Ces mêmes amis ou parents, lorsque vous leur demanderez s'ils regardent
beaucoup de télé, s'empresseront de répondre «
non » – comme s'il s'agissait d'une maladie honteuse ou d'une
dépendance dont ils sont peu fiers. Pourtant, il vous suffira de
discuter un tant soit peu avec eux pour vous rendre compte qu'ils suivent
bien plus de séries télévisées qu'ils ne veulent
l'admettre... Pourquoi une telle attitude face à une activité
qui, somme toute, est hyper populaire? Peut-on devenir dépendant
de la télé?
Relation
amour/haine
Quelques fois durant l'année – comme par exemple, lors du traditionnel
« TV-Turnoff Week » –, des journalistes
ou commentateurs culturels ferment leur téléviseur pendant
quelques jours, question d'en parler. L'expérience se solde presque
toujours par des commentaires du genre: « Je ne savais
plus quoi faire. » « C'était
infernal! » « Je tournais en rond
tel un lion en cage. » « J'étais
devenue insupportable comme lorsque j'ai mes règles. »
Suivis des incontournables: « Je suis heureuse que ça
soit terminé. » « Tout ça
n'est qu'un mauvais souvenir maintenant. » «
Ce soir, je m'installe devant ma télé. »
Difficile de s'expliquer un tel engouement pour le médium quand
celui-ci ne fait pas partie de votre vie. Personnellement, je ne regarde
pas la télé. C'est vrai! Les dernières séries
que j'ai suivies religieusement étaient The X-Files et Star
Trek: Voyager, il y a de cela quelques années. Je les regardais
en différé pour pouvoir passer par-dessus les blocs de publicités
en mode « accéléré » – la
seule idée de regarder la télé en temps réel,
avec pubs et tout, me donne des fourmis dans les jambes. Manifestement,
je ne suis pas représentatif de la majorité.
Dans le monde industrialisé, l'individu moyen consacre environ 4
heures par jour à regarder la télé, soit la moitié
de son temps libre – le reste étant consacré au travail et
au sommeil. C'est plus que n'importe quelle autre activité. À
ce rythme, une personne qui vivrait jusqu'à 75 ans passerait une
dizaine d'années devant le petit écran. On serait tenté
de croire que si quelqu'un est prêt à consacrer dix longues
années de sa vie à une activité, ça doit être
parce que celle-ci en vaut la peine. Eh bien non.
Sondées, la plupart des personnes qualifient la télévision
de mauvaise ou d'ennuyeuse et affirment qu'elles préféreraient
faire autre chose de leur temps. Qu'elles fassent autre chose, vous vous
dites sans doute! Pas si simple que ça. Comme nous vivons à
une époque où la victimisation a la cote, de plus en plus
de gens prétendent qu'ils ne peuvent tout simplement plus
se passer de télévision. Qu'ils sont devenus, au même
titre que les fumeurs, les joueurs compulsifs ou les alcooliques, dépendants
du médium.
Une drogue la télé? C'est ce que posait le magazine Scientific
American en février dans un article signé Robert Kubey
et Mihaly Csikszentmihalyi. Les deux chercheurs américains se sont
penchés sur la chose et en sont venus à conclure que: «
In its easy provision of relaxation and escape, television can be
beneficial in limited doses. Yet when the habit interferes with the ability
to grow, to learn new things, to lead an active life, then it does constitute
a kind of dependence and should be taken seriously(1).
»
La télévision peut distraire, amuser, instruire et même,
parfois, atteindre des sommets insoupçonnés d'esthétisme.
Elle n'est pas nécessairement mauvaise sur toute la ligne. Le problème
survient lorsqu'on passe trop de temps en sa compagnie – des sondages Gallup,
réalisés en 1992 et 1999, révèlent que deux
adultes sur cinq et sept adolescents sur dix estiment passer trop de temps
devant leur téléviseur. Mais comme personne ne les attache
devant, qu'est-ce qui peut bien forcer ces gens à regarder?
La
télé décortiquée
Pour le savoir, Kubey et Csikszentmihalyi (prononcé «
chick-sent-me-high-ee »)
ont conduit des études auprès de citoyens triés sur
le tas. Des participants, dans leur environnement naturel, c'est-à-dire
dans leur vie de tous les jours, étaient munis de téléavertisseurs
et recevaient, de façon aléatoire, des signaux de six à
huit fois par jour tout au long d'une semaine. À chaque signal,
ils devaient inscrire dans une grille standardisée ce qu'ils faisaient
et comment il se sentaient – cette méthode s'appelle The Experience
Sampling Method.
Comme on pourrait s'y attendre, les personnes qui regardaient la télévision
lorsque leur beeper sonnait se disaient détendues et passives
– des études où l'activité cérébrale
est enregistrée en laboratoires au moyen d'électroencéphalogrammes
appuient ces résultats. Le cerveau du téléspectateur
est beaucoup moins actif que celui du lecteur par exemple. «
Pas besoin d'études très poussées pour vérifier
ça! », diront certains. On n'a qu'à en
voir écrasés devant leur téléviseur pour en
arriver aux mêmes conclusions... Mais, bon.
« Aussitôt le bouton "power" de leur téléviseur
enfoncé, les téléspectateurs ont rapporté s'être
sentis davantage relaxés. Et comme ce sentiment se manifeste rapidement,
les téléspectateurs ont tendance à associer "télévision"
avec "relaxation" et "perte de tension". » |
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Les commentaires des participants en matière d'écoute télé
sont plutôt troublants: « Survey participants
commonly reflect that television has somehow absorbed or sucked out their
energy, leaving them depleted. They say they have more difficulty concentrating
after viewing than before. In contrast, they rarely indicate such difficulty
after reading. After playing sports or engaging in hobbies, people report
improvements in mood. After watching TV, people's moods are about the same
or worse than before. » Drainés, vidés,
épuisés, difficulté à se concentrer... Pourquoi
continuer à se torturer?
C'est qu'aussitôt le bouton « power » de
leur téléviseur enfoncé, les téléspectateurs
ont rapporté s'être sentis davantage relaxés. Et comme
ce sentiment se manifeste rapidement, les téléspectateurs
ont tendance à associer « télévision »
avec « relaxation » et « perte
de tension ». Cette association est renforcée
de façon positive lorsque le téléspectateur demeure
détendu tout au long de l'« exercice »
télévisuel, mais devient négative lorsque le téléspectateur
éteint l'appareil et qu'il se retrouve en déficit de stimulus,
donc plus tendu.
Et c'est ici que le lien drogue-télé se fait. Les drogues
qui créent une dépendance fonctionnent un peu de la même
façon. Un tranquillisant dont l'effet s'estompe rapidement (comme
un téléviseur qu'on éteint) présente davantage
un risque de dépendance parce que l'usager est conscient de l'estompement.
De la même façon, le téléspectateur qui a le
sentiment – aussi vague soit-il – d'être moins détendu une
fois son téléviseur éteint aura tendance à
regarder plus de télé pour tenter de retrouver cet état
de mieux-être. Un cercle vicieux.
On dit de quelqu'un qu'il est dépendant d'une substance s'il passe
beaucoup de temps sous son l'influence, s'il l'utilise davantage qu'il
en a l'intention, s'il pense souvent et tente à plusieurs reprises
d'en réduire la consommation, s'il sacrifie des activités
familiales, sociales ou reliées au travail pour s'adonner à
son usage, ou s'il subit des symptômes de retrait lorsqu'il cesse
de s'en servir. Les gens qui regardent beaucoup de télévision
répondent à tous ces critères, de dire Kubey et Csikszentmihalyi.
Voilà pour l'aspect physionomique de la chose. Qu'en est-il de l'aspect
mécanique?
La
mécanique de l'addiction
Percy Tannenbaum, de l'Université de la Californie à Berkeley,
soutient que même les spécialistes de la communication comme
elle ne sont pas immunisés contre l'attrait de la télé.
Elle relate ainsi sa propre expérience: « Among
life's more embarrassing moments have been countless occasions when I am
engaged in conversation in a room while a TV set is on, and I cannot for
the life of me stop from periodically glancing over to the screen. This
occurs not only during dull conversations but during reasonably interesting
ones just as well. »
Pourquoi est-il si difficile de détacher son regard d'un téléviseur
en marche? Comment expliquer l'attrait qu'exercent sur nous les images
télévisuelles? Pour Kubey et Csikszentmihalyi, la responsabilité
incombe à notre « réponse d'orientation
» face à un stimulus nouveau ou soudain (biological
"orienting response"). Ce « mécanisme »,
partie intégrante de notre bagage génétique, nous
permet de détecter rapidement les mouvements et de réagir
en conséquence lorsque ceux-ci se manifestent.
Ivan Pavlov fut le premier à décrire cette réponse
dérivée de l'avantage évolutif qu'est la «
réponse d'orientation » – ou la détection
rapide de mouvements: le rythme cardiaque ralentit, le flot sanguin vers
les muscles diminue, celui vers le cerveau augmente. Pour quelques secondes,
le cerveau tente d'en savoir plus alors que le reste du corps attend...
Tous nos sens sont aiguisés, parés à toute éventualité.
Au moindre mouvement, on se protège ou on bondit. Ce mécanisme,
du temps de nos lointains ancêtres, était un précieux
outil de survie. Il ne l'est plus.
Dans notre monde industrialisé, il sert davantage à nous
aider lorsque l'on conduit une voiture ou que l'on marche dans un quartier
inconnu la nuit qu'à nous défendre contre des prédateurs...
Sauf que des recherches ont démontré que le format des émissions
de télé – les coupures rapides, les zooms, les changements
de plans, les bruits soudains, etc. – activent cette réponse d'orientation.
De là cette difficulté de détacher notre regard du
petit écran. Dans les publicités, les vidéoclips,
les films ou les téléséries, les changements soudains
se suivent à un rythme pouvant souvent atteindre jusqu'à
un par seconde, activant ainsi la réponse d'orientation de
manière continuelle.
La construction même des produits télé expliquerait
l'attrait qu'ils exercent sur nous. Cette construction expliquerait pourquoi
il est si difficile de se détacher de ce que plusieurs qualifient
d'« emprise visuelle ». Selon Kubey
et Csikszentmihalyi: « The orienting response may partly
explain common viewer remarks such as: "If a television is on, I just can't
keep my eyes off it," "I don't want to watch as much as I do, but I can't
help it," and "I feel hypnotized when I watch television." »
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Autre élément qui expliquerait cet attrait, le caractère
structurant de la télé: « People are naturally
eager to fill their minds with whatever information is readily available,
as long as it distracts attention from turning inward and dwelling on negative
feeling. [...] Compared to other sources of stimulation – like reading,
talking to other people, or working on a hobby – TV can provide continous
and easily accessible information that will structure the viewer's attention,
at a very low cost in terms of the psychic energy that needs to be invested(2).
» Csikszentmihalyi touchait cet aspect
dans Flow: The Psychology of Optimal Experience, un essai écrit
en 1990 et dans lequel il développait sa théorie du flow
ou de l'« expérience optimale ».
« [W]e have all experienced times when, instead of being buffeted
by anonymous forces, we do feel in control of our actions, masters of our
own fate. On the rare occasions that it happens, we feel a sense of exhilaration,
a deep sense of enjoyment that is long cherished and that becomes a landmark
in memory for what life should be like. » Vous savez,
lorsque vous faites quelque chose que vous aimez particulièrement
– jouer du piano, faire du jogging, de l'alpinisme, écrire, dessiner,
jardiner, observer les oiseaux, manger en bonne compagnie... – et que les
minutes, les heures passent sans que vous ne vous en rendiez compte (tellement
vous êtes absorbés par ce que vous faites)? C'est l'«
expérience optimale », le flow.
Comment atteint-on cet état? Csikszentmihalyi explique ainsi:
First, the experience usually occurs when we confront tasks we have a chance
of completing. Second, we must be able to concentrate on what we are doing.
Third and fourth, the concentration is usually possible because the task
undertaken has clear goals and provides immediate feedback. Fifth, one
acts with a deep but effortless involvement that removes from awareness
the worries and frustrations of everyday life. Sixth, enjoyable experiences
allow people to exercise a sense of control over their actions. Seventh,
concern for the self disappears, yet paradoxically the sense of self emerges
stronger after the flow experience is over. Finally, the sense of the duration
of the time is altered; hours pass by in minutes, and minutes can stretch
out to seem like hours.
La combinaison de tous ces éléments procure à celui
qui accomplit la tâche, un sentiment de bien-être et d'accomplissement
si grand qu'il sera prêt à sacrifier gros pour le retrouver.
Or, même si regarder la télévision est le passe-temps
le plus populaire en Amérique du Nord, ce dernier ne procure que
très rarement l'« expérience optimale
». Au mieux, il procure un divertissement quelque peu abrutissant
– aux dires de plusieurs téléspectateurs –, au pire, il procure
de la frustration. Ce qui est paradoxal, car ces deux effets secondaires
ne semblent pas décourager grand-monde.
À
la recherche du flow perdu
Dans Flow, Csikszentmihalyi explique que tout ce que l'on entreprend
au quotidien est dans le but (inconscient) de réduire l'entropie
qui s'installe dans notre tête: « One of the main
forces that affects consciousness adversely is psychic disorder – that
is information that conflicts with existing intentions, or distracts us
from carrying them out. We give this condition many names, depending on
how we experience it: pain, fear, rage, anxiety, or jealousy. All these
varieties of dissorder force attention to be diverted to undesirable objects,
leaving us no longer free to use it according to our preferences.
» Aussitôt que l'on est inactif, notre tête se
met à générer des pensées négatives
qui, laissées à elles-mêmes, prennent le dessus et
minent notre humeur.
Ne sachant trop comment composer avec ces sombres pensées – ou ne
voulant tout simplement pas –, la plupart d'entre nous se tournons vers
ce qu'il y a de plus accessible dans notre entourage immédiat: la
télé. « The predictable plots, familiar
characters, and even the redundant commercials provide a reassuring pattern
of stimulation. The screen invites attention to itself as a manageable,
restricted aspect of the environment. While interacting with television,
the mind is protected from personnal worries. The information passing across
the screen keeps unpleasant concerns out of the mind. »
La télé est rassurante, elle engourdit.
Pendant que nous regardons le petit écran, nos problèmes/frustrations
sont relégués au second rang, sans pour autant disparaître.
Et lorsque nous éteignons nos télés, nous nous retrouvons
au même point qu'avant: « inchangés ».
Le passe-temps a repoussé l'entropie sans amener rien de constructif.
Nous nous couchons la tête lourde, le corps fatigué, sans
le sentiment d'avoir accompli quelque chose d'important. Et nous continuerons
de fonctionner de la sorte tant et aussi longtemps que nous ne trouverons
pas de buts à nos vies. Tant et aussi longtemps que nous ne nous
fixerons pas d'objectifs dans le temps.
Devrions-nous cesser complètement de regarder la télé?
Non! s'empressent de dire Kubey et Csikszentmihalyi: « The
problems come from heavy or prolonged viewing. » En
effet, comme dans n'importe quoi, tout est dans notre façon de consommer
le médium: « Heavy viewers report feeling significantly
more anxious and less happy than light viewers do in unstructured situations,
such as doing nothing, daydreaming or waiting in line. [...] those who
called themselves TV addicts on surveys [...] are more easily bored and
distracted and have poorer attentional control than the nonaddicts.
»
Alors comment entretenir une relation saine avec son téléviseur?
Les auteurs de l'article du Scientific American y vont de quelques
suggestions – « Raising awareness, Promoting alternative
activities, Exercising willpower, Enforcing limits, Blocking channels/V-chip,
Viewing selectively, Using the VCR, Going cold turkey, Supporting media
education » –, mais c'est dans Flow que l'on
retrouve la meilleure: il faut avant tout se trouver de bonnes raisons
de regarder.
Pour vraiment apprécier la télé – et peut-être
retirer quelque chose des heures passées devant –, il faut qu'elle
s'insère dans une démarche consciente. Il faut que le temps
consacré à la regarder ne le soit pas dans un but de tuer
le temps. Une fois ses raisons trouvées, on s'aperçoit
bien vite qu'on a de moins en moins de temps à consacrer à
la télé. D'autres intérêts se développent
et le temps pour le petit écran vient à nous manquer. On
se trouve d'autres manières de réduire l'entropie. D'autres
façons de structurer notre tête. Comme disent les Anglais:
« We get a life! »
1.
Robert Kubey et Mihaly Csikszentmihalyi, « Television
Addiction Is No Mere Metaphor », Scientific American,
février 2002, pp. 74-80. >> |
2.
Mihaly Csikszentmihalyi, Flow: The Psychology of Optimal Experience,
New York: Harper and Row, 1990. >> |
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