Montréal, 12 octobre 2002  /  No 111  
 
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Christophe Vincent travaille dans l'informatique et vit à Paris. On peut lire ses textes sur Le champ libre
 
LE CHAMP LIBRE
 
EXCEPTION CULTURELLE: QUAND TRISSOTIN
MASSACRE MOLIÈRE
 
par Christophe Vincent
  
 
          Nous avons en France toute une catégorie d'artistes qui font un excellent travail, d'après eux du moins. Leur travail est tellement excellent que bizarrement, personne ne s'y intéresse. Alors, pour réparer l'outrage qui est fait à leur immense talent, nos artistes incompris trouvent tout à fait légitime de demander des subventions à l'État. Après tout, l'argent que ces imbéciles de Français ne veulent pas leur donner de leur plein gré, pourquoi n'iraient-ils pas le prendre directement dans leurs poches? C'est ce qu'on a l'habitude d'appeler pompeusement chez nous « l'exception culturelle française ».
 
          Le 5 septembre dernier, à 20h30, ces artistes incompris tenaient enfin leur revanche. Ils passaient enfin en première partie de soirée sur une chaîne de télévision (France 5). On allait voir ce qu'on allait voir.  
  
          Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'on a vu. 
  
          Nos amis exceptionnellement cultivés nous proposaient de suivre ce soir-là une pièce de théâtre, l'enregistrement d'une représentation de L'école des femmes de Molière qui avait fait l'ouverture du festival d'Avignon 2001(1) 
  
          Après tout, pourquoi ne pas regarder? Je m'attendais à rire, à cause de la pièce bien sûr, une excellente comédie de Molière, mais aussi je dois l'avouer, à cause de l'interprétation qui allait en être faite car nos amis les artistes subventionnés ont généralement l'art de gâter les plus belles choses et de les jouer en dépit du bon sens. 
  
          Je n'ai vraiment pas été déçu. J'ai beaucoup ri, et absolument pas à cause de la pièce de Molière (malheureusement) tellement elle était mal jouée. Il faut dire que nos amis vachement culturés se sont vraiment lâchés ce soir-là et qu'ils nous ont bien montrés de quoi ils étaient capables. 
  
Une tragédie antique de Molière 
  
          Cette comédie de Molière raconte l'histoire d'Arnolphe, un bourgeois prétentieux sur la quarantaine, qui se moque volontiers des autres, notamment de ceux qui ont eu le malheur d'être faits cocus par leur femme. Arnolphe prétend se marier bientôt et avoir pris toute les dispositions pour qu'une telle mésaventure ne lui arrive pas. Il a en effet fait élever à l'écart de la société une jeune fille, Agnes, à laquelle il n'a donné aucune éducation et c'est ainsi, parce qu'il a fait d'elle une sotte, une ignorante, qu'il prétend qu'elle sera pour lui une femme fidèle et dévouée. 
  
          Malheureusement pour lui, Horace, le fils d'un de ses amis, de passage dans la région, fait par hasard la connaissance d'Agnes et les deux jeunes gens tombent progressivement amoureux. Ce qui ajoute au comique de la situation, c'est qu'Horace ne sait pas que c'est Arnolphe qui garde Agnes enfermée et qu'il fait de lui son confident, lui racontant tous les progrès de son aventure amoureuse avec Agnes. Arnolphe, averti de tout ce qui se passe, a beau tout faire pour empêcher cet amour de croître, il n'arrive à rien et se ridiculise tout au long de la pièce. 
  
          Alors comment nos artistes exceptionnellement cultivés, le metteur en scène Didier Bezace en tête, ont-ils choisi de jouer cette comédie? Avec légèreté, rythme, entrain, vivacité? 
  
          Non, surtout pas! Nos amis sont au-dessus de ces frivolités. On n'est pas là pour rigoler. On est là pour admirer leur génie. Ils ont donc choisis de jouer cette comédie comme... une tragédie antique, avec des acteurs statiques, qui font des mines de cent pieds de long, qui déclament avec ostentation des répliques auxquelles ils n'ont visiblement rien compris. Bref, il n'était pas nécessaire d'écouter plus de quelques minutes de la première scène pour comprendre qu'on était très mal barré et qu'on allait s'ennuyer ferme, sauf à rire du ridicule de cette interprétation. 
  
          La mise en scène n'était pas là non plus pour arranger les choses. Elle était novatrice dans le pire sens du terme. La pièce de Molière se déroule en effet principalement dans deux endroits différents. La maison où Arnolphe garde Agnes enfermée et une rue attenante où Arnolphe rencontre à maintes reprises Horace et où celui-ci lui fait ses confidences amoureuses. 
 
     « Prenez le meilleur des acteurs et faites-lui jouer une comédie comme Le Père Noël est une ordure à la manière d'une tragédie antique, avec pédanterie et grandiloquence, et il n'y a absolument aucune chance qu'il arrive jamais à donner une performance crédible et qu'il ne fasse pas mourir d'ennui son public. »
 
          Dans la mise en scène de nos amis, aucun décor ou presque. Une scène étroite et dépouillée, entourée de flèches gothiques, à laquelle les différents acteurs accèdent à l'aide d'une échelle laissant penser que la pièce se passe sur le toit d'une église! Voilà qui en plus du ton adopté ne risquait pas d'aider le public à comprendre l'histoire. 
  
          Enfin, il y a un élément de décor absolument indispensable dans cette pièce: c'est la porte de la maison d'Arnolphe, une porte que dans une scène, les serviteurs idiots dont il s'est entouré refusent d'abord de lui ouvrir par paresse, puis, qu'ils se battent pour ouvrir en premier quand Arnolphe menace de punir celui des deux qui n'ouvrira pas la porte. Ils font ainsi longuement patienter Arnolphe sur le pas de la porte et dans leur bagarre lui portent même un coup par mégarde. 
  
          Dans la mise en scène de nos amis, pas de porte, ce serai trop simple, le public risquerai de comprendre quelque chose. Arnolphe ne frappe donc pas à une porte, il frappe sur le plancher de la scène! Au bout d'un certain temps, les deux serviteurs apparaissent à mi-taille, chacun séparément, par deux petites trappes aménagées dans le plancher de la scène! Bref, pour ceux qui ne connaissaient pas déjà la pièce, il était tout simplement impossible de comprendre ce qui se passait à ce moment-là. Les courageux téléspectateurs qui seront restés jusque-là – ce n'était encore que la deuxième scène – en auront sans doute profité pour changer de chaîne. 
  
          Pour ce qui est du jeu des acteurs (Pierre Arditi était notamment de la partie), il est bien difficile de porter un quelconque jugement sur leurs performances. Prenez le meilleur des acteurs et faites-lui jouer une comédie comme Le Père Noël est une ordure à la manière d'une tragédie antique, avec pédanterie et grandiloquence, et il n'y a absolument aucune chance qu'il arrive jamais à donner une performance crédible et qu'il ne fasse pas mourir d'ennui son public. À propos des acteurs, on peut donc juste se demander comment ils ont pu faire preuve d'aussi peu de discernement en se laissant embarquer dans cette aventure, bref dire avec Molière: « Mais qu'allaient-ils faire dans cette galère? »(2) 
  
Des pédants contemporains 
  
          Nos pédants subventionnés auront donc sans doute réalisé l'exploit de ne faire rire personne ce soir-là avec une excellente comédie de Molière. Pire, ils auront sans doute réussi à dégoûter définitivement de Molière ceux qui ne l'étaient pas encore suite à leur passage sur les bancs de l'éducation nationale(3). 
  
          Mais il faut quand même leur reconnaître une excuse. Le mauvais exemple vient d'en haut. J'ai en effet vu quelque chose d'encore pire que cette interprétation calamiteuse de L'école des femmes. Toujours sur France 5, je suis tombé une fois par hasard sur une représentation tout à fait consternante de la pièce Les femmes savantes(4) 
  
          Cette excellente comédie de Molière (encore une) se moque des pédants, de leur fatuité, de leur grandiloquence creuse. Ces travers sont incarnés dans la pièce par le personnage de Trissotin. Ce Trissotin se prétend auteur, poète, savant mais n'est en réalité qu'un pédant, un imbécile qui récite bêtement ce qu'il a lu sans y avoir rien compris, qui se croit très intelligent pour cela, qui pense que le public ne rend pas justice à son immense talent et que le roi devrai lui verser des subventions en récompense de ses grands mérites(5). 
  
          Comment la troupe exceptionnellement cultivée (subventionnée) a-t-elle choisi de jouer cette comédie qui se moque de la pédanterie?  
  
          Je vous le donne en mille: elle avait choisi de la jouer comme une tragédie, avec pédanterie, fatuité, grandiloquence! Cette interprétation était tellement à côté de ses pompes que je me suis demandé si c'était du second degré. Mais non. J'ai regardé tant bien que mal ce pensum jusqu'à la fin, et pas une fois les acteurs n'ont montré que le ton qu'ils prenaient était ironique. Au moment du salut, ils avaient même l'air très fiers de leur performance! 
  
          Et quelle est la troupe de finauds qui a réalisé ce rare exploit de jouer avec pédanterie une comédie qui se moque précisément de la pédanterie? 
  
          Je vous le donne encore une fois en mille: cette troupe, c'est celle de la Comédie-Française, une troupe grassement subventionnée (on comprend parfaitement pourquoi après une telle performance), une troupe qui se prétend haut et fort l'héritière de Molière! Molière qui se moquait du jeu ampoulé des acteurs de l'hôtel de Bourgogne et qui était un farouche partisan du jeu naturel renierait certainement la paternité spirituelle de ces rejetons dégénérés. 
  
          Alors, loin de moi l'idée de vouloir empêcher qui que soit d'interpréter Molière selon son caprice, même en dépit du bon sens si ça lui chante. Après tout, quand Trissotin massacre Molière, c'est quand même le vice qui rend hommage à la vertu. Mais respectons tout de même les volontés de Molière: pas de subventions pour Trissotin. 
 
  
1. Un festival de théâtre largement subventionné dont nos chaînes de télés publiques nous rebattent chaque été les oreilles.  >>
2. C'est une réplique de la pièce de Molière Les fourberies de Scapin. Eh oui, moi aussi je suis vachement hyper culturé.  >>
3. Molière qui se moquait très volontiers des pédants de son époque, de leur latin, de leur grec, de leurs sacro-saintes règles de grammaire et d'orthographe dictées par l'Académie française, Molière qui disait que les pièces de théâtre devaient être jouées et regardées plutôt que lues pour être bien comprises, Molière donc, serai certainement très peiné d'apprendre qu'aujourd'hui, on force les écoliers français à lire ses oeuvres, oeuvres qui sont écrites dans un français ancien, qui ont parfois trait à des moeurs révolues et qui sont donc difficilement compréhensibles pour des personnes de cet âge.  >>
4. A priori, il s'agit de cette représentation: Les Femmes savantes – 1 cassette, 2 h – SECAM 1998, mise en scène Simon Eine, avec Yves Gasc, Catherine Samie, Alain Pralon, Claire Vernet, Gérard Giroudon, Véronique Vella, Sylvia Bergé, Bruno Raffaelli, Alain Lenglet, Laurent Montel, Françoise Gillard, Guillaume Gallienne. Film de Georges Bensoussan. Production: Comédie-Française, Néria Productions, Euripide Productions, France 3.  >>
5. Comme quoi peu de choses ont changé depuis l'époque de Molière.  >>
 
 
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