Ce genre de nouvelles qui tournent autour de statistiques sort tous les
jours. Ceux qui se tiennent informés le moindrement sont quotidiennement
bombardés de chiffres tous plus formidables les uns que les autres.
Tout est toujours en crise, sur le point de céder. À quoi
servent ces chiffres? Qui les génèrent? Dans quel but? Faut-il
tout croire? Si vous êtes soucieux de ce qui entre dans votre tête
et que vous doutez souvent de l'authenticité des chiffres rapportés
par les médias, une lecture de Damned Lies and Statistics,
de Joel Best, s'impose.
De
« arithmétique politique » à « statistique
»
Le terme « statistics » a acquis sa signification
dans les années 1830. En 1833, des réformateurs opposés
à la prostitution ont produit une étude qui révélait
que 10 000 prostituées étaient en service à New York
(soit 10% de la population féminine de l'époque). En 1866,
les évêques méthodistes revoyaient ce nombre à
la hausse: il y avait maintenant plus de new yorkaises aux moeurs légères
qu'il y avait de méthodistes! (12 000 pour 11
000) D'autres faisaient grimper les enchères jusqu'à
50 000.
Ce qu'on souhaitait, en divulguant de tels chiffres, c'était inciter
les autorités municipales à intervenir. Celles-ci, plutôt
que d'acquiescer, récusaient ces statistiques et en produisaient
de moins alarmistes. Ainsi, selon les autorités policières
de la ville, le nombre de prostituées s'élevait plutôt
autour de 1 223 en 1872 – pour une population d'un demi million
de femmes. Là où les réformateurs avaient tendance
à gonfler leurs chiffres – pour montrer le sérieux de la
chose –, les policiers, eux, avaient tendance à réduire les
leurs – question de montrer qu'ils avaient la situation bien en main.
C'est donc à cette époque que le mot « statistiques
» fait son entrée dans le lexique. Avant, on appelait
« political arithmetic »
ce genre d'études:
these studies – mostly attempts to calculate population size
and life expectancy – emerged in seventeenth-century Europe, particularly
in England and France. Analysts tried to count births, deaths, and marriages
because they believed that a growing population was evidence of a healthy
state; those who conducted such numeric studies – as well as other, nonquantitative
analyses of social and political prosperity – came to be called statists.
Over time, the statists' social research led to the new term for quantitative
evidence: statistics.
Les étatistes (statists) produisent des statistiques (statistics)
pour justifier l'intervention de l'État (state) dans bon
nombre de domaines sociaux. Parce qu'un État fort est un État
en santé, ils publient des études qui viennent célébrer
ce fait et surtout qui visent à assurer que les politiciens aient
une vision « juste » de la situation – dans leurs
perspectives, bien entendu. Un véritable marché de la statistique
s'est ainsi développé comme le rapporte Joel Best dans son
ouvrage.
Qui
les génèrent?
At the beginning of the nineteenth century, the social order
seemed especially threatened: cities were larger than ever before; economies
were beginning to industrialize; and revolutions in America and France
had made it clear that political stability could not be taken for granted.
The need for information, for facts that could guide social policy, was
greater than ever before.
Des organismes gouvernementaux ont commencé à accumuler et
à publier des statistiques. Les États-Unis, ainsi que plusieurs
pays européens, ont tenu de vastes recensements, question de mieux
connaître leur population respective. Les cours, les prisons et les
forces policières ont entrepris de conserver des statistiques sur
les actes criminels et leurs auteurs; les médecins, sur leurs patients;
les enseignants, sur leurs élèves, ainsi de suite. Ce genre
de statistiques est idéologiquement neutre, mais peut toujours servir
à souligner les retombées d'une intervention ou à
en justifier une autre.
But beginning in the nineteenth century and continuing through
today, social statistics have had two purposes, one public, the other often
hidden. Their public purpose is to give an accurate, true description of
society. But people also use statistics to support particular views about
social problems. Numbers are created and repeated because they supply ammunition
for political struggles, and this political purpose is often hidden behind
assertions that numbers, simply because they are numbers, must be correct.
Les groupes de pression ont commencé à utiliser les statistiques
à des fins beaucoup plus précises. Les nouveaux «
problèmes sociaux » qu'ils mettaient à
jour n'apparaissaient pas nécessairement parce que la société
se complexifiait, ils apparaissaient plutôt parce que ces groupes
les considéraient soudainement intolérables et les projetaient
comme tels à l'avant-scène. Les études qui venaient
corroborer leurs dires allaient toujours dans un même sens: les instances
publiques se doivent d'intervenir pour remédier à la situation.
Comment expliquer que des chiffres aient un tel impact? Best résume
ainsi notre rapport à la statistique:
We tend to regard statistics as though they are magical, as
though they are more than mere numbers. We treat them as powerful representations
of the truth; we act as though they distill the complexity and confusion
of reality into simple facts. We use statistics to convert complicated
social problems into more easily understood estimates, percentages, and
rates. Statistics direct our concern; they show us what we ought to worry
about and how much we ought to worry.
Dans
quel but?
Comme pour les problèmes sociaux, les statistiques n'apparaissent
pas toutes seules. Beaucoup de monde s'affaire pour qu'elles se rendent
jusqu'à nous et pour nous en expliquer les enjeux:
Someone has to bring these problems to our attention, to give
them names, describe their causes and characteristics, and so on. Sociologists
speak of social problems being "constructed" – that is, created or assembled
through the actions of activists, officials, the news media, and other
people who draw attention to particular problems. "Social problem" is a
label we give to some social conditions, and it is that label that turns
a condition we take for granted into something we consider troubling.
« Avant de croire ou de se faire une opinion sur une statistique,
il faut se demander trois choses: 1) qui l'a créée, 2) pourquoi
l'a-t-on créée, et 3) comment l'a-t-on créée.
» |
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Lorsque nous sommes sensibilisés à un problème social
X et que nous commençons à nous en inquiéter, c'est
que les efforts déployés par ce que Best appelle les «
promoteurs de problèmes » – les activistes,
reporters, experts, ONU, Oxfam & Cie – commencent à porter fruits.
Ce sont ces « promoteurs » qui « fabriquent
» des études pour nous amener à considérer
qu'un problème en est un important et qu'il est impératif
de s'y attaquer dans les plus brefs délais.
En plus de faire « avancer » la société dans
des directions bien précises, ces promoteurs se sont créé
leurs propres emplois tout en se constituant – lentement, mais sûrement
– des réseaux élaborés de structures au financement
stable et adéquat. Imaginez, vous prenez connaissance d'une situation
que vous trouvez déplorable, vous vous regroupez avec des gens qui
pensent comme vous, vous produisez des études que vous soumettez
à quelque instance gouvernemental, celle-ci débloque des
fonds publics qu'elle vous remet pour que vous remédiiez au problème.
Les promoteurs trouvent oreille attentive auprès des médias,
qui veulent faire avancer de « bonnes » causes
(et vendre des journaux); auprès des politiciens, qui veulent aussi
faire avancer de « bonnes » causes (en plus d'être
identifiés comme « personnes sensibilisées
» et se faire réélire); et auprès de
Monsieur et Madame Tout-le-monde qui ne demandent pas mieux que de se faire
sensibiliser à de nouvelles « bonnes »
causes... Personne n'est contre la vertu.
Ce qui pose problème dans toute cette surenchère de «
problèmes », c'est qu'en plus de payer «
collectivement » la note pour tenter de les enrayer, nous
sommes quotidiennement confrontés à une sorte d'état
de crise permanent qui déforme, qu'on le veuille ou non, notre vision
du monde. Des activistes nous sensibilisent pour que l'État se sente
justifié à débloquer des fonds – et à les entretenir
dans leur activisme –, et pendant ce temps, nous vivons dans la tourmente.
Qui/quoi
croire?
Quoi faire alors quand vous lisez en première page de votre journal
que: « Près de 17 millions d'enfants touchés
par la pauvreté dans l'Union européenne »
(AFP, 23 janvier 2002), ou que « Trois millions de Canadiens
connaissent l'insécurité alimentaire »
(PC, 15 août 2001)? Vous n'avez ni les ressources, ni le temps, pour
vérifier si ce qu'on avance est véridique. De toute façon,
vous respectez votre source de nouvelles et vous vous dites que les gens
qui avancent ces chiffres ne font que ça, étudier
la situation, ils doivent donc savoir de quoi ils parlent! Eh bien non.
« Officials make decisions [...], statistics are by-products
of those decisions [...], organizational practices form the context for
those decisions [...], even official statistics are social products, shaped
by people and organizations that create them. » Toutes
les statistiques sont créées par des personnes, nous rappelle
Joel Best. Ces personnes décident des éléments
qu'elles vont retenir et comment elles vont les compter. Des personnes
colligent les statistiques; elles doivent les calculer pour ensuite les
interpréter et décider de leur signification.
Toute statistique est le produit d'actions humaines – il ne s'agit pas
de lectures objectives de réalités absolues.
De nombreux éléments entrent en ligne de compte dans la production
de statistiques. Certaines sont peu fiables en raison des contraintes monétaires
ou temporelles auxquelles les chercheurs ont fait face lors de leur travail.
D'autres sont carrément gonflées ou trafiquées pour
refléter ce que leurs auteurs (ou leurs clients) pensent d'une situation.
Si une statistique vous paraît incroyable, c'est sans doute parce
qu'elle l'est – ou que ses auteurs ne vous disent pas toute la vérité.
Il ne s'agit pas de rejeter toutes les statistiques du revers de la main,
certaines ont leur utilité. Il s'agit de les approcher de façon
critique, plutôt que naïve ou cynique. Parce que si la très
grande majorité de la population est composée d'illettrés
mathématiques (ce que Best appellent les « innumerates
»: « Innumeracy is the mathematical
equivalent of illiteracy »), la très grande majorité
des journalistes l'est aussi:
Most adults clearly grasp what one can do with a hundred,
a thousand, ten thousand, even one hundred thousand dollars, but then our
imaginations begin to fail us. Big numbers blend together: a million, a
billion, a trillion – what's the difference? They're all big numbers. [...]
Because many people have trouble appreciating the differences among big
numbers, they tend to uncritically accept social statistics (which often,
of course, feature big numbers).
Statistiquement
parlant
Dans une dynamique politique interventionniste, ce serait le rôle
de l'État de vérifier les sources des statistiques produites
par les groupes de pression et OBSL avant de débloquer des fonds
publics. Comme la plupart de ces « études »
sont des constructions qui ne visent qu'à exagérer un problème
social X, la plupart d'entre elles n'auraient aucune suite si elles étaient
le moindrement décortiquées.
Mais comme les demandes des groupes de pression vont dans le sens d'une
intervention toujours plus grande de l'État – et que l'État
ne demande pas mieux que d'étendre son emprise –, nos élus
ferment les yeux sur les statistiques bidon et sortent leur carnet de chèques.
Au diable la dépense, ce ne sont que eux qui payent la note!
Ce serait aussi le rôle des médias de vérifier les
sources des statistiques produites par les groupes de pression et les organismes
gouvernementaux avant de les rapporter. Comme plusieurs « études
» comportent des « irrégularités
» flagrantes qui expliquent en partie les résultats
atteints (échantillonnages insignifiants, questions biaisées,
calculs erronés...), la plupart d'entre elles ne ferait certainement
pas la manchette si elles étaient le moindrement questionnées.
Mais comme la vision du monde mise de l'avant par les groupes de pression
et organismes gouvernementaux va dans le même sens que celle des
médias, que de toute façon la majorité des consommateurs
et des journalistes sont « innumerates »,
et que l'état de crise permanent est finalement payant – ça
augmente les cotes et le gros du travail est fait! –, ils ferment les yeux
et rapportent la nouvelle. Personne ne viendra les remettre en question,
tout le milieu est solidaire et penche généralement sur le
même bord...
Comme les statistiques ne sont pas prêtes de disparaître de
nos vies, et qu'il n'y a pas de loi pour rendre la promotion de statistiques
bidon illégale (manquerait plus rien que ça!), il ne reste
plus qu'à avoir et à promouvoir un rapport critique face
à elles. Comment peut-on se prémunir contre la tyrannie de
la statistique?
Avant de croire ou de se faire une opinion sur une statistique, il faut
se demander trois choses: 1) qui l'a créée – un organisme
gouvernemental, un groupe de pression, un institut privé, une entreprise...
–, 2) pourquoi l'a-t-on créée – pour justifier une intervention
de l'État, pour réclamer un apport de fonds publics, pour
demander le retrait de l'État d'un secteur, pour vanter la popularité
d'un produit... –, et 3) comment l'a-t-on créée – s'agit-il
d'une simple perception, quel était l'échantillonnage de
personnes sondées, quelles étaient les questions posées...
Il faut surtout être attentif à la formulation des énoncés
des journalistes et des activistes – de la même façon qu'on
lit le fine print d'une offre trop alléchante.
L'éducation doit aussi jouer un rôle important dans notre
rapport à la statistique. À l'école, au lieu de sensibiliser
nos jeunes aux « bienfaits » du commerce équitable,
aux « réalités » des travailleurs-enfants
afghans, ou aux « bénéfices » de
l'équité salariale pour les femmes..., on devrait les former
à devenir de futurs lettrés mathématiques. Des citoyens
critiques qu'on aura de la difficulté à tromper. Pourquoi
ne pas encourager des lectures comme celle de Damned Lies and Statistics?
Ça serait bien plus constructif que de leur faire lire la dernière
trousse de dépistage du joueur compulsif, ou je ne sais trop quel
autre outil de propagande gouvernementale.
L'ouvrage de Joel Best est très balancé (gauche/droite) et
se lit presque d'un trait comme un long article de fond – un long article
qui aurait gagné par contre à être davantage comprimé,
il y a quelques redondances agaçantes. Best réussit en 190
courtes pages à mettre en mots ce qu'on s'imagine être le
monde de la fabrication des statistiques. De plus, les exemples utilisés
sont souvent très percutants – comme la démystification d'une
réalité est souvent percutante. Tout compte fait, on ressort
de Damned Lies and Statistics plus intelligent et mieux équipé
pour faire face à notre monde « médiatiquement
saturé ». C'est déjà ça
de pris.
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