une autre concernant le domaine de la santé, le niveau de satisfaction sera beaucoup plus bas. 
  
          On peut également truquer des graphiques pour modifier les perceptions. Une méthode très simple consiste à jouer avec les échelles. Ainsi, en doublant ou en divisant par deux l'axe X et/ou l'axe Y, on peut accentuer ou diminuer l'ampleur de la variation de la donnée dans l'esprit des gens. 
  
          Pour apaiser la colère de certains groupes relativement aux vidéopokers, le gouvernement du Québec a annoncé en grande pompe l'an dernier qu'il allait sacrifier 10% des machines pour diminuer le jeu compulsif. Les médias ont aussitôt conclu que le gouvernement renonçait à 10% de ses revenus de loteries vidéo, soit environ 60 millions de dollars. Pourtant, si nous supposons que les joueurs vont se déplacer pour continuer de jouer, ce ne sera probablement que de 15 à 20 millions de dollars qui seront sacrifiés par le gouvernement, puisque les machines ne rapportent pas toutes la même chose et que ce seront bien sûr les machines les moins rentables qui seront retirées. De toute façon, le gouvernement semble avoir fait le choix délibéré de laisser des joueurs se ruiner et se suicider, plutôt que de voir des gens mourir à l'urgence – parce que ces derniers sont beaucoup plus encombrants quand ils meurent... 
  
          Nous pouvons certainement nous demander jusqu'à quel point la perception d'un problème n'est pas plus importante que le problème lui-même. Les stratégies de communication des groupes de pression ne sont jamais à court de superlatifs ou de réductionnismes, ni de répétition sans fin des mêmes concepts douteux. La perception des gens peut très bien être faussée par toutes ces informations dont nous sommes bombardés jour après jour, sans aucun recul. Et la manière qu'a le gouvernement d'agir du tac au tac à la suite d'événements qui attirent l'attention, dans le but de ne pas trop se faire critiquer, fait en sorte que nous manquons de recul pour juger de tout ce qui se passe et des « solutions » qu'on tente d'apporter. 
  
          Il est nécessaire de traiter avec prudence les études, sondages et autres affirmations sortant des officines des sociologues. L'humain n'est pas mesurable, et la majorité des données que nous pouvons tirer de son comportement et de ses opinions sont qualitatives plus que quantitatives. 
 
 
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