Montréal, 8 juin 2002  /  No 105  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
UNE DROGUE, LA TÉLÉ?
 
par Gilles Guénette
 
     « TV is chewing gum for the eyes. »
 
– Frank Lloyd Wright (1867 - 1959)
 
 
          Faites le test, téléphonez à un ami ou à un parent en soirée et demandez-lui ce qu'il fait. Une fois sur deux il vous répondra: « Rien, je regarde la télé! » Je ne fais rien, je regarde la télé. Hmmm. Regarder est pourtant un verbe d'action. Semblerait que non.
 
          Ces mêmes amis ou parents, lorsque vous leur demanderez s'ils regardent beaucoup de télé, s'empresseront de répondre « non » – comme s'il s'agissait d'une maladie honteuse ou d'une dépendance dont ils sont peu fiers. Pourtant, il vous suffira de discuter un tant soit peu avec eux pour vous rendre compte qu'ils suivent bien plus de séries télévisées qu'ils ne veulent l'admettre... Pourquoi une telle attitude face à une activité qui, somme toute, est hyper populaire? Peut-on devenir dépendant de la télé? 
  
Relation amour/haine 
  
          Quelques fois durant l'année – comme par exemple, lors du traditionnel « TV-Turnoff Week » –, des journalistes ou commentateurs culturels ferment leur téléviseur pendant quelques jours, question d'en parler. L'expérience se solde presque toujours par des commentaires du genre: « Je ne savais plus quoi faire. » « C'était infernal! » « Je tournais en rond tel un lion en cage. » « J'étais devenue insupportable comme lorsque j'ai mes règles. » Suivis des incontournables: « Je suis heureuse que ça soit terminé. » « Tout ça n'est qu'un mauvais souvenir maintenant. » « Ce soir, je m'installe devant ma télé. » 
  
          Difficile de s'expliquer un tel engouement pour le médium quand celui-ci ne fait pas partie de votre vie. Personnellement, je ne regarde pas la télé. C'est vrai! Les dernières séries que j'ai suivies religieusement étaient The X-Files et Star Trek: Voyager, il y a de cela quelques années. Je les regardais en différé pour pouvoir passer par-dessus les blocs de publicités en mode « accéléré » – la seule idée de regarder la télé en temps réel, avec pubs et tout, me donne des fourmis dans les jambes. Manifestement, je ne suis pas représentatif de la majorité. 
  
          Dans le monde industrialisé, l'individu moyen consacre environ 4 heures par jour à regarder la télé, soit la moitié de son temps libre – le reste étant consacré au travail et au sommeil. C'est plus que n'importe quelle autre activité. À ce rythme, une personne qui vivrait jusqu'à 75 ans passerait une dizaine d'années devant le petit écran. On serait tenté de croire que si quelqu'un est prêt à consacrer dix longues années de sa vie à une activité, ça doit être parce que celle-ci en vaut la peine. Eh bien non. 
  
          Sondées, la plupart des personnes qualifient la télévision de mauvaise ou d'ennuyeuse et affirment qu'elles préféreraient faire autre chose de leur temps. Qu'elles fassent autre chose, vous vous dites sans doute! Pas si simple que ça. Comme nous vivons à une époque où la victimisation a la cote, de plus en plus de gens prétendent qu'ils ne peuvent tout simplement plus se passer de télévision. Qu'ils sont devenus, au même titre que les fumeurs, les joueurs compulsifs ou les alcooliques, dépendants du médium. 
  
          Une drogue la télé? C'est ce que posait le magazine Scientific American en février dans un article signé Robert Kubey et Mihaly Csikszentmihalyi. Les deux chercheurs américains se sont penchés sur la chose et en sont venus à conclure que: « In its easy provision of relaxation and escape, television can be beneficial in limited doses. Yet when the habit interferes with the ability to grow, to learn new things, to lead an active life, then it does constitute a kind of dependence and should be taken seriously(1). » 
  
          La télévision peut distraire, amuser, instruire et même, parfois, atteindre des sommets insoupçonnés d'esthétisme. Elle n'est pas nécessairement mauvaise sur toute la ligne. Le problème survient lorsqu'on passe trop de temps en sa compagnie – des sondages Gallup, réalisés en 1992 et 1999, révèlent que deux adultes sur cinq et sept adolescents sur dix estiment passer trop de temps devant leur téléviseur. Mais comme personne ne les attache devant, qu'est-ce qui peut bien forcer ces gens à regarder?  
  
La télé décortiquée 
  
          Pour le savoir, Kubey et Csikszentmihalyi (prononcé « chick-sent-me-high-ee ») ont conduit des études auprès de citoyens triés sur le tas. Des participants, dans leur environnement naturel, c'est-à-dire dans leur vie de tous les jours, étaient munis de téléavertisseurs et recevaient, de façon aléatoire, des signaux de six à huit fois par jour tout au long d'une semaine. À chaque signal, ils devaient inscrire dans une grille standardisée ce qu'ils faisaient et comment il se sentaient – cette méthode s'appelle The Experience Sampling Method. 
  
          Comme on pourrait s'y attendre, les personnes qui regardaient la télévision lorsque leur beeper sonnait se disaient détendues et passives – des études où l'activité cérébrale est enregistrée en laboratoires au moyen d'électroencéphalogrammes appuient ces résultats. Le cerveau du téléspectateur est beaucoup moins actif que celui du lecteur par exemple. « Pas besoin d'études très poussées pour vérifier ça! », diront certains. On n'a qu'à en voir écrasés devant leur téléviseur pour en arriver aux mêmes conclusions... Mais, bon. 
 
     « Aussitôt le bouton "power" de leur téléviseur enfoncé, les téléspectateurs ont rapporté s'être sentis davantage relaxés. Et comme ce sentiment se manifeste rapidement, les téléspectateurs ont tendance à associer "télévision" avec "relaxation" et "perte de tension". »
 
          Les commentaires des participants en matière d'écoute télé sont plutôt troublants: « Survey participants commonly reflect that television has somehow absorbed or sucked out their energy, leaving them depleted. They say they have more difficulty concentrating after viewing than before. In contrast, they rarely indicate such difficulty after reading. After playing sports or engaging in hobbies, people report improvements in mood. After watching TV, people's moods are about the same or worse than before. » Drainés, vidés, épuisés, difficulté à se concentrer... Pourquoi continuer à se torturer? 
  
          C'est qu'aussitôt le bouton « power » de leur téléviseur enfoncé, les téléspectateurs ont rapporté s'être sentis davantage relaxés. Et comme ce sentiment se manifeste rapidement, les téléspectateurs ont tendance à associer « télévision » avec « relaxation » et « perte de tension ». Cette association est renforcée de façon positive lorsque le téléspectateur demeure détendu tout au long de l'« exercice » télévisuel, mais devient négative lorsque le téléspectateur éteint l'appareil et qu'il se retrouve en déficit de stimulus, donc plus tendu. 
  
          Et c'est ici que le lien drogue-télé se fait. Les drogues qui créent une dépendance fonctionnent un peu de la même façon. Un tranquillisant dont l'effet s'estompe rapidement (comme un téléviseur qu'on éteint) présente davantage un risque de dépendance parce que l'usager est conscient de l'estompement. De la même façon, le téléspectateur qui a le sentiment – aussi vague soit-il – d'être moins détendu une fois son téléviseur éteint aura tendance à regarder plus de télé pour tenter de retrouver cet état de mieux-être. Un cercle vicieux. 
  
          On dit de quelqu'un qu'il est dépendant d'une substance s'il passe beaucoup de temps sous son l'influence, s'il l'utilise davantage qu'il en a l'intention, s'il pense souvent et tente à plusieurs reprises d'en réduire la consommation, s'il sacrifie des activités familiales, sociales ou reliées au travail pour s'adonner à son usage, ou s'il subit des symptômes de retrait lorsqu'il cesse de s'en servir. Les gens qui regardent beaucoup de télévision répondent à tous ces critères, de dire Kubey et Csikszentmihalyi. Voilà pour l'aspect physionomique de la chose. Qu'en est-il de l'aspect mécanique? 
  
La mécanique de l'addiction 
  
          Percy Tannenbaum, de l'Université de la Californie à Berkeley, soutient que même les spécialistes de la communication comme elle ne sont pas immunisés contre l'attrait de la télé. Elle relate ainsi sa propre expérience: « Among life's more embarrassing moments have been countless occasions when I am engaged in conversation in a room while a TV set is on, and I cannot for the life of me stop from periodically glancing over to the screen. This occurs not only during dull conversations but during reasonably interesting ones just as well. » 
  
          Pourquoi est-il si difficile de détacher son regard d'un téléviseur en marche? Comment expliquer l'attrait qu'exercent sur nous les images télévisuelles? Pour Kubey et Csikszentmihalyi, la responsabilité incombe à notre « réponse d'orientation » face à un stimulus nouveau ou soudain (biological "orienting response"). Ce « mécanisme », partie intégrante de notre bagage génétique, nous permet de détecter rapidement les mouvements et de réagir en conséquence lorsque ceux-ci se manifestent. 
  
          Ivan Pavlov fut le premier à décrire cette réponse dérivée de l'avantage évolutif qu'est la « réponse d'orientation » – ou la détection rapide de mouvements: le rythme cardiaque ralentit, le flot sanguin vers les muscles diminue, celui vers le cerveau augmente. Pour quelques secondes, le cerveau tente d'en savoir plus alors que le reste du corps attend... Tous nos sens sont aiguisés, parés à toute éventualité. Au moindre mouvement, on se protège ou on bondit. Ce mécanisme, du temps de nos lointains ancêtres, était un précieux outil de survie. Il ne l'est plus. 
  
          Dans notre monde industrialisé, il sert davantage à nous aider lorsque l'on conduit une voiture ou que l'on marche dans un quartier inconnu la nuit qu'à nous défendre contre des prédateurs... Sauf que des recherches ont démontré que le format des émissions de télé – les coupures rapides, les zooms, les changements de plans, les bruits soudains, etc. – activent cette réponse d'orientation. De là cette difficulté de détacher notre regard du petit écran. Dans les publicités, les vidéoclips, les films ou les téléséries, les changements soudains se suivent à un rythme pouvant souvent atteindre jusqu'à un par seconde, activant ainsi la réponse d'orientation de manière continuelle. 
  
          La construction même des produits télé expliquerait l'attrait qu'ils exercent sur nous. Cette construction expliquerait pourquoi il est si difficile de se détacher de ce que plusieurs qualifient d'« emprise visuelle ». Selon Kubey et Csikszentmihalyi: « The orienting response may partly explain common viewer remarks such as: "If a television is on, I just can't keep my eyes off it," "I don't want to watch as much as I do, but I can't help it," and "I feel hypnotized when I watch television." » 
 
 
 
 
          Autre élément qui expliquerait cet attrait, le caractère structurant de la télé: « People are naturally eager to fill their minds with whatever information is readily available, as long as it distracts attention from turning inward and dwelling on negative feeling. [...] Compared to other sources of stimulation – like reading, talking to other people, or working on a hobby – TV can provide continous and easily accessible information that will structure the viewer's attention, at a very low cost in terms of the psychic energy that needs to be invested(2). » Csikszentmihalyi touchait cet aspect dans Flow: The Psychology of Optimal Experience, un essai écrit en 1990 et dans lequel il développait sa théorie du flow ou de l'« expérience optimale » 
  
          « [W]e have all experienced times when, instead of being buffeted by anonymous forces, we do feel in control of our actions, masters of our own fate. On the rare occasions that it happens, we feel a sense of exhilaration, a deep sense of enjoyment that is long cherished and that becomes a landmark in memory for what life should be like. » Vous savez, lorsque vous faites quelque chose que vous aimez particulièrement – jouer du piano, faire du jogging, de l'alpinisme, écrire, dessiner, jardiner, observer les oiseaux, manger en bonne compagnie... – et que les minutes, les heures passent sans que vous ne vous en rendiez compte (tellement vous êtes absorbés par ce que vous faites)? C'est l'« expérience optimale », le flow. Comment atteint-on cet état? Csikszentmihalyi explique ainsi: 
          First, the experience usually occurs when we confront tasks we have a chance of completing. Second, we must be able to concentrate on what we are doing. Third and fourth, the concentration is usually possible because the task undertaken has clear goals and provides immediate feedback. Fifth, one acts with a deep but effortless involvement that removes from awareness the worries and frustrations of everyday life. Sixth, enjoyable experiences allow people to exercise a sense of control over their actions. Seventh, concern for the self disappears, yet paradoxically the sense of self emerges stronger after the flow experience is over. Finally, the sense of the duration of the time is altered; hours pass by in minutes, and minutes can stretch out to seem like hours.
          La combinaison de tous ces éléments procure à celui qui accomplit la tâche, un sentiment de bien-être et d'accomplissement si grand qu'il sera prêt à sacrifier gros pour le retrouver. Or, même si regarder la télévision est le passe-temps le plus populaire en Amérique du Nord, ce dernier ne procure que très rarement l'« expérience optimale ». Au mieux, il procure un divertissement quelque peu abrutissant – aux dires de plusieurs téléspectateurs –, au pire, il procure de la frustration. Ce qui est paradoxal, car ces deux effets secondaires ne semblent pas décourager grand-monde. 
  
À la recherche du flow perdu 
  
          Dans Flow, Csikszentmihalyi explique que tout ce que l'on entreprend au quotidien est dans le but (inconscient) de réduire l'entropie qui s'installe dans notre tête: « One of the main forces that affects consciousness adversely is psychic disorder – that is information that conflicts with existing intentions, or distracts us from carrying them out. We give this condition many names, depending on how we experience it: pain, fear, rage, anxiety, or jealousy. All these varieties of dissorder force attention to be diverted to undesirable objects, leaving us no longer free to use it according to our preferences. » Aussitôt que l'on est inactif, notre tête se met à générer des pensées négatives qui, laissées à elles-mêmes, prennent le dessus et minent notre humeur. 
  
          Ne sachant trop comment composer avec ces sombres pensées – ou ne voulant tout simplement pas –, la plupart d'entre nous se tournons vers ce qu'il y a de plus accessible dans notre entourage immédiat: la télé. « The predictable plots, familiar characters, and even the redundant commercials provide a reassuring pattern of stimulation. The screen invites attention to itself as a manageable, restricted aspect of the environment. While interacting with television, the mind is protected from personnal worries. The information passing across the screen keeps unpleasant concerns out of the mind. » La télé est rassurante, elle engourdit. 
  
          Pendant que nous regardons le petit écran, nos problèmes/frustrations sont relégués au second rang, sans pour autant disparaître. Et lorsque nous éteignons nos télés, nous nous retrouvons au même point qu'avant: « inchangés ». Le passe-temps a repoussé l'entropie sans amener rien de constructif. Nous nous couchons la tête lourde, le corps fatigué, sans le sentiment d'avoir accompli quelque chose d'important. Et nous continuerons de fonctionner de la sorte tant et aussi longtemps que nous ne trouverons pas de buts à nos vies. Tant et aussi longtemps que nous ne nous fixerons pas d'objectifs dans le temps. 
  
          Devrions-nous cesser complètement de regarder la télé? Non! s'empressent de dire Kubey et Csikszentmihalyi: « The problems come from heavy or prolonged viewing. » En effet, comme dans n'importe quoi, tout est dans notre façon de consommer le médium: « Heavy viewers report feeling significantly more anxious and less happy than light viewers do in unstructured situations, such as doing nothing, daydreaming or waiting in line. [...] those who called themselves TV addicts on surveys [...] are more easily bored and distracted and have poorer attentional control than the nonaddicts. » 
  
          Alors comment entretenir une relation saine avec son téléviseur? Les auteurs de l'article du Scientific American y vont de quelques suggestions – « Raising awareness, Promoting alternative activities, Exercising willpower, Enforcing limits, Blocking channels/V-chip, Viewing selectively, Using the VCR, Going cold turkey, Supporting media education » –, mais c'est dans Flow que l'on retrouve la meilleure: il faut avant tout se trouver de bonnes raisons de regarder. 
  
          Pour vraiment apprécier la télé – et peut-être retirer quelque chose des heures passées devant –, il faut qu'elle s'insère dans une démarche consciente. Il faut que le temps consacré à la regarder ne le soit pas dans un but de tuer le temps. Une fois ses raisons trouvées, on s'aperçoit bien vite qu'on a de moins en moins de temps à consacrer à la télé. D'autres intérêts se développent et le temps pour le petit écran vient à nous manquer. On se trouve d'autres manières de réduire l'entropie. D'autres façons de structurer notre tête. Comme disent les Anglais: « We get a life! » 
  
 
1. Robert Kubey et Mihaly Csikszentmihalyi, « Television Addiction Is No Mere Metaphor », Scientific American, février 2002, pp. 74-80.  >>
2. Mihaly Csikszentmihalyi, Flow: The Psychology of Optimal Experience, New York: Harper and Row, 1990.  >>
 
 
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