Montréal, 28 septembre 2002  /  No 110  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
 
DAMNED LIES AND STATISTICS: Untangling Numbers from the Media, Politicians, and Activists, de Joel Best, University of California Press, USA, 2001, 190 pp.
 
LIBRE EXPRESSION
  
STATISTIQUES POUR ÉTATISTES
 
par Gilles Guénette
 
     « Reporters are faced with the daily choice of painstakingly researching stories or writing whatever people tell them. Both approaches pay the same. »
 
– Scott Adams
The Dilbert Principle,1996
 
 
          « Plus de suicides sous les gouvernements de droite », c'est ce qu'on pouvait lire dans l'édition du 19 septembre 2002 de La Presse. Selon des statistiques publiées dans le Journal of Epidemiology and Community Health, les taux de suicide augmenteraient de façon significative lorsque des partis de droite détiennent le pouvoir, du moins en Grande-Bretagne et en Australie. Cela se serait notamment confirmé après la prise du pouvoir par Margaret Thatcher en 1979. 
  
          Ainsi, ce sont 35 000 Britanniques qui ne se seraient pas suicidés au cours du 20e siècle si les conservateurs n'avaient jamais remporté d'élections. Selon le Dr Mary Shaw, du département de médecine sociale de l'Université de Bristol, les taux de suicide ont été beaucoup plus faibles entre 1901 et 2000 en Angleterre et au pays de Galles sous des gouvernements travaillistes que sous des conservateurs. 
  
          On explique cette situation par le fait que les conservateurs ont l'habitude de gouverner en étant moins interventionnistes que les travaillistes et en orientant leurs décisions vers le marché – ce qui engendrerait un sentiment d'« anomie » chez les gens qui ont l'impression d'assister impuissants à la disparition des valeurs communes. (Imaginez l'hécatombe si un gouvernement de droite prenait le pouvoir au Québec! Après des décennies de social-démocratie, on a déjà l'un des taux de suicides les plus élevés au monde!)
 
          Ce genre de nouvelles qui tournent autour de statistiques sort tous les jours. Ceux qui se tiennent informés le moindrement sont quotidiennement bombardés de chiffres tous plus formidables les uns que les autres. Tout est toujours en crise, sur le point de céder. À quoi servent ces chiffres? Qui les génèrent? Dans quel but? Faut-il tout croire? Si vous êtes soucieux de ce qui entre dans votre tête et que vous doutez souvent de l'authenticité des chiffres rapportés par les médias, une lecture de Damned Lies and Statistics, de Joel Best, s'impose. 
  
De « arithmétique politique » à « statistique » 
  
          Le terme « statistics » a acquis sa signification dans les années 1830. En 1833, des réformateurs opposés à la prostitution ont produit une étude qui révélait que 10 000 prostituées étaient en service à New York (soit 10% de la population féminine de l'époque). En 1866, les évêques méthodistes revoyaient ce nombre à la hausse: il y avait maintenant plus de new yorkaises aux moeurs légères qu'il y avait de méthodistes! (12 000 pour 11 000) D'autres faisaient grimper les enchères jusqu'à 50 000. 
  
          Ce qu'on souhaitait, en divulguant de tels chiffres, c'était inciter les autorités municipales à intervenir. Celles-ci, plutôt que d'acquiescer, récusaient ces statistiques et en produisaient de moins alarmistes. Ainsi, selon les autorités policières de la ville, le nombre de prostituées s'élevait plutôt autour de 1 223 en 1872 – pour une population d'un demi million de femmes. Là où les réformateurs avaient tendance à gonfler leurs chiffres – pour montrer le sérieux de la chose –, les policiers, eux, avaient tendance à réduire les leurs – question de montrer qu'ils avaient la situation bien en main. 
  
          C'est donc à cette époque que le mot « statistiques » fait son entrée dans le lexique. Avant, on appelait « political arithmetic » ce genre d'études:  
              these studies – mostly attempts to calculate population size and life expectancy – emerged in seventeenth-century Europe, particularly in England and France. Analysts tried to count births, deaths, and marriages because they believed that a growing population was evidence of a healthy state; those who conducted such numeric studies – as well as other, nonquantitative analyses of social and political prosperity – came to be called statists. Over time, the statists' social research led to the new term for quantitative evidence: statistics.
          Les étatistes (statists) produisent des statistiques (statistics) pour justifier l'intervention de l'État (state) dans bon nombre de domaines sociaux. Parce qu'un État fort est un État en santé, ils publient des études qui viennent célébrer ce fait et surtout qui visent à assurer que les politiciens aient une vision « juste » de la situation – dans leurs perspectives, bien entendu. Un véritable marché de la statistique s'est ainsi développé comme le rapporte Joel Best dans son ouvrage. 
  
Qui les génèrent? 
              At the beginning of the nineteenth century, the social order seemed especially threatened: cities were larger than ever before; economies were beginning to industrialize; and revolutions in America and France had made it clear that political stability could not be taken for granted. The need for information, for facts that could guide social policy, was greater than ever before.
          Des organismes gouvernementaux ont commencé à accumuler et à publier des statistiques. Les États-Unis, ainsi que plusieurs pays européens, ont tenu de vastes recensements, question de mieux connaître leur population respective. Les cours, les prisons et les forces policières ont entrepris de conserver des statistiques sur les actes criminels et leurs auteurs; les médecins, sur leurs patients; les enseignants, sur leurs élèves, ainsi de suite. Ce genre de statistiques est idéologiquement neutre, mais peut toujours servir à souligner les retombées d'une intervention ou à en justifier une autre. 
              But beginning in the nineteenth century and continuing through today, social statistics have had two purposes, one public, the other often hidden. Their public purpose is to give an accurate, true description of society. But people also use statistics to support particular views about social problems. Numbers are created and repeated because they supply ammunition for political struggles, and this political purpose is often hidden behind assertions that numbers, simply because they are numbers, must be correct.
          Les groupes de pression ont commencé à utiliser les statistiques à des fins beaucoup plus précises. Les nouveaux « problèmes sociaux » qu'ils mettaient à jour n'apparaissaient pas nécessairement parce que la société se complexifiait, ils apparaissaient plutôt parce que ces groupes les considéraient soudainement intolérables et les projetaient comme tels à l'avant-scène. Les études qui venaient corroborer leurs dires allaient toujours dans un même sens: les instances publiques se doivent d'intervenir pour remédier à la situation. 
  
          Comment expliquer que des chiffres aient un tel impact? Best résume ainsi notre rapport à la statistique: 
              We tend to regard statistics as though they are magical, as though they are more than mere numbers. We treat them as powerful representations of the truth; we act as though they distill the complexity and confusion of reality into simple facts. We use statistics to convert complicated social problems into more easily understood estimates, percentages, and rates. Statistics direct our concern; they show us what we ought to worry about and how much we ought to worry.
Dans quel but? 
  
          Comme pour les problèmes sociaux, les statistiques n'apparaissent pas toutes seules. Beaucoup de monde s'affaire pour qu'elles se rendent jusqu'à nous et pour nous en expliquer les enjeux: 
              Someone has to bring these problems to our attention, to give them names, describe their causes and characteristics, and so on. Sociologists speak of social problems being "constructed" – that is, created or assembled through the actions of activists, officials, the news media, and other people who draw attention to particular problems. "Social problem" is a label we give to some social conditions, and it is that label that turns a condition we take for granted into something we consider troubling.
 
     « Avant de croire ou de se faire une opinion sur une statistique, il faut se demander trois choses: 1) qui l'a créée, 2) pourquoi l'a-t-on créée, et 3) comment l'a-t-on créée. »
 
          Lorsque nous sommes sensibilisés à un problème social X et que nous commençons à nous en inquiéter, c'est que les efforts déployés par ce que Best appelle les « promoteurs de problèmes » – les activistes, reporters, experts, ONU, Oxfam & Cie – commencent à porter fruits. Ce sont ces « promoteurs » qui « fabriquent » des études pour nous amener à considérer qu'un problème en est un important et qu'il est impératif de s'y attaquer dans les plus brefs délais. 
  
          En plus de faire « avancer » la société dans des directions bien précises, ces promoteurs se sont créé leurs propres emplois tout en se constituant – lentement, mais sûrement – des réseaux élaborés de structures au financement stable et adéquat. Imaginez, vous prenez connaissance d'une situation que vous trouvez déplorable, vous vous regroupez avec des gens qui pensent comme vous, vous produisez des études que vous soumettez à quelque instance gouvernemental, celle-ci débloque des fonds publics qu'elle vous remet pour que vous remédiiez au problème.  
  
          Les promoteurs trouvent oreille attentive auprès des médias, qui veulent faire avancer de « bonnes » causes (et vendre des journaux); auprès des politiciens, qui veulent aussi faire avancer de « bonnes » causes (en plus d'être identifiés comme « personnes sensibilisées » et se faire réélire); et auprès de Monsieur et Madame Tout-le-monde qui ne demandent pas mieux que de se faire sensibiliser à de nouvelles « bonnes » causes... Personne n'est contre la vertu. 
  
          Ce qui pose problème dans toute cette surenchère de « problèmes », c'est qu'en plus de payer « collectivement » la note pour tenter de les enrayer, nous sommes quotidiennement confrontés à une sorte d'état de crise permanent qui déforme, qu'on le veuille ou non, notre vision du monde. Des activistes nous sensibilisent pour que l'État se sente justifié à débloquer des fonds – et à les entretenir dans leur activisme –, et pendant ce temps, nous vivons dans la tourmente. 
  
Qui/quoi croire? 
  
          Quoi faire alors quand vous lisez en première page de votre journal que: « Près de 17 millions d'enfants touchés par la pauvreté dans l'Union européenne » (AFP, 23 janvier 2002), ou que « Trois millions de Canadiens connaissent l'insécurité alimentaire » (PC, 15 août 2001)? Vous n'avez ni les ressources, ni le temps, pour vérifier si ce qu'on avance est véridique. De toute façon, vous respectez votre source de nouvelles et vous vous dites que les gens qui avancent ces chiffres ne font que ça, étudier la situation, ils doivent donc savoir de quoi ils parlent! Eh bien non. 
  
          « Officials make decisions [...], statistics are by-products of those decisions [...], organizational practices form the context for those decisions [...], even official statistics are social products, shaped by people and organizations that create them. » Toutes les statistiques sont créées par des personnes, nous rappelle Joel Best. Ces personnes décident des éléments qu'elles vont retenir et comment elles vont les compter. Des personnes colligent les statistiques; elles doivent les calculer pour ensuite les interpréter et décider de leur signification. Toute statistique est le produit d'actions humaines – il ne s'agit pas de lectures objectives de réalités absolues. 
  
          De nombreux éléments entrent en ligne de compte dans la production de statistiques. Certaines sont peu fiables en raison des contraintes monétaires ou temporelles auxquelles les chercheurs ont fait face lors de leur travail. D'autres sont carrément gonflées ou trafiquées pour refléter ce que leurs auteurs (ou leurs clients) pensent d'une situation. Si une statistique vous paraît incroyable, c'est sans doute parce qu'elle l'est – ou que ses auteurs ne vous disent pas toute la vérité. 
  
          Il ne s'agit pas de rejeter toutes les statistiques du revers de la main, certaines ont leur utilité. Il s'agit de les approcher de façon critique, plutôt que naïve ou cynique. Parce que si la très grande majorité de la population est composée d'illettrés mathématiques (ce que Best appellent les « innumerates »: « Innumeracy is the mathematical equivalent of illiteracy »), la très grande majorité des journalistes l'est aussi: 
              Most adults clearly grasp what one can do with a hundred, a thousand, ten thousand, even one hundred thousand dollars, but then our imaginations begin to fail us. Big numbers blend together: a million, a billion, a trillion – what's the difference? They're all big numbers. [...] Because many people have trouble appreciating the differences among big numbers, they tend to uncritically accept social statistics (which often, of course, feature big numbers).
Statistiquement parlant 
  
          Dans une dynamique politique interventionniste, ce serait le rôle de l'État de vérifier les sources des statistiques produites par les groupes de pression et OBSL avant de débloquer des fonds publics. Comme la plupart de ces « études » sont des constructions qui ne visent qu'à exagérer un problème social X, la plupart d'entre elles n'auraient aucune suite si elles étaient le moindrement décortiquées. 
  
          Mais comme les demandes des groupes de pression vont dans le sens d'une intervention toujours plus grande de l'État – et que l'État ne demande pas mieux que d'étendre son emprise –, nos élus ferment les yeux sur les statistiques bidon et sortent leur carnet de chèques. Au diable la dépense, ce ne sont que eux qui payent la note! 
  
          Ce serait aussi le rôle des médias de vérifier les sources des statistiques produites par les groupes de pression et les organismes gouvernementaux avant de les rapporter. Comme plusieurs « études » comportent des « irrégularités » flagrantes qui expliquent en partie les résultats atteints (échantillonnages insignifiants, questions biaisées, calculs erronés...), la plupart d'entre elles ne ferait certainement pas la manchette si elles étaient le moindrement questionnées. 
  
          Mais comme la vision du monde mise de l'avant par les groupes de pression et organismes gouvernementaux va dans le même sens que celle des médias, que de toute façon la majorité des consommateurs et des journalistes sont « innumerates », et que l'état de crise permanent est finalement payant – ça augmente les cotes et le gros du travail est fait! –, ils ferment les yeux et rapportent la nouvelle. Personne ne viendra les remettre en question, tout le milieu est solidaire et penche généralement sur le même bord... 
  
          Comme les statistiques ne sont pas prêtes de disparaître de nos vies, et qu'il n'y a pas de loi pour rendre la promotion de statistiques bidon illégale (manquerait plus rien que ça!), il ne reste plus qu'à avoir et à promouvoir un rapport critique face à elles. Comment peut-on se prémunir contre la tyrannie de la statistique? 
  
          Avant de croire ou de se faire une opinion sur une statistique, il faut se demander trois choses: 1) qui l'a créée – un organisme gouvernemental, un groupe de pression, un institut privé, une entreprise... –, 2) pourquoi l'a-t-on créée – pour justifier une intervention de l'État, pour réclamer un apport de fonds publics, pour demander le retrait de l'État d'un secteur, pour vanter la popularité d'un produit... –, et 3) comment l'a-t-on créée – s'agit-il d'une simple perception, quel était l'échantillonnage de personnes sondées, quelles étaient les questions posées... Il faut surtout être attentif à la formulation des énoncés des journalistes et des activistes – de la même façon qu'on lit le fine print d'une offre trop alléchante. 
  
          L'éducation doit aussi jouer un rôle important dans notre rapport à la statistique. À l'école, au lieu de sensibiliser nos jeunes aux « bienfaits » du commerce équitable, aux « réalités » des travailleurs-enfants afghans, ou aux « bénéfices » de l'équité salariale pour les femmes..., on devrait les former à devenir de futurs lettrés mathématiques. Des citoyens critiques qu'on aura de la difficulté à tromper. Pourquoi ne pas encourager des lectures comme celle de Damned Lies and Statistics? Ça serait bien plus constructif que de leur faire lire la dernière trousse de dépistage du joueur compulsif, ou je ne sais trop quel autre outil de propagande gouvernementale. 
  
          L'ouvrage de Joel Best est très balancé (gauche/droite) et se lit presque d'un trait comme un long article de fond – un long article qui aurait gagné par contre à être davantage comprimé, il y a quelques redondances agaçantes. Best réussit en 190 courtes pages à mettre en mots ce qu'on s'imagine être le monde de la fabrication des statistiques. De plus, les exemples utilisés sont souvent très percutants – comme la démystification d'une réalité est souvent percutante. Tout compte fait, on ressort de Damned Lies and Statistics plus intelligent et mieux équipé pour faire face à notre monde « médiatiquement saturé ». C'est déjà ça de pris. 
  
 
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