Montreal, 31 août 2002  /  No 108  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan. 
 
PERSPECTIVE
 
L'ANALYSE ÉCONOMIQUE DE LA POLLUTION:
LES PERMIS DE POLLUER *
 
par Jean-Louis Caccomo
  
 
          Dans la chronique précédente, nous avons montré que l’existence d’externalité constitue une déficience du marché qui peut éventuellement être corrigée par l’intervention des pouvoirs publics (voir: ACTION PUBLIQUE ET INITIATIVE PRIVÉE, le QL, no 106). En ce cas, un gouvernement peut intervenir de deux manières: il peut adopter une attitude autoritaire en imposant des règles aux parties; il peut inciter à l’adoption de solutions contractuelles qui encourageront les décideurs privés à résoudre le problème par eux-mêmes.
 
          S’il choisit l’attitude autoritaire, le gouvernement peut rendre obligatoire, ou au contraire interdire, tel ou tel comportement. Il est, par exemple, interdit de déverser des produits chimiques toxiques dans les réserves d’eau. Dans ce cas précis, les coûts externes pour la collectivité sont infiniment supérieurs aux avantages pour le pollueur; alors le gouvernement interdit tout simplement un tel comportement. Malheureusement, dans la plupart des cas, les choses ne sont pas aussi simples. 
  
          N’en déplaise aux écologistes, il est impossible d’éliminer tout comportement polluant sauf à éliminer l’homme lui-même. Limiter le nucléaire implique d’utiliser plus intensément le pétrole ou le charbon dont la pollution est aussi redoutable. Supprimer le pétrole ou le charbon implique de revenir à l’utilisation du cheval dont les excréments sont générateurs d’insalubrité. Et, il serait ridicule de vouloir interdire toute forme de transport. Non seulement, une telle mesure étoufferait l’économie, précipitant des millions de personnes au chômage, mais elle irait à l’encontre du droit fondamental à la liberté de se déplacer. Certes, les chômeurs vivraient – survivraient? – dans un environnement sain... 
  
          Plutôt que d’essayer d’éliminer toute forme de pollution, il vaut mieux en mesurer les coûts et les bénéfices pour décider quel type et quelle quantité de pollution est acceptable. 
  
Taxes pigoviennes et subventions 
  
          Plutôt que d’imposer ou d’interdire, le gouvernement peut essayer d’inciter pour promouvoir une attitude socialement désirable. Nous avons montré, dans nos chroniques précédentes, que le gouvernement peut internaliser les externalités en taxant les activités qui génèrent des externalités négatives et en subventionnant celles qui produisent des externalités positives. Les taxes dont l’objet est de corriger les effets d’externalités négatives sont appelées des taxes pigoviennes, du nom de l’économiste Arthur Pigou (1877-1959) qui en fut l’un des premiers partisans. Parce qu’ils défendent toujours les mesures incitatrices par rapport aux solutions réglementaires, les économistes préfèrent les taxes pigoviennes aux mesures autoritaires pour lutter contre la pollution. 
  
          Imaginons deux usines – une aciérie et une usine chimique – déversant chacune 500 tonnes de déchets toxiques par an dans la rivière voisine. Le gouvernement, qui souhaite réduire le niveau de pollution, envisage deux solutions: solution 1) Réglementer: chaque usine se voit imposer un seuil, ne pouvant déverser plus de 300 tonnes de déchets par an par exemple; solution 2) La taxe pigovienne: les usines devront payer 50 000 euros de taxes par tonne de déchets déversée. La réglementation consiste à fixer un niveau de pollution, tandis que la taxe cherche à inciter les responsables industriels à réduire le niveau de pollution. Or, il est parfaitement possible que l’aciérie puisse réduire sa pollution à un coût inférieur à celui de l’usine chimique. Si tel est le cas, l’aciérie réduira substantiellement son niveau de pollution de façon à ne pas payer trop de taxes, tandis que l’usine chimique réduira moins le sien et paiera plus de taxes. En pratique, la taxe pigovienne revient à définir un prix pour le permis de polluer. 
  
     « Rares sont ceux qui accepteraient une alimentation défectueuse, une assistance médicale médiocre et un logement insalubre dans le seul but de protéger au maximum l'environnement. »
 
          Ainsi, quel que soit le niveau de pollution autorisé choisi par le gouvernement, la taxe permettra de l’atteindre au meilleur coût. Dans le cadre de la réglementation, les usines ne réduiront pas leurs émissions toxiques en dessous du niveau requis pas la loi – de 300 tonnes par an dans notre exemple – alors que la taxe incite les entreprises à développer des technologies « propres » qui leur permettront de diminuer le montant de taxe à payer. 
  
Permis de pollution négociables 
  
          Imaginons que le gouvernement décide d’imposer la procédure de réglementation, obligeant les deux entreprises à limiter leurs déchets toxiques à 300 tonnes par an. Les représentants des entreprises rencontrent les fonctionnaires de l’administration compétente avec les propositions suivantes: l’usine chimique a besoin d’augmenter ses émissions toxiques de 100 tonnes; l’aciérie est prête à réduire les siennes du même montant si l’usine chimique lui verse 5 000 000 euros. Du point de vue économique, cette opération est intéressante. Puisqu’il s’agit d’un accord passé volontairement entre les deux entreprises, c’est qu’elles en tirent chacune un bénéfice. Cet accord ne lèse aucun tiers puisque le niveau de pollution global demeure inchangé. Le bien-être social est donc accru si l’aciérie vend son permis de polluer à l’usine chimique. 
  
          En autorisant ce type de contrat, le gouvernement aura créé un nouveau marché: celui des « permis de polluer ». Les entreprises qui ont du mal à réduire leur niveau de pollution seront prêtes à payer cher pour ces permis; elles accepteront de payer de tels permis tant que leur prix sera inférieur aux coûts qu’elles auraient dû engager pour réduire leur niveau de pollution. Par contre, les entreprises capables de réduire leur niveau de pollution à moindre coût vendront leurs permis. 
  
          L’utilisation des permis de polluer et des taxes pigoviennes sont des solutions proches l’une de l’autre. Dans les deux cas, les entreprises paient pour la pollution dont elles sont responsables. Dans le cas des taxes pigoviennes, les entreprises paient un impôt au gouvernement; dans le cas des permis de polluer, les entreprises polluantes achètent les permis aux entreprises propres. Précisément, le gouvernement détermine la quantité globale de pollution acceptable en émettant un nombre limité de permis de polluer – ce qui constitue l’offre –, la rencontre avec la demande fixant le prix de la pollution supporté par les entreprises polluantes. Taxes pigoviennes et permis de polluer internalisent tous deux l’externalité qu’est la pollution en faisant payer les entreprises responsables. 
  
          Si les mouvements écologistes s’indignent de la notion même de permis de polluer, arguant du fait que l’on ne peut vendre à personne le droit de polluer l’environnement, il leur faut bien admettre que, en l’absence de tels mécanismes, les entreprises continueront de polluer gratuitement. Une politique écologique efficace se doit de reconnaître un des principes fondamentaux de l’analyse économique selon lequel les gens doivent faire des choix. Certes, l’air pur et l’eau claire ont de la valeur mais cette valeur doit être comparée à leur coût d’opportunité – c’est-à-dire ce à quoi il faut renoncer pour les obtenir. 
  
          Éliminer toute forme de pollution impliquerait de renoncer à bien des avancées technologiques qui nous ont permis de jouir du niveau de vie que nous connaissons actuellement. Rares sont ceux qui accepteraient une alimentation défectueuse, une assistance médicale médiocre et un logement insalubre dans le seul but de protéger au maximum l’environnement. Un environnement sain est un bien comme un autre. En fait, c’est même aujourd’hui un bien de luxe: les pays riches peuvent s’offrir plus facilement un environnement sain que les pays pauvres, et ont par conséquent adopté des lois plus contraignantes de protection de l’environnement que les pays pauvres n’auraient pas les moyens de respecter. 
  
          Meilleur marché sera la protection de l’environnement, plus le public en voudra et plus les politiques écologiques pourront se généraliser à l’ensemble de la planète car il ne sert pas à grand-chose d’adopter des mesures strictes applicables dans un nombre restreint de pays. Or, l’approche économique des taxes pigoviennes et des permis de polluer va dans le sens d’une réduction du coût de la protection de l’environnement. 
 
 
* Ce texte s'inspire du chapitre « Externalités et solutions publiques » tiré du livre Principes de l'Économie de N. Gregory Mankiw (Economica, Paris, 1998, pp. 274-281).
 
 
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