Montréal, 14 septembre 2002  /  No 109  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
LA TRAGÉDIE
DES PÂTURES COMMUNAUTAIRES
 
par Jean-Louis Caccomo
  
 
          Dans le langage courant, on tend généralement à confondre les biens publics et les ressources communes ou collectives. Certes, comme les biens publics, les ressources communes sont disponibles pour quiconque veut les utiliser gratuitement. Mais, à la différence des biens publics, ces ressources sont divisibles: quand un individu consomme une ressource commune, il y en a donc moins pour les autres. Les ressources communes posent donc un problème spécifique à l'analyse économique. Nous illustrerons ce problème avec l'histoire de la « tragédie des pâtures communautaires ».
 
Genèse du problème 
  
          Imaginons la vie d'une communauté médiévale dont l'une des activités économiques consiste à élever des moutons. De nombreuses familles de la communauté possèdent quelques moutons et retirent des revenus de la vente de la laine, utilisée pour la confection des vêtements. Les moutons passent l'essentiel de leur temps à paître sur les terrains qui entourent la ville, formant des pâtures communes. Les habitants de la ville sont collectivement propriétaires de ces terrains et tous ont la possibilité d'y faire paître leurs moutons. 
  
          Cette « propriété collective » fonctionne bien parce que la terre ne manque pas; en autoriser l'accès gratuit ne pose aucun problème. Avec le temps, la population de la ville croît, ainsi que le nombre de moutons paissant sur les pâtures communautaires. L'herbe commence à manquer, puis finit par disparaître totalement. Les pâtures communautaires devenant arides, l'élevage du mouton est devenu impossible et la plupart des familles perdent leur principale source de revenu. Quelle est la cause de cette tragédie? 
  
Les bienfaits de la privatisation 
  
          La réponse est que les comportements privés et les comportements publics sont différents. La destruction des pâturages est le fruit de l'absence d'action collective des éleveurs, elle-même liée à une absence de définition précise des droits de propriété. Si les éleveurs avaient pu s'organiser collectivement, ils auraient contrôlé la taille de l'élevage pour éviter la destruction des pâturages. Comme chaque famille ne détient qu'une part négligeable du cheptel total, aucune famille n'est incitée à limiter la croissance de son propre élevage. C'est donc une « externalité négative » qui est à l'origine du problème: quand les moutons d'une famille paissent sur les terres communes, cela réduit la quantité d'herbe disponible pour les moutons du voisin. 
  
          Comme les gens ne prennent pas en compte l'externalité négative dans leurs décisions privées, le nombre total de bêtes est trop important. Si cette tragédie avait été prévue, elle aurait pu être évitée de trois façons. Premièrement, la ville aurait pu limiter le nombre de moutons par famille, c'est la solution réglementaire. Deuxièmement, la ville aurait pu internaliser l'externalité en taxant les moutons. Enfin, la ville aurait pu mettre aux enchères un nombre limité de permis de paître, procédant de la sorte à la définition de droits de propriété. 
  
          Cette histoire montre que les ressources communes ont tendance à être consommées avec excès. Le gouvernement peut limiter cette surconsommation par une réglementation ou des taxes appropriées. Parfois, le gouvernement peut transformer la ressource commune en un bien privé. C'est ce qui se passa en Angleterre au XVIIe siècle durant le mouvement des enclosures: la ville répartit les terres parmi les familles et chaque famille posa alors des enclos afin d'éviter une surconsommation sur sa parcelle de terre. La terre devint alors un bien privé au lieu d'une ressource commune. 
  
     « L'histoire des pâturages nous enseigne que lorsque les ressources sont détenues collectivement, les individus ne les utilisent pas de manière efficace. L'échec du communisme réel, c'est la tragédie des pâtures communautaires à l'échelle d'un continent. »
  
          Il y a plus de deux mille ans, Aristote avait clairement indiqué l'origine de ce problème: « On fait moins attention à ce qui est commun à tous, car l'homme s'intéresse plus à ce qui lui est propre qu'à ce qu'il partage avec d'autres ». Ce principe éclaire, sur bien des points, la faillite des économies dirigées fondées sur la propriété collective des moyens de production. Les économies de marché ne peuvent fonctionner que dans un système de propriété privée des ressources, et l'abolition de la propriété privée est toujours extrêmement coûteuse pour la société dans son ensemble. L'histoire des pâturages nous enseigne que lorsque les ressources sont détenues collectivement, les individus ne les utilisent pas de manière efficace. L'échec du communisme réel, c'est la tragédie des pâtures communautaires à l'échelle d'un continent. 
  
Problèmes écologiques: Définir des droits de propriété 
  
          Le problème des ressources communes soulève la question essentielle de la définition des droits de propriétés. Une ressource commune est un bien qui a de la valeur mais qui n'appartient à personne en particulier. Personne en particulier ne détient donc l'autorité légale d'en contrôler l'utilisation. Quand l'absence de droits de propriété donne lieu à une déficience de marché, le gouvernement peut partiellement résoudre le problème. Comme avec l'émission de « permis de polluer » (voir chronique précédente), le gouvernement contribue à définir des droits de propriété, ce qui permet aux forces du marché de fonctionner à nouveau. Dans d'autres cas, la réglementation autoritaire, comme l'ouverture de période de chasse ou de pêche, permet au gouvernement de contraindre les comportements individuels. 
  
          La question cruciale de la préservation des espèces animales illustre ce problème. Tout au long de notre histoire, de nombreuses espèces animales ont disparu ou ont été menacées de disparaître. Quand les premiers européens ont débarqué en Amérique du Nord, plus de 60 millions de bisons vivaient sur ce continent. En 1900, le gouvernement américain a dû interdire la chasse au bison, dont la population était devenue inférieure à 400 animaux. Certains pays africains d'aujourd'hui connaissent un problème similaire avec les éléphants, dont les défenses sont recherchées pour leur ivoire.  
  
          Pourtant, ce sort n'est pas réservé à tous les animaux. La vache, par exemple, est une source de nourriture pour l'homme, mais personne ne craint la disparition de l'espèce. Au contraire, la demande de viande de boeuf semble assurer que l'espèce survivra. Comment la valeur commerciale de l'ivoire peut-elle menacer la survie de l'éléphant alors que la valeur commerciale du boeuf assure la survie de la race bovine? La raison en est que les éléphants sont des ressources communes, tandis que les bovins sont des biens privés. Les éléphants vivent librement, sans appartenir à quiconque. Les braconniers sont alors fortement incités à en tuer le plus possible. Les bovins, en revanche, sont élevés sur des propriétés privées. Chaque éleveur fait tout son possible pour maintenir une population bovine de bonne taille, puisqu'elle constitue la source principale de ses revenus. 
  
          Les gouvernements concernés ont essayé de résoudre le problème des éléphants de deux manières. Certains pays, comme le Kenya, la Tanzanie ou l'Ouganda ont interdit la chasse à l'éléphant et la vente d'ivoire, adoptant ainsi la solution réglementaire. Cependant, ces lois sont souvent difficiles à faire respecter, et la population animale a continué à diminuer. D'autres pays, comme le Botswana, le Malawi, la Namibie ou le Zimbabwe ont transformé les éléphants en biens privés, privilégiant la voie de la définition de droits de propriété. Les propriétaires sont incités à sauvegarder les espèces peuplant leurs terres. Dans ces pays, la population des éléphants a recommencé à croître. 
  
          À l'heure des sommets de la Terre et de la multiplication des discours alarmistes, il n'est pas inutile de rappeler un des enseignements fondamentaux de la science économique: une définition rigoureuse des droits de propriété – quand elle est possible – permet d'apporter une solution économique au problème des ressources communes, réconciliant les principes de l'économie avec le respect de l'environnement. 
  
          L'histoire de ce siècle montrera sans doute que les pays qui se sont peu souciés des principes de l'économie n'ont pas fait preuve de plus de respect envers l'environnement. L'économie n'enseigne-t-elle pas d'être rationnel en matière d'utilisation de ressources par définition rares et donc précieuses? Mais, comme s'ils prenaient un malin plaisir à ignorer ces enseignements, les gouvernements ont tendance à généraliser l'espace de la « propriété collective » pour répondre aux questions environnementales, entretenant l'ambiguïté qui est à l'origine même de la tragédie des pâtures communautaires.

> Ce texte est inspiré du livre Les Principes de l'Économie de Gregory Mankiw (Éditions Economica 1998)
 
  
  
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