Montréal, 9 novembre 2002  /  No 113  
 
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Christian Michel est propriétaire du site Liberalia.
 
PHILOSOPHIE LIBERTARIENNE
 
LAISSER ÉCLATER LA PAIX
 
par Christian Michel
 
 
          « Les drapeaux ne sont que du vent rendu visible » raillent les anarchistes. L'illusion cependant perdure. Que le danger apparaisse, et comme le savant de Jules Verne dans Face au drapeau, nombre de farouches individualistes, implacables contempteurs de l'État, purs et durs libertariens, se retrouvent soudain patriotes.
 
Deux sensibilités 
   
          Le mouvement libertarien, à mon analyse, fusionne deux sensibilités. L'une est droitière. Elle revendique une filiation strictement occidentale (les 3A, où s'incluait Ayn Rand sans vergogne, aux côtés d'Aristote et Thomas d'Aquin). Elle croit à la primauté de la raison et du Droit, c'est-à-dire de la propriété privée, d'où elle déduit à contrecoeur que chacun en disposera comme il l'entend, jusqu'à en faire mauvais usage, contre les idéaux qui la sous-tendent. Hoppe représente bien cette tradition, légaliste et moraliste, lui qui combat toute immigration et anticipe que les homosexuels seront bannis des cités fortifiées libertariennes de l'avenir.  
  
          L'autre sensibilité est anarchiste et romantique. L'accomplissement du potentiel de chaque être humain est son objectif. La propriété ne sert qu'à tracer la sphère où ce potentiel des individus peut s'actualiser sans agresser autrui (cette limite objective de la propriété, posée devant l'action de chacun, différencie ces libertariens des autres anarchistes). Robinson dans son île n'a que faire du Droit, mais il ne peut se passer de morale. C'est donc elle qui est première. Et dans notre vie en société, l'important est la vérité de notre relation à l'autre, notre honnêteté, l'esprit plutôt que la lettre; le Droit n'est que la position de repli, celle que nous adoptons lorsque la relation n'a pas commencé, avec les inconnus, ou lorsqu'elle a échoué. 
  
          Ce courant libertarien n'est pas moderniste; il propose des connaissances scientifiques, mais ne les impose pas; il constate la préférence de la plupart des gens pour la prospérité matérielle, mais il ne l'exige pas. Il s'accommode des communautés, de toutes les religions, de la coexistence des modes de vie, pourvu que chacun ait le droit d'en faire défection. Pour ces libertariens, la vérité de l'être humain n'est pas tant dans la justesse de ses idées que dans la justesse de sa relation aux autres. 
  
L'impasse de la violence 
  
          L'appel de Bush à se croiser contre l'Axe du Mal révèle la fracture du mouvement libertarien. Chacun rejoint son camp naturel, les uns sous le drapeau de l'Occident et de la raison, les autres du côté de l'universel et de la relation. Il était facile, selon Sartre, d'être libre sous l'Occupation, qui ne vous laissait qu'une alternative, résister ou collaborer. Les libertariens aujourd'hui sont confrontés au même choix binaire. Accepter le principe de non-agression, ou se contorsionner autour. Résister à l'État ou collaborer. 
  
          Il est hors de propos de rappeler ici les fondements du principe de non-agression. Pour moi, il est le point de départ et le but final de la philosophie libertarienne, en fait, de toute philosophie. Et la bonne nouvelle est que ce principe progresse dans les consciences. Indubitablement. Si ceux qui ouvrent aujourd'hui les chemins de l'avenir (disons, le monde développé) se reconnaissent désormais comme des êtres capables de violence, c'est qu'ils ont pris conscience du principe. Ils ne l'appliquent pas toujours, mais savent qu'ils agissent mal en le violant et se donnent les moyens juridiques de le faire respecter. Cette prise de conscience, d'ailleurs, explique assez l'avance qu'ils ont prise sur le reste du monde, où la violence est acceptée comme une fatalité, quand elle n'est pas prônée et sanctifiée. 
  
          Mais la pensée libertarienne ne contribuerait rien, évidemment, si elle n'allait pas au-delà du consensus occidental. Il est facile d'être pacifique dans une société pacifiée. Notre monde ne l'est pas. C'est pourquoi tant de bons libertariens se résolvent à la violence, pour maintenir, disent-ils, les valeurs et la cohérence de notre société.  
  
     « Ce sont nos valeurs capitalistes, plus encore que nos missiles, qui ont fait éclater le régime soviétique, avant celui de la Chine. Il est temps que la plus grande puissance capitaliste de la planète proclame solennellement qu'elle renonce à la guerre. »
 
          « Nous ne sommes pas les agresseurs! » s'écrient-ils. Sans doute. Ils ont parfaitement raison. Mais à quoi sert d'avoir raison contre des fous? Pascal le déplorait déjà: « Toutes les lumières de la vérité ne font rien pour arrêter la violence, et ne font que l'irriter encore plus ». Le Droit ne résout que les conflits de ceux qui s'y soumettent. Comment traiter avec les autres, les hors-droit, les illuminés, les terroristes? 
  
          C'est pourquoi le principe de non-agression doit être étendu dans une grande mesure à celui de non-violence. Car appliquer la logique du Droit (« J'ai raison ») à des fanatiques qui ne peuvent pas entendre la raison aboutit à ce discours paradoxal, surtout pour des libertariens, de donner raison à la violence. C'est elle maintenant qui est justifiée. C'est nous, maintenant, qui, dans notre violence, devenons moralement supérieurs. Or il est déjà difficile de dissuader de tuer celui qui a conscience de commettre le Mal, mais comment affaiblir la résolution de celui qui tue pour le Bien? 
  
Une autre stratégie que la guerre: le capitalisme! 
  
          Ceux qui croient que la violence est le seul langage compréhensible par leurs adversaires deviennent prisonniers de leur propre discours. Ils n'ont plus de mots pour penser autre chose. Or, livrée à sa propre dynamique d'actions et de réactions, la violence ne connaît aucune limite (sinon la mort). Dès qu'on lui laisse une place, elle prend toute la place. Même lorsqu'on croit, avec un soupir de soulagement, qu'elle a été une réponse efficace et qu'on voit l'ennemi terrassé, sa défaite ouvre le champ à un autre adversaire. 1918 contenait en germe 1939, l'écrasement du Reich laissait l'Europe à la merci de l'URSS, comme l'effondrement de celle-ci met face-à-face les États-Unis et les rebelles du Tiers-Monde. Il est peu de traités de paix qui ne soient la cause d'une future déclaration de guerre.  
  
          Contrairement à l'opinion reçue, cette acceptation de la violence comme mode de résolution des conflits est irréaliste. D'abord parce qu'elle ne les résout pas, deuxièmement parce qu'elle présuppose que notre camp jouira toujours de la supériorité militaire. Ce n'était pas nécessairement vrai il y a 30 ans, et étant donné les nouvelles techniques de miniaturisation des armes et de terrorisme biologique, informatique, etc., ce ne sera pas nécessairement vrai dans l'avenir. Or il existe une autre manière d'enrayer l'enchaînement de la violence, qui est de s'en retirer, au moins dans un premier temps. De déclarer haut et fort qu'on refuse de se battre. 
  
          Stupéfiant? Crétin? À l'échelle individuelle, cette stratégie est risquée. On peut tomber sur un tueur pathologique. Mais en politique étrangère, les circonstances sont différentes. Aujourd'hui un très faible pourcentage de chaque population est constitué de criminels ou de fanatiques. Ils pourraient bien se trouver au sommet de l'État, ils y sont même en Irak, en Palestine et ailleurs, mais ces déments ne peuvent agir sans leur population. Et ce qui est avéré est que 95% de ces populations souhaitent vivre en paix, accéder à la prospérité, et elles savent aujourd'hui que ces meilleures conditions de vie dépendent de bonnes relations avec l'Occident. En même temps, ces populations savent qu'elles peuvent être annihilées par les États-Unis. Ceux-ci détiennent la carotte et le bâton. Le moment est donc exceptionnellement favorable à l'expérience d'un nouveau type de réponse à la violence.  
  
          Mais il faut pour cela cacher le bâton, qui effraie, qui éloigne, qui fait qu'on cherche des pierres. Qui fait qu'eux aussi, là-bas, se sentent agressés et en état de légitime défense. Il faut laisser agir la carotte capitaliste. Ce sont nos valeurs capitalistes, plus encore que nos missiles, qui ont fait éclater le régime soviétique, avant celui de la Chine. 
  
          Leur effet corrosif sur la barbarie et l'arriération est attesté partout. Il est donc temps que la plus grande puissance capitaliste de la planète proclame solennellement qu'elle renonce à la guerre. Elle qui pourrait vitrifier le monde arabe dans sa vengeance déclare qu'elle ne se vengera pas; qu'elle laisse à Interpol le soin de lui rendre justice des attentats qu'elle a subis (qu'importe si c'est aujourd'hui ou dans 20 ans, étant donné l'autre enjeu, qui est de pacifier le monde). En même temps, elle lève l'embargo sur Cuba, demande aux Nations Unies de lever celui sur l'Irak, et se retire de tous les conflits régionaux.  
  
          Il ne s'agit plus d'avoir raison, mais d'être bon. « Bon » dans les deux sens du terme, vertueux, et surtout efficace. Car alors, on verra quels arguments pourraient encore enflammer les Casbahs. Après avoir crié victoire sur le Grand Satan, les islamistes reporteront leur ire sur Israël, qui devra bien à son tour déclarer la paix. Et puis? Trouveraient-ils des volontaires pour se faire exploser sous le Pont des Soupirs ou la Grande Arche de La Défense? Tout est possible, mais dans la guerre aussi. Déclarer la paix semble aujourd'hui la stratégie du moindre risque. 
  
          Ce qui est plus satisfaisant que celle du moindre mal. Et si après quelques années, la violence ne retombe pas, si malgré une vigilance préventive qu'il ne s'agit pas de relâcher, des attentats continuent d'être commis, il sera toujours temps pour un nouveau président de refourbir les canons. 
  
          Au moins la paix aura-t-elle eu sa chance une fois dans l'histoire. 
 
 
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