Montréal, 8 juin 2002  /  No 105  
 
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Marc Grunert enseigne les sciences physiques dans un lycée de Strasbourg et anime le Cercle Hayek, consacré à la réflexion et à la diffusion du libéralisme. Il est également éditeur adjoint du QL pour la section européenne.
 
CHRONIQUE DE RÉSISTANCE
 
EUROPE: LE POUVOIR CENTRALISATEUR S'AFFIRME
 
par Marc Grunert
  
 
          « La Commission européenne de Romano Prodi ambitionne de devenir le vrai gouvernement de l'Europe(1). » C'est un fait que la construction politique européenne donne en ce moment le spectacle d'une lutte quasi-métaphysique pour la possession du pouvoir, lutte dans laquelle les individus semblent ne pas compter grandement. Chaque institution, à travers les hommes qui les habitent, vise à croître et à étendre le champ de son pouvoir. « Le parti ne s'occupe pas de perpétuer son sang, écrivait Orwell dans 1984, mais de se perpétuer lui-même. Il n'est pas important de savoir qui détient le pouvoir, pourvu que la structure hiérarchique demeure toujours la même. » 
 
Vers un gouvernement européen intégré 
  
          Mais cette structure hiérarchique n'est pas encore établie. Le Fédéralisme et le Centralisme luttent encore. La Convention sur l'avenir de l'Union européenne, convoquée en décembre 2001 par le Conseil européen, a pour fonction de préparer la prochaine conférence intergouvernementale sur l'avenir des institutions en 2003. Cette Convention va probablement chercher à atteindre un équilibre subtil entre l'idée fédérale et l'émergence inévitable d'un pouvoir central. Mais on ne voit pas comment la centralisation ne l'emporterait pas au moment où s'exprime une demande de cohérence dans les décisions des Européens en matière de défense, de diplomatie et de protectionnisme.  
  
          De fait, dans un texte constituant son apport aux travaux de la Convention, la Commission européenne (qui est l'exécutif de l'Union) exprime sa volonté d'avoir une « capacité exclusive d'initiative politique et un rôle directeur dans la gestion des crises ». Elle veut « proscrire le recours au consensus et rendre possibles les décisions majoritaires ». « Il s'agit de regrouper en un seul lieu les attributs d'une Europe-puissance: la diplomatie, la conduite de la politique économique, l'aide au développement – dont la gestion a été largement transférée des États membres à la Commission –, les négociations commerciales internationales et environnementales (protocole de Kyoto), lesquelles sont déjà menées par la Commission. L'idée est de rassembler en une seule fonction l'autorité politique du Conseil et les moyens matériels et financiers de la Commission(2). »   
  
          Mais à part Romano Prodi, le président de la Commission, installé dans sa fonction de Duce au service du Pouvoir pur, les clivages politiques et les préférences nationales semblent l'emporter au sein de la Commission. C'est que chaque commissaire est plus ou moins le représentant de son pays. C'est pourquoi Valéry Giscard d'Estaing, qui préside la Convention, estime que dans une Europe à 25 les commissaires des grands pays seront noyés dans une Commission élargie. L'analyse est commentée ainsi par un haut fonctionnaire européen: « Il faut déconnecter la composition de la Commission de toute forme de représentation nationale. Vous n'avez pas un gouvernement de la République si vous êtes obligé de prendre un ministre par département », estime ce haut fonctionnaire, qui prône une « Commission ramassée de huit ou dix membres »(3). 
  
          La perspective d'un pouvoir central, représentant une entité abstraite, l'« intérêt général » européen, se dessine donc à traits renforcés. C'est la logique du pouvoir. Parallèlement, il devient de plus en plus clair que le fédéralisme européen est une notion qui n'aura pas d'autre signification que la lutte d'influence des « nations » pour orienter en leur faveur les décisions du gouvernement européen. Lorsque la Commission aura fini d'affermir son pouvoir, comme il est nécessaire que cela arrive dans l'optique constructiviste actuelle, le Parlement européen ne sera alors plus que l'antichambre de la lutte entre eux des intérêts nationaux. Le socialisme et le libéralisme tempéré seront des options politiques qui se superposeront simplement aux clivages nationaux.  
  
Le véritable espoir 
  
          Comment éviter cette catastrophique politisation de la vie des Européens? La fatalité de l'emprise de la politique n'est qu'apparente. Elle n'est que le produit d'une pensée unique qui domine grâce aux intérêts conjugués des faiseurs d'opinion et des politiciens. Il faut donc activement diffuser d'autres formes d'intégration européenne fondées non pas sur la contrainte politique, l'harmonisation des règlements et des lois, mais sur la coopération humaine.  
  
          C'est la notion d'« ordre spontané » (Hayek) qui doit devenir le concept de référence. Rappelons qu'un ordre spontané est le produit des actions humaines et non le résultat d'une tentative illusoire de construire une société sur la base d'un plan, comme un architecte. Ce qui est nécessaire à l'émergence d'un ordre spontané, plus juste et plus efficient qu'une société organisée, c'est tout simplement des règles de juste conduite: principalement des droits absolus de propriété privée et individuelle.  
  
     « Il faut activement diffuser d'autres formes d'intégration européenne fondées non pas sur la contrainte politique, l'harmonisation des règlements et des lois, mais sur la coopération humaine. »
 
          Deux penseurs peuvent nous aider à forger une autre conception d'une Europe intégrée, Pascal Salin et Hans-Hermann Hoppe. Pascal Salin écrit qu'au lieu de viser l'harmonisation, la standardisation, les Européens feraient bien de comprendre la nécessité de la différenciation. « Les richesses des hommes – non seulement matérielles, mais aussi spirituelles et culturelles – proviennent de leurs différences, écrit Pascal Salin(4). Ce sont elles qui rendent l'échange possible et profitable. Et l'immense mérite de la civilisation européenne est qu'elle a incité les hommes à se différencier toujours davantage les uns par rapport aux autres. La liberté des marchés et la concurrence en sont l'expression économique: les producteurs cherchent non pas à faire comme les autres producteurs – c'est-à-dire à "harmoniser" leurs productions – mais, bien au contraire, à faire mieux qu'eux. La prospérité du monde moderne est venue de cette recherche continuelle de la différenciation. » 
  
          Au lieu de chercher à construire une société uniformisée par des fins communes imposées aux individus par le moyen d'une harmonisation des lois et des politiques sociales et économiques, Salin place son espoir dans l'extension de la concurrence, notion qui doit s'appliquer à toutes les activités humaines productives, y compris la production du droit. « À l'harmonisation des fiscalités, des réglementations, des lois, il convient, estime Salin, de substituer la concurrence et le libre choix des producteurs et des consommateurs. Un marché unique n'est pas un marché unifié, c'est un marché libéré. Une autre conception de l'Europe, fondée sur la concurrence, le respect des droits individuels et la diversité est le seul véritable espoir pour les Européens. » 
  
Le sécessionnisme comme force de progrès 
  
          Hans-Hermann Hoppe, dans un texte très important étant donné la montée en puissance de la machinerie politique centralisée et bureaucratique européenne, démontre la tendance à la centralisation du pouvoir et la montée concomitante des politiques publiques de grande ampleur, conjuguées avec la généralisation et l'accroissement des taxes pour financer des politiques de redistribution à grande échelle. Tout cela, les économistes le savent, conduit à l'appauvrissement de la société et à une incroyable régression des libertés individuelles. Les individus sont obligés de poursuivre des fins collectives sous peine d'être délestés d'une part de leur propriété.  
  
          L'important, explique Hoppe, n'est pas de bâtir de grandes entités politiques, de grands empires, mais de favoriser la coopération naturelle d'une multitude de petites entités. « Imaginons, écrit-il, un domaine familial comme la plus petite entité sécessionniste concevable. En se livrant au libre-échange le plus total, même le plus petit territoire peut être totalement intégré aux échanges du monde et profiter de tous les avantages de la spécialisation des compétences. Ses propriétaires pourraient devenir les gens les plus riches du monde. L'existence d'un seul riche où que ce soit en est d'ailleurs la preuve vivante. En revanche, si la même famille décidait de renoncer à tout échange entre territoires, il en résulterait une abjecte pauvreté, voire la mort. En conséquence, plus un territoire et ses marchés intérieurs sont petits, et plus il y a de chances qu'il adopte la liberté des échanges(5). » 
  
          Contre le centralisme, Hoppe plaide pour le sécessionnisme. La fragmentation des États et du pouvoir doit conduire à la différenciation et à la concurrence. « La sécession accroît la diversité ethnique, linguistique, religieuse et culturelle, alors qu'au cours des siècles de centralisation, des centaines de cultures différentes ont été étouffées. Elle mettra fin à l'intégration forcée amenée par la centralisation, et au lieu de susciter les antagonismes sociaux et le nivellement des cultures, elle favorisera la concurrence pacifique, coopérative, de cultures différentes, sur des territoires séparés. »  
  
          Cette autre vision de l'Europe, libertarienne, est sans aucun doute le seul projet positif qui puisse enthousiasmer les populations. Jusqu'à présent le mythe d'une Europe métaphysique, abstraite, a conduit à mettre en place l'Union des Républiques Soviétoïdes d'Europe. Le double langage a permis aux propagandistes de parler du mythe et de construire en douce un super-État européen. Mais il ne serait pas vain de mettre en concurrence ce projet de destruction de la liberté et de la civilisation avec le projet libertarien.  
  
          « Une Europe consistant en des centaines de pays, cantons et régions distincts, de millier de villes libres indépendantes comme les bizarreries contemporaines de Monaco, de San Marin, et d'Andorre, avec un développement extraordinaire des possibilités de voter avec ses pieds contre une mauvaise politique économique, ce serait une Europe de petits gouvernements libéraux économiquement intégrés par la liberté des échanges et une monnaie-marchandise internationale telle que l'or. Ce serait une Europe de croissance économique sans précédent et de prospérité inouïe. » (Hans-Hermann Hoppe) 
  
  
1. Arnaud Leparmentier et Laurent Zecchini, « La Commission veut devenir un vrai gouvernement de l'Europe », Le Monde, 19 Mai 2002.  >>
2. Idem.  >>
3. Arnaud Leparmentier et Laurent Zecchini, « Enquête sur une Commission européenne de plus en plus critiquée », Le Monde, 4 juin 2002.  >>
4. Pascal Salin, Pour une Europe non harmonisée, Journal des Économistes et des Études Humaines, vol.1 n°4, décembre 1990.  >>
5. Hans-Hermann Hoppe, « Contre le centralisme, coopération économique oui, intégration politique non », www.lemennicier.com>>
  
 
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