Montréal, 14 septembre 2002  /  No 109  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
 
 
LIBRE EXPRESSION
  
LE SILENCE DES « CRITIQUES »
 
par Gilles Guénette
 
 
          Je lis rarement Pierre Foglia dans La Presse. Je le scanne de temps en temps et quand il cause de culture, je m'attarde. C'est que le chroniqueur n'a pas peur d'exprimer ses opinions même si cela va à l'encontre de la majorité. Ainsi, le 5 septembre dernier, il débutait une section de sa chronique avec cette mise en garde: « JE NE VOUS PARLE PAS DE CINÉMA, JE VOUS PARLE DE NOUS(1). »
 
La turbulence 
  
          Cet avertissement (majuscules et tout), il le servait à ses lecteurs parce qu'il s'apprêtait à faire ce que très peu de gens font dans notre petite province tricotée serrée; il s'apprêtait à dire du mal d'une production culturelle québécoise. Oooohhh! L'ultime offense. Même s'il n'avait pas vu le dernier film de Manon Briand, il allait (sans vérifier) parler des réactions qu'il entendait dans son entourage immédiat. 
  
          Pas de quoi fouetter un chat, vous me direz... Peut-être. Mais que Foglia se sente obligé de mettre des gants blancs pour écrire ce qu'il veut écrire en dit gros sur notre rapport face à la culture d'ici: « J'aime mieux prévenir par ce long titre parce que, de fait, vous allez avoir l'impression que je parle de cinéma. Pas du tout, pas deux secondes. Je ne vois pas comment je pourrais vous parler de La Turbulence des fluides, de Manon Briand, je ne l'ai pas vu. »  
  
          Foglia, qui tentait visiblement de s'éviter un torrent de courriels et un embouteillage à l'entrée de sa boîte vocale, a poursuivi en soulignant que la critique avait été plutôt unanime face au nouveau film de la jeune cinéaste: La Turbulence est bon. Il y a certes eu quelques petits bémols ici et là (très petits et presque sous forme d'excuses), mais en général, tous les commentateurs culturels se sont entendus pour dire qu'il s'agissait d'un film maîtrisé. 
  
          « Je ne saurais vous dire par quel fichu hasard, a poursuivi Foglia, mais il se trouve que les gens autour de moi qui ont vu le film, c'est le contraire: n'ont pas apprécié. Des cyclistes qui sont venus rouler samedi (il est vrai que les cyclistes se méfient de Manon Briand depuis Deux secondes), mais aussi une voisine, des parents et au moins deux collègues de La Presse. Tous ont bâillé d'ennui. » 
  
          Ce qui a amené le chroniqueur à se demander, tout bonnement, « Comment se fait-il qu'on n'ait pas entendu, officiellement, publiquement, une seule voix dissonante en laquelle mes amis pourraient reconnaître la leur? Est-ce parce que j'ai des amis de merde, et que leur voix très minoritaire ne mérite d'être entendue que par eux-mêmes? [...] Ou est-ce parce que La Turbulence est un film québécois? Et si c'était un film bulgare? » Hmmm.  
  
          Ce n'est pas la première fois que Foglia fait bande à part. En mai 2001, il signait « La genèse d'un mensonge(2) », un papier dans lequel il traitait aussi d'unanimité culturelle: « En terminant Un dimanche à la piscine de Kigali dans le train qui m'amenait à Québec, je m'étais dit trois choses: 1) c'est un mauvais roman; 2) c'est le genre de mauvais roman qui va pogner fort; 3) tu fermes ta gueule, t'es pas obligé d'aller à la guerre tous les jours. »  
  
          Pourtant, dans les jours qui ont suivi ce trajet en train, à toutes les fois qu'il était question du bouquin de Gil Courtemanche, Foglia disait qu'il avait lu et qu'il avait aimé... « J'ai même racheté le livre une seconde fois, jeudi dernier, pour l'offrir! » L'amie qui l'a reçu l'a rappelé quelques jours plus tard pour lui dire: « Merci, c'est extraordinaire. » Il a pété un plomb. 
  
          Relatant une conversation avec un ami « dans la business des livres », Foglia a ainsi fait part de ses états d'âme: « Tu ne peux pas savoir comme je suis tanné des fois d'être encore celui qui n'aime pas... Sauf que c'est toujours pareil, à la fin je trouve l'unanimité encore plus inconfortable... », et de ses inquiétudes: « "T'es jaloux" m'a envoyé le plus sérieusement du monde une collègue du Devoir. Jaloux? Inquiet, oui. [...] Inquiet de cette opaque unanimité, bien entendu. Pas inquiet d'un mauvais livre de plus. » 
  
          Comment se fait-il qu'il n'y ait eu aucune voix discordante dans les semaines qui ont suivi la parution d'Un dimanche à la piscine de Kigali? Comment se fait-il qu'il n'y en ait pas eu dans les semaines qui ont suivi la sortie de La Turbulence des fluides? Il doit bien y avoir quelqu'un quelque part qui n'a pas aimé! Ce n'est pas comme si le Québec ne produisait que du bon. On en produit aussi des navets! Comment se fait-il que seul Foglia ait eu le guts d'émettre des opinions qui risquaient d'aller à l'encontre de la majorité? Où est cette diversité des voix dont on se gargarise tous les matins à la Fédération professionnelle des journalistes du Québec? 
  
          Certains diront que Foglia n'a rien à perdre en critiquant de la sorte. Qu'il bénéficie, sa notoriété aidant – sur le site de La Presse, on peut lire: « l'un des chroniqueurs les plus connus et les plus respectés au Canada » –, d'une sorte d'immunité implicite de la part du milieu culturel: « Ah! Foglia, il peut dire ce qu'il veut. Il est tellement génial! » Ça se peut. Une chose est sûre par contre, tous n'ont pas cette chance. Prenez Michel Vastel... 
  
Le cirque 
  
          Le même jour que Foglia parlait de La Turbulence, quelques pages plus loin dans le même quotidien, la chroniqueuse Nathalie Petrowski tombait à bras raccourcis sur un de nos plus réputés journalistes politiques parce qu'il avait osé critiquer ouvertement une autre production culturelle québécoise. (Deux critiques dans une même semaine, du jamais vu!) 
  
          « Bunker, la télésérie sur le pouvoir de Luc Dionne et Pierre Houle, n'est pas encore à l'antenne de Radio-Canada que c'est déjà le cirque. Tout a commencé avec le haut-le-coeur de [la ministre des Finances] Pauline Marois qui aurait dû avoir la sagesse de regarder Bunker attentivement et plus longuement avant de se mettre à vomir publiquement. Voilà maintenant que le journaliste Michel Vastel en rajoute(3). » 
  
     « Comment se fait-il qu'il n'y ait eu aucune voix discordante dans les semaines qui ont suivi la parution d'Un dimanche à la piscine de Kigali? Comment se fait-il qu'il n'y en ait pas eu dans les semaines qui ont suivi la sortie de La Turbulence des fluides? Il doit bien y avoir quelqu'un quelque part qui n'a pas aimé! »
 
          Après avoir indiqué à ses lecteurs qu'elle avait elle-même visionné les cinq premiers épisodes de la série et qu'elle avait « aimé cela à la folie », Mme Petrowski a poursuivi en s'interrogeant tout haut: Pourquoi Vastel n'aime-t-il pas ce que nous tous avons aimé? (« nous tous » étant tous ceux qui ont visionné la série avant sa première) « Michel Vastel a-t-il visionné la même série que moi? L'a-t-il visionnée en tenant la main de Pauline Marois? Question encore plus cruciale: Michel Vastel sait-il ce que c'est que de la télé? »  
  
          Et vlan! Avant de le traiter carrément de « tata », la chroniqueuse en est venue à conclure que l'analyste politique ignorait tout de « ce que c'est que de la vraie télé. Il s'y connaît peut-être en politique, mais comme critique du petit écran, il est recalé. » Vastel n'est tout simplement pas qualifié pour se prononcer. Qu'il se taise. 
  
          Pourtant, Vastel n'a rien écrit de bien terrible. Quelques généralités du genre: « La magouille, le crime, la corruption et le sexe font de cette faune un triste cirque dont la politique est, en pratique, absente. "Fiction satirique", annoncent les auteurs. Mais les citoyens, bombardés de "scandales", alimentés de "rumeurs" et soumis aux sophismes des animateurs de tribunes téléphoniques, feront-ils la différence avec la réalité(4)? »  
  
          C'est vrai que pour les intellos de la culture, la magouille, le crime, la corruption et le sexe sont des ingrédients essentiels à un « bon » film, à une « bonne » série télé... Et si en plus, ce sont des politiciens, ou mieux encore, de véreux hommes d'affaires, qui en sont à l'origine, alors là, tout ce beau monde s'empresse de souligner l'audace des auteurs et on crie au chef-d'oeuvre! 
  
          Bon, Vastel craint pour l'image du politicien. Il a le droit. Il croit que la série va causer un tort irréparable à la classe politique. Pas de quoi le lapider sur la place publique. Petrowski croit elle-même que la série « n'augmentera pas le cynisme des électeurs [et qu'elle] les rendra seulement plus conscients, plus critiques et plus exigeants face aux discours vides de la politique »! 
  
          Bien sûr, les politiciens n'ont pas besoin d'une télésérie pour se retrouver bien bas dans l'estime des citoyens – souvenez-vous du sondage Léger Marketing rendu public fin-avril(5) qui révélait qu'une majorité de Canadiens et de Québécois estimaient que le système politique était « corrompu », et ce tant à l'échelle fédérale (69%) que provinciale (68%) –, mais de prétendre qu'une télésérie va rendre les électeurs « plus conscients, plus critiques et plus exigeants face aux discours vides de la politique », c'est pousser un peu... 
  
          En tout cas, si Vastel s'en était pris à une télésérie américaine, ou canadienne anglaise à la limite, Petrowski n'aurait sans doute pas eu la même réaction. Elle s'en serait foutu comme de l'an quarante ou en aurait rajouté. Mais comme il s'agissait d'un produit « bon » en soi – parce que québécois et songé –, la chroniqueuse s'est sentie obligée de monter au front. 
  
Les amis 
  
          Au Québec, les seuls qui ont le droit de critiquer « nos » produits culturels sont les mêmes dix ou douze journalistes spécialisés en leur matière – chaque secteur a sa propre petite élite autorisée. Eux seuls sont assez qualifiés pour le faire. Alors pourquoi ne critiquent-ils pas? Comment se fait-il que les critiques négatives viennent presque toujours de l'« extérieur » du milieu culturel? Notre élite culturelle est-elle déconnectée de la réalité du vrai monde ou souffre-t-elle d'un excès de solidarité? 
  
          C'est comme si l'art de la critique avait disparu du paysage québécois quand Radio-Canada a décidé de retirer l'émission La Bande des six de sa grille-horaire. Aujourd'hui, on commente. Point. Ainsi, durant le dernier Festival des films du monde de Montréal, Nathalie Petrowski a mentionné dans une de ses chroniques que La Turbulence des fluides l'avait « fait brailler comme un veau(6) », mais qu'il avait laissé sa copine plutôt froide. Ce qui l'avait amené à écrire: « J'avais beau lui rejouer les scènes les plus tristes, elle ne comprenait pas mon émoi. J'ai cru qu'elle n'avait pas de coeur. » 
  
          (Vous me voyez rassuré parce que si le fait de ne pas aimer un produit d'ici fait de nous des gens sans coeur ou défectueux, j'ai vu La Turbulence et j'ai aimé. Je n'ai peut-être pas pleuré, mais comme dans le cas de 2 secondes, premier long métrage de Manon Briand, j'ai adoré. Voilà une cinéaste qui sait réaliser de brillants – c'était trop facile – films.) 
  
          Peut-être que dans une société où tout se calcule en terme de retombées économiques (le Festival western de St-Tite rapporterait 5 millions $ à la municipalité et 15 millions $ à la région...) et où les ressources sont et seront toujours insuffisantes (parce que publiques), on se dit qu'une mauvaise critique risque d'avoir des retombées dévastatrices pour le produit critiqué... et que par solidarité pour l'artiste (l'ami?), le milieu, ou les deux, on s'abstient. 
  
          Si le Québec est petit, imaginez le milieu culturel québécois! Tout le monde y connaît tout le monde. Et tout le monde travaille plus ou moins avec tout le monde. Quebecor peut aller se rhabiller, on parle ici de concentration à la puissance 10! Dans un tel contexte, peut-être vaut-il mieux conserver de bonnes relations avec tout ce beau monde... On ne peut pas tous être génial comme M. Foglia! 
  
 
1. Pierre Foglia, « J'ai horreur des événements », La Presse, 5 septembre 2002, p. A-5.  >>
2. Pierre Foglia, « La genèse d'un mensonge », La Presse, 24 mai 2001, p. A-5.  >>
3. Nathalie Petrowski, « Bunker, déjà le cirque », La Presse, 5 septembre 2002, p. C-3.  >>
4. Michel Vastel, « Bunker, un cirque sans soleil », L'actualité, 15 septembre 2002, p. 85.  >>
5. Lia Lévesque, « Les Canadiens jugent le monde politique plutôt corrompu », La Presse, 21 avril 2002.  >>
6. Nathalie Petrowski, « Chacun cherche ses larmes », La Presse, 26 août 2002.  >>
 
 
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