Sous
le couvert de l'objectivité
Goldberg consacre les premiers paragraphes de son livre à une controverse
dont il a été l'investigateur. Le 13 février
1996, le Wall Street Journal publiait « Networks
Need a Reality Check », un texte d'opinion qu'il avait
signé et dans lequel il dénonçait le ton et les propos
utilisés par un collègue dans un reportage diffusé
quelques jours avant au CBS Evening News et, de façon plus
générale, l'incontestable – quoique réfuté
– penchant pour les idées de gauche des grands réseaux et
de leurs employés.
Le reportage en question, un « Reality Check »,
était consacré au projet de flat tax – ou impôt
à taux unique – du candidat à la présidence des États-Unis,
Steve Forbes. Le reporter en charge de ce que Goldberg allait plus tard
qualifier de « hatchet job », Eric
Engberg, y utilisait des phrases comme « Steve Forbes
pitches his flat-tax scheme as an economic elixir, good for everything
that ails us. », ou « Forbes's Number
One Wackiest Flat-Tax Promise... », ou encore «
The flat tax is a giant, untested theory. One economist suggested,
before we put it in, we should test it somewhere else – like Albania.
»
« Flat-tax scheme ». «
An economic elixir ». « Forbes's
wackiest promise ». « Albania »?!
Le « Reality Check » est pourtant
présenté comme un reportage neutre et « objectif
» qui vise à faire le tour d'une question afin d'aider
à mieux en comprendre les enjeux. Manifestement, le topo présenté
par Engberg ne respectait pas ces critères d'objectivité.
Pourtant, CBS a décidé de le diffuser – sans doute respectait-il
la ligne éditoriale du réseau! Cette décision ne surprend
en rien Goldberg qui avait observé ce genre de reportages biaisés
depuis des années et qui en avait même discuté avec
ses collègues et supérieurs dans l'espoir naïf de corriger
les choses.
Le 13 février 1996 donc, après 30 ans à l'emploi de
la CBS, Goldberg passe de respectable journaliste à activiste politique
pour avoir osé parler contre l'un des siens. Plusieurs de ses collègues
de travail, comme le lecteur de nouvelles, vedette et ami Dan Rather, ne
lui adressent plus la parole et son poste est à toute fin pratique
aboli – CBS acceptera toutefois de le garder jusqu'à sa retraite.
Pourtant, son article était plutôt soft. Il y dénonçait
certaines pratiques journalistiques, comme le recours aux «
spécialistes » idéologiquement compatibles –
à qui l'on fait dire ce que l'on veut – et la présentation
« deux poids, deux mesures » des
invités selon qu'ils soient de droite ou de gauche (à titre
d'exemple, les médias présentent José Bové
comme le porte-parole de la Confédération paysanne, et la
Fédération des femmes du Québec comme un groupe d'aide
pour les femmes, alors qu'ils présentent Alain Madelin comme l'ultra-libéral
candidat aux présidentielles françaises, et l'Institut
Fraser comme un très conservateur think tank privé).
Pas de quoi fouetter un chat! Alors pourquoi tout ce brouhaha? Dans Bias,
Goldberg répond à l'aide de nombreux exemples. Mais deux
ressortent davantage du lot: le traitement médiatique accordé
au phénomène des sans-abri aux États-Unis durant les
années Reagan, et celui accordé aux risques pour les personnes
hétérosexuelles de contracter le virus du sida.
Sans
toit, ni loi
Dans les années 1980 à 1990, plusieurs journalistes ont couvert
ce qui avait toutes les allures d'une crise: les sans-abri étaient
présents partout dans les grandes villes américaines. Et
les médias n'en avaient que pour eux. Mais il ne s'agissait plus
du simple robineux ou du désinstitutionnalisé auquel on avait
été habitué; il s'agissait maintenant de votre voisine,
du licencié, de la mère de famille, du jeune délinquant...
Tout d'un coup, tout le monde était potentiellement un sans-abri.
Et les statistiques étaient alarmantes. Les groupes de pression,
qui tentaient par tous les moyens de faire avancer leur cause, n'éprouvaient
vraisemblablement pas de remords à gonfler les chiffres pour s'assurer
une place dans les bulletins de nouvelles et quotidiens du pays: «
This is standard operating procedure with lobbies. Pump up the number
of victims and we stand a better chance of getting more sympathy and support
– more money – for our cause is what they correctly think. »
Et ils sont parvenus à faire passer leur message grâce à
l'appui de journalistes plus que prêts à donner un
coup de main. Ceux-ci, sans vérifier leurs sources, répétaient
tout ce qu'on leur communiquait (une pratique qui est toujours en vogue
ici comme là-bas), se disant qu'après tout, ces gens doivent
savoir de quoi ils parlent, ils étudient la question depuis des
années et militent pour le plus grand bien de la population...
« Don't let the facts stand in the way of a good story!
»
So in 1989 on CNN, Candy Crowley, a fine, serious reporter, said that "winter
is on the way and three million Americans have no place to call home."
Three million! Not to be outdone, in January of 1993, Jackie Nespral,
then the anchor at NBC Weekend Today, said, "nationally right now,
five million people are believed to be homeless...and the numbers are increasing."
Five million!! And the numbers are increasing!!! Charles Osgood
of CBS News, one of the most talented journalists in all of broadcasting,
reported, "It is estimated that by the year 2000, nineteen million Americans
will be homeless unless something is done, and done now." Nineteen million
homeless by the turn of the century!!!!
La surenchère s'est poursuivit de la sorte jusqu'à ce que
Ray Brady de CBS Evening News réussisse à dénicher
des sans-abri vivant... à la maison! On les appelle les «
hidden homeless ». Ces personnes qui, si elles
avaient le choix, demeureraient en appartement ou dans leur propre maison,
mais vu l'état de leur compte en banque, sont obligées de
rester chez maman et papa en attendant de meilleurs jours... Là
où il n'y a pas de victimes, on en créé!
Ce n'est pas que des statistiques plus crédibles étaient
introuvables: « No one knows exactly how many homeless
there were in America in the 1980s and early 1990s, but there were researched,
educated estimates. For example, the U.S. Census Bureau figured it was
about 230,000. The General Accounting Office of Congress put the number
between 300,000 and 600,000. The Urban Institute said that there were somewhere
between 355,000 and 462,000 homeless Americans. » Loin
du 3, 5, 20 millions prédis, vous en conviendrez!
Le U.S. Census Bureau et le General Accounting Office of Congress ne sont
pas de petits groupuscules auxquels on ne peut accorder de la crédibilité!
Ce sont des organismes respectables. Sauf que si les médias s'étaient
fiés à leurs chiffres, il n'y aurait pas eu de crise. Il
n'y aurait pas eu de véritable problème – en tout cas, pas
pour justifier la une de milliers de quotidiens ou l'ouverture d'autant
de bulletins.
« Les journalistes sont majoritairement de gauche – de centre gauche
à extrême gauche. Et cela, qu'ils l'admettent ou pas, transparaît
sur la vision du monde qu'ils mettent de l'avant. » |
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Comme dit Goldberg: « These numbers weren't state secrets.
Reporters knew what they were. They just didn't care. »
Les médias ont préféré entretenir une crise
inventée plutôt que de démentir les chiffres avancés
par le lobby des sans-abri. Auraient-ils agi de la même façon
si la cause ne les avait pas tenu à coeur? « Can
we really imagine [Dan] Rather, [Tom] Brokaw, and [Peter] Jennings simply
passing along propaganda from the pro-life lobby? Or the anti-affirmative
action crowd? Or the NRA? »
Pour Goldberg, cette crise a été entretenue par les médias
durant les années Reagan pour entacher sa présidence: «
I could be wrong, but I think homelessness ended the day Bill Clinton
was sworn in as president. Which is one of those incredible coincidence,
since it pretty much began the day Ronald Reagan was sworn in as president.
» Hmm...
Tous
à risque
Le virus du sida a lui aussi occupé beaucoup d'espace dans les médias.
Et comme dans le cas des sans-abri, la crise n'a pas levé tant que
M et Mme Tout-le-monde n'ont pas été « décrétés
» victimes potentielles – la formule avait fonctionné
avec les sans-abri, on n'a eu qu'à l'appliquer à cette nouvelle
menace... « Tell the American people there were AIDS
victims just like themselves – if not right now, soon – then maybe they
would care enough to do something about the problem. The battle cry was
as clear as can be: no one is safe anymore! »
Comme dans le cas des sans-abri, le sida ne menaçait plus seulement
les groupes à risque – dans ce cas-ci, les homosexuels et les junkies
qui se shootaient dans les fonds de ruelles des grandes villes –, le virus
menaçait maintenant (ou allait menacer) les hétérosexuels.
Vous et votre voisine. Et comme pour le lobby des sans-abri, les médias
n'ont jamais remis en question les chiffres avancés par celui du
sida, ils les ont simplement régurgités:
U.S. News & World Report said, "The disease of them is
suddenly the disease of us." USA Today ran a headline that
said, "Cases Rising Fastest Among Heterosexuals." Time reported,
"The proportion of heterosexuals cases...is increasing at a worrisome rate....
The numbers as yet are small, but AIDS is a growing threat to the heterosexual
population." The Atlantic Monthly headlined a cover story: "Heterosexuals
and AIDS: The Second Stage of the Epidemic." The Ladies Home Journal
ran a story with this tease on the cover: "AIDS & Marriage: What Every
Wife Must Know."
Une épidémie s'installait indéniablement en Amérique;
une épidémie de la peur. Impossible d'ouvrir un journal,
de feuilleter un magazine, ou de regarder un bulletin de nouvelles sans
lire ou entendre des reportages faisant le lien entre le virus et les hétérosexuels.
Les victimes que l'on nous présentait à la télé
et dans la presse écrite étaient dorénavant hétérosexuelles
– les journalistes, par compassion ou par paresse, n'allaient pas jusqu'à
dévoiler comment ils avaient contracté le virus. S'ils le
savaient, ils ne jugeaient pas pertinent de partager l'information avec
la population.
Mais tout le monde n'est pas à risque! « Here's
what we know about AIDS and HIV in America. By the end of 1999, according
to the Centers of Disease Control and Prevention (CDC) [un autre organisme
crédible], 751,965 people, living and dead, had contracted AIDS
in the United States since the beginning of the epidemic: About 50 percent
were men who had sex with other men; 28 percent were IV drug users; 6 percent
more were men who had sex with men and injected drugs; 1 percent
got HIV through a blood transfusion; less than 1 percent were hemophiliacs.
»
Ce qui laisse environ 13 ou 14% des victimes – soit, 99 483
cas – classées officiellement sous: « contacts
hétérosexuels ». Mais pas n'importe quels
contacts hétérosexuels: 35 000 hétéros
ont contracté le virus avec des junkies – la plupart, des femmes
ayant couché avec des hommes qui s'injectaient des drogues –; 4000
femmes hétérosexuelles ont contracté le virus en couchant
avec des hommes bisexuels; près de 1700 personnes hétérosexuelles
sont devenues séropositives après avoir couché avec
une personne hémophile ou ayant reçu une transfusion sanguine
infectée; et 58 571 hétéros avouent avoir
contracté le virus après avoir couché avec un partenaire
infecté – profil non spécifié. Ces derniers milliers
de personnes – environ 7% de tous les cas de sida diagnostiqués
aux É.-U. – ont-elles été infectées après
avoir eu de simples rapports sexuels avec une autre personne hétérosexuelle
qui ne faisait pas partie des groupes à risque? Peu probable
selon Goldberg: « People lie about sex and sexually
transmitted diseases all the time. "How did you get syphilis?" the doctors
asks. "From the toilet seat," the embarrassed man or woman answers. Or
simply, "I don't know." Isn't the same likely with AIDS? »
Comme on peut le voir, les risques de contracter le sida sont très,
très minces pour les hétéros. Pourtant, à entendre
les gens des médias, les morts allaient bientôt s'empiler
dans la communauté hétéroseuxelle si rien n'était
fait rapidement. Randy Shilts, auteur du livre And the Band Played On
interviewé par Goldberg quelques mois avant sa mort, affirme que
la crise du sida et des hétérosexuels a été
fabriquée de toutes pièces par les militants qui voyaient
là la seule façon d'alerter l'opinion publique et de faire
en sorte que des fonds soient débloqués pour combattre ce
fléau:
There was a profound frustration among AIDS activists and among AIDS researchers
that the only time the media seemed to pay attention to AIDS, the only
time the government seemed to do anything about AIDS, was when it appeared
that it would affect heterosexuals. So the activists did what they felt
they had to do. They got the word out that it would spread to all of us.
And the media passed it along to America, at first because they didn't
know better, then they thought because heterosexual AIDS was a better story,
but eventually because it was another way to show compassion.
Ou bien les journalistes se sont fait rouler, pris qu'ils étaient
dans la crise qu'ils aidaient à fabriquer, et n'ont jamais pensé
qu'on pouvait leur fournir de statistiques erronées, ou bien ils
ont vu la supercherie et ont décidé de se fermer les yeux
et de jouer le jeu le temps de se faire un peu de capital de compassion
sur le dos d'une population terrifiée (ou en voie de le devenir).
Une chose est sûre, la situation qu'ils nous présentaient
à grands coups de gros titres et de reportages spéciaux n'existait
pas.
Et
maintenant, vos déformations!
Les journalistes sont majoritairement de gauche – de centre gauche à
extrême gauche. Et cela, qu'ils l'admettent ou non, transparaît
sur la vision du monde qu'ils mettent de l'avant: « That's
one of the biggest problems in big-time journalism: its elites are hopelessly
out of touch with everyday Americans. Their friends are liberals, just
as they are. They share the same values. Almost all of them think the same
way on the big social issues of our time: abortion, gun control, feminism,
gay rights, the environment, school prayer. After a while they start to
believe that all civilized people think the same way they and their friends
do. That's why they don't simply disagree with conservatives. They see
them as morally deficient. [...] The sophisticated media elites don't categorize
their beliefs as liberal but as simply the correct way to look at things.
»
Ne leur parlez surtout pas d'un penchant pour les idées de gauche
dans la profession, ils n'y croient pas. Et ils sont prêts à
dire n'importe quelles idioties pour vous en convaincre: «
[Dan] Rather doesn't believe there is a liberal bias in the news.
That's why he went on Tom Snyder's late-night TV show on February 8, 1995,
and said, "It's one of the great political myths, about press bias. Most
reporters don't know whether they're Republican or Democrat, and vote every
which way." »
Un an après cette déclaration, le Freedom Forum et le Roper
Center rendaient publics les résultats d'un sondage mené
auprès de 139 chefs de pupitres et correspondants en poste à
Washington qui démontraient que les journalistes qui couvraient
la scène washingtonienne étaient largement plus démocrates
que l'Américain moyen: 89% disaient avoir voté pour Bill
Clinton en 1992, comparativement à 43% des non-journalistes; 7%
disaient avoir voté pour George Bush, comparativement à 37%
des électeurs; et 2% disaient avoir voté pour Ross Perot,
alors que 19% des citoyens avaient voté pour ce dernier. «
Most reporters don't know whether they're Republican or Democrat
»? N'importe quoi.
Dans le second numéro du QL, Martin Masse, sans parler d'un
penchant gauchiste chez les journalistes, parlait de l'état
de crise permanent que génèrent les médias: «
Suivre l'actualité, c'est suivre pas à pas la crise
de l'industrie porcine qui fait face à une chute des prix, celle
des urgences bondées dans les hôpitaux, celle des pêcheurs
au chômage, celle des acériculteurs sinistrés, celle
des travailleurs de l'auto qui ne veulent pas de compétition, celle
des nationalistes dont "l'âme collective" fout le camp, etc. [...]
Le monde décrit par les médias est incohérent et irrationnel.
Il est dominé par des affrontements inutiles, entretenus par un
État ouvert à toutes les revendications. »
Ce penchant est justement ce qui cause cet état de crise permanent.
Les médias jouent le jeu des lobbies et des groupes de pression
parce qu'ils appuient leurs revendications et parce que de toute façon,
tout est plus ou moins décidé par l'État. Le citoyen,
dans cette dynamique médiatique, est relégué au rang
de spectateur. Spectateur d'un interminable dialogue entre médias,
groupes de pression et gouvernements, mais à qui l'on refile la
note. Le but de l'exercice n'étant plus tellement de l'informer,
mais plutôt 1) d'inventer des crises, 2) de tenter de gagner son
appui pour financer la résolution de ces crises, et 3) de faire
pression sur les différents paliers de gouvernement pour qu'ils
interviennent et mettent fin à la crise. Et on recommence. Doit-on
se surprendre de voir le citoyen se désintéresser des grands
médias? Non.
« Dans une société libertarienne, dixit
Masse, l'État ne ferait pas les trois quarts des choses qu'il fait
en ce moment. Il y aurait peu ou pas de lobby, parce qu'aucun bonbon à
distribuer. Le gouvernement ne serait l'objet d'aucun chantage, d'aucune
supplication, puisqu'il se contenterait d'appliquer des règles similaires
pour tous. Il n'y aurait plus de favoritisme envers ceux qui chialent le
plus fort, plus de négociations à huis clos pour éviter
les grèves et les moyens de pression qui paralysent des villes entières,
plus de psychodrame où l'avenir de la nation est en jeu. »
Mais de quoi parlerait-on? « Les médias seraient
obligés de parler de choses importantes, pas des conflits artificiels
[...] Il n'y aurait plus d'État en crise, les problèmes comme
les actions de l'État interventionniste seraient privatisés
et réglés dans le contexte du marché libre. Les citoyens
n'auraient plus besoin d'être constamment "conscientisés",
"mobilisés", enrégimentés, pour des histoires qui
ne les concernent pas, ou qui n'existent que dans la tête de collectivistes
utopistes qui croient savoir mieux qu'eux comment ils doivent vivre.
» Hmm...
En attendant, la prochaine fois que vous lirez, entendrez ou verrez une
nouvelle qui vous semble exagérée, dites-vous que c'est probablement
parce qu'elle l'est – surtout s'il s'agit d'une nouvelle touchant la pauvreté,
les femmes ou les enfants; il semblerait qu'il soit particulièrement
difficile pour les journalistes de garder la tête froide dans ces
cas bien précis. Et pour être en mesure de mieux détecter
ces nouvelles biaisées, ou pour simplement passer quelques heures
en compagnie d'un excellent bouquin (ça se lit comme un bon thriller),
la lecture de Bias s'impose.
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