Montréal, 9 novembre 2002  /  No 113  
 
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Erwan Quéinnec est maître de conférences en sciences de gestion à l'Université Paris XIII.
 
FONDEMENT DU LIBÉRALISME
 
LE LIBÉRALISME:
UN ACTE DE FOI EN L'HOMME
 
par Erwan Quéinnec
  
  
          Qu'est-ce que le libéralisme? Posez cette question à un philosophe omniscient, particulièrement friand de forums télévisés; sa réponse tombera, comme un couperet: le libéralisme, c'est la dictature des marchés et la société de l'argent roi, c'est le droit illimité, pour une clique de multinationales omnipotentes, de piller le Tiers-Monde et de breveter le patrimoine commun de l'humanité. Le libéralisme, c'est la fin de l'histoire et de la culture, le triomphe de la « malbouffe », l'aggravation des inégalités, l'effet de serre. Et si ce n'est pas l'arthrose de votre grand-mère, il s'en faudra de peu...
 
          Entendez le murmure de celui dont ce réquisitoire n'emporte que le scepticisme, parce qu'il a lu ou tout simplement réfléchi. Que dit-il? « Mais le libéralisme, n'est-ce pas un acte de foi en la liberté – en la souveraineté, même – de l'individu »? Notre philosophe esquisse un sourire narquois devant tant de naïveté et de concision. Il sait, lui, et ne se prive pas de le dire, que le concept d'individu dont le libéral fait son miel est un construit social(1), un artefact culturel parmi d'autres. Or, le comportement humain étant toujours le produit d'une « culture » (entendons: d'un apprentissage socialement organisé), laquelle est elle-même objet de manipulation politique, chacun est en fait conditionné à agir en fonction (et au service) d'intérêts supérieurs, de « classe », de « caste », bref, d'un groupe « dominant » (la société capitaliste au service des « intérêts objectifs » de la classe bourgeoise).  
  
          La liberté de l'homme est donc une impossibilité logique et l'individu, un concept pernicieux, un objet de propagande censé instiller l'idéal bourgeois de la liberté dans l'esprit du prolétariat aliéné (il existe bien entendu des versions plus édulcorées de cette conviction sous-jacente à tous les socialismes). Notre libéral timide n'a plus qu'à se taire. Après tout, cela tombe sous le sens: avant l'invention de l'imposture individualiste, jamais les hommes n'auraient eu ne serait-ce que l'idée d'agir librement. Aussi vrai que, contrairement à la légende, les pommes ne se seraient jamais mises à tomber avant qu'Isaac Newton ne leur explique la loi de la gravitation. 
 
          Laissons notre philosophe à son absurdité repue. « Son » arbitraire culturel au service d'un pouvoir politique inspire sans doute les sociétés totalitaires, qui ignorent précisément tout des normes individualistes et dont notre intellectuel sentencieux est, plus ou moins consciemment, un thuriféraire. Dans une société libre, les pratiques culturelles correspondent à un ensemble considérable de préoccupations fonctionnelles ou d'aspirations « naturelles » et, de fait, ne sont jamais remises en cause – d'où l'impression de mimétisme, voire de conditionnement que donnent de si nombreux comportements – dès lors qu'elles conviennent à des projets individuels donnés(2);si la plupart des Occidentaux (et tant d'autres avec eux) mangent avec une fourchette, c'est, même de manière inconsciente, parce que cet instrument est plus pratique, lorsqu'il s'agit de porter les aliments à sa bouche, qu'un fil de laine ou une anémone de mer. Et c'est à cet état de fait, plutôt qu'à la propagande bourgeoise, que le commerce des fourchettes doit sa prospérité. 
 
          Il n'en reste pas moins vrai que l'humanisme libéral résulte d'un acte de foi et que le libéralisme est essentiellement une morale, procédant d'une sorte de sacralisation de l'individu. Rien n'est moins naturel que le « droit naturel », moins spontané ni moins facile à défendre. Et l'on peut même avancer que la subjectivité de la norme libérale se fonde sur le postulat stricto sensu invérifiable (on ne peut ici que produire des interprétations, se livrer à l'introspection, faire confiance à son intuition...) du caractère essentiel à l'homme de la liberté et de la responsabilité individuelles. Il n'y a donc, dans l'idée libérale, nulle prétention à la vaine objectivité scientiste du marxisme, par exemple, mais une préoccupation matricielle centrée sur les notions de Bien et de Mal, sur la base de principes dont la logique déontique est remarquablement fertile. 
 
          L'individualisme libéral est (au mieux) un projet politique et l'individu libre désigne bien, en conséquence, un artefact philosophique. Il n'est donc pas plus « vrai » qu'une philosophie politique totalitaire qui prônerait l'extermination systématique de certains individus, par exemple. Mais ce construit philosophique semble beaucoup plus apte que tous ses concurrents « idéologiques » à prendre en compte l'aspiration naturelle des hommes au bonheur. Tout discours sur l'homme ne produit après tout qu'une représentation plus ou moins fidèle de l'objet considéré. Et si l'une de ces représentations peut à bon droit revendiquer de tendre à l'homomorphisme, c'est bien celle qui pense l'homme en tant qu'individu, tant ce dernier concept paraît efficace à décrire, sinon ce que nous sommes (laissons-en l'augure à Dieu), du moins la façon dont nous « fonctionnons », ce dont notre provisoire existence terrestre pourra sûrement se satisfaire. 
 
          C'est cette représentation philosophique de l'homme qui inspire très clairement et très directement la règle de la loi libérale: un être capable d'intentions et d'actions, au service d'un bonheur auto-référentiel confronté aux intentions et aux actions des autres. En interdisant d'atteindre à cette identité fondamentale, la loi libérale avalise une dictature des principes qui permet de garantir parfaitement l'individu contre la dictature des personnes; et, nous allons le voir, il s'agit de la seule philosophie politique à pouvoir prétendre réaliser pareille prouesse!  
 
Une morale que l'on ne peut corrompre sans l'abattre 
 
          La règle de la loi libérale distingue en effet le libéralisme de n'importe quelle «idéologie» alternative, en posant comme base du fonctionnement social un certain nombre de principes incorruptibles et protecteurs de la liberté individuelle. Il se distingue en cela fondamentalement de la « loi de la jungle » auquel on l'assimile parfois, soit un ordre social non-civilisé duquel seule l'anarchie barbare semble vraiment se rapprocher. Il est également ontologiquement différent de l'ordre totalitaire. 
  
          La société totalitaire est toujours dirigée par une catégorie d'individus qui décident d'anéantir la liberté individuelle, sous couvert de références « transcendantes », lesquelles, souvent, n'ont d'autres fonctions que de légitimer des intérêts particulièrement triviaux. Toutefois, le pouvoir totalitaire peut édicter des normes absolues, incontournables, s'imposant de manière apparemment stable et non équivoque à tous (et que l'on peut trouver très préférables à la norme de la liberté individuelle): la loi peut ainsi dire que tous les êtres humains qui ne travaillent pas aux champs seront exterminés ou rééduqués dans des camps de travail, chacun des termes qu'elle contient étant susceptible d'être précisément explicité (si, d'ailleurs, la norme totalitaire prétend être aussi générale que la règle libérale de la loi, il lui faudra prévoir expressément le sort réservé à tous, dans l'ordre social qu'elle entend imposer). Dès lors, chacun sait à quoi s'en tenir et la norme totalitaire semble aussi « universellement régulatrice » que la norme libérale. Sauf que la norme totalitaire émanant d'un pouvoir politique ne connaissant, par définition, aucune limite, ce dernier sera toujours à même d'amender discrétionnairement sa propre règle; c'est ainsi que tous les citadins d'un pays seront exterminés, sauf ceux qu'il plaît au prince totalitaire de sauvegarder, pour son bon plaisir. 
 
     « La société totalitaire est toujours dirigée par une catégorie d'individus qui décident d'anéantir la liberté individuelle, sous couvert de références "transcendantes", lesquelles, souvent, n'ont d'autres fonctions que de légitimer des intérêts particulièrement triviaux. »
 
          La règle de la loi libérale est absolue; la corrompre, c'est la détruire. La loi totalitaire n'a pas ce caractère; corrompre ses propres édits, c'est l'amender au nom du même principe qui l'a fait naître, puisque le seul principe qui s'applique à l'ordre totalitaire, c'est celui d'asservir les hommes à un pouvoir sans limite(3). Cette caractéristique fait de la loi libérale un système unique de gouvernement des hommes, où le seul pouvoir qui vaille est celui de chacun sur soi-même et où la règle fondamentale ne peut être modifiée ni transgressée par personne. La règle de la loi n'est pas adaptable puisqu'elle est la seule à permettre toutes les adaptations, elle n'est pas modifiable puisqu'elle est la seule à permettre le changement social consenti; elle est totale sans être totalitaire puisqu'elle va jusqu'à permettre à tous de la combattre (au nom de la liberté d'expression(4)), ce qui, comme l'analysa Joseph Schumpeter(5), finit par provoquer de si opportunistes altérations de l'ordre qu'elle promeut que n'en subsiste finalement plus grand chose(6). 
  
          La règle de la loi exhibe donc une pureté, une rectitude morale, qui font du libéralisme une utopie(7): car si le libéralisme est une construction politique plausible, en ce qu'il repose sur des postulats anthropologiques et économiques crédibles (l'intérêt personnel, la rareté des ressources, etc.), son ambition sociale est incompatible avec l'assujettissement de l'individu à la contrainte politique. Dans un monde qui demeure organisé selon une modalité « internationale » – entendons « inter-étatique » – plutôt « qu'intégré » ou « globalisé », comme d'abusives interprétations de certaines tendances en cours le donnent parfois à croire, le libéralisme ne peut donc, au mieux, prétendre qu'à un statut de projet. Il n'est assurément pas compatible avec le « pragmatisme » des autorités politiques, lesquelles, à coup de décrets bien intentionnés et d'impôts assidûment prélevés (et dont Gabriel Ardant nous rappelle qu'historiquement, ceux-ci ne constituent qu'une forme « intelligente » de pillage(8)), ne cessent de rapetisser l'espace des libertés privées et d'atteindre, par la force, à l'autonomie des individus. 
 
Une morale détestée des puissants et redoutée des opportunistes  
 
          Cette idée d'une société régie par quelques règles simples et universelles, garantissant les droits fondamentaux de l'individu à posséder, agir, s'exprimer sans subir d'autre contrainte physique que celles issues de la nature et de la loi telle que précédemment définie, en déconcerte beaucoup et en offusque d'autres. Que les hommes puissent se dépêtrer de la complexité des rapports sociaux, arbitrer leurs conflits et gérer leurs problèmes sur la base d'une loi dont le principe hippocratique de base(9)« d'abord, ne pas nuire » – demeure l'inspiration cardinale, semble à beaucoup constituer une maladie de la raison tandis qu'à d'autres, ce pari inspire la répulsion d'un dégoût de nature phobique. De ce peu de foi en la liberté – et d'un intérêt subjectif à opprimer l'Autre – résulte la vanité prométhéenne de l'État bureaucratique et du socialisme planificateur. 
 
          Le libéralisme ne prétend pas éradiquer la misère humaine, les incapacités, les frustrations, les rapports de force, la laideur et la maladie, bref, tout ce qui paraît consubstantiel à la condition des hommes. La règle de la loi ne garantit qu'une égalité absolue de tous à (presque) tout pouvoir tenter et espère de ce seul principe autant de richesse, de bonheur, d'épanouissement, de civilisation et même de morale qu'il se peut en produire, sans que personne ne puisse a priori articuler les « variables » qui permettront la réalisation de ce mieux-être « collectif ». Sans que personne, non plus, ne puisse construire son bonheur et sa prospérité sur la spoliation ou l'anéantissement d'autrui. 
 
          Si le libéralisme est une philosophie honnie par de nombreux intellectuels – presque tous, en vérité – c'est certainement parce que la foi en une sorte de « chaos régulé » dont il procède heurte leur structure mentale, toute de verticalité, de mécanique et de déterminisme. C'est aussi parce que l'ordre libéral fait de chaque individu l'entrepreneur de sa propre vie et ne lui refuse aucune voie d'achèvement de soi-même, hors celles, comme on l'a dit, qui « empêchent » l'Autre de manière irrémédiable, en portant atteinte aux deux composantes essentielles de son individualité: son intégrité physique et sa liberté d'utiliser comme bon lui semble les biens et les services que son travail et son talent lui permettront de s'offrir (mentionnons ici à quel point le premier et le moins contestable des services publics n'est autre que l'entreprise commerciale privée). Évidemment, reconnaître à chaque individu cette qualité d'entrepreneur de soi-même, dans un monde dont les contraintes de toutes natures ne sauraient être anéanties d'un coup de baguette magique, c'est s'interdire d'imposer à l'autre les goûts et les couleurs que l'on préfère. Peu d'intellectuels, de philosophes, de « moralistes » parviennent à se faire à cette idée… 
 
          Lorsque le libéralisme n'est pas la cible d'anathèmes absurdes ni la proie, comme tant d'autres philosophies, au demeurant, de fanatismes opiniâtres, lorsqu'on veut bien lutter avec lui sur le seul terrain qu'il reconnaisse, celui de la raison humaine, on est souvent obligé de lui reconnaître quelques mérites de nature « utilitaire »: oui, tout de même, quoi qu'on en dise, même s'il est nécessaire de le réguler (le réglementer, en réalité, comme le remarque Pascal Salin(10)), de le contenir, de l'humaniser (sic), le « libéralisme économique » obtient, sur le plan matériel, de remarquables résultats. Ce n'est pas grand-chose, entendra-t-on ça et là, puisque la société de consommation, comme chacun sait, est une abjection. Quant à celui que l'augmentation substantielle du niveau de vie des hommes ne laisse pas indifférent, il aura beau jeu de répondre que, si le libéralisme exhibe quelques qualités d'efficacité économique, c'est en raison de l'indispensable complément que constitue l'action des pouvoirs publics... 
 
          Ne rentrons pas dans ce débat. La position ci-avant esquissée popularise l'idée qu'entre le libéralisme, soit « l'empire du marché » (alors que le libéralisme humaniste n'est que l'empire du contrat...) et le socialisme, soit l'empire de la planification centralisée, le Mieux se trouverait au coeur d'une social-démocratie aux formes incertaines, une sorte « d'hybride » (pour employer le vocabulaire cher aux économistes « néo-institutionnalistes »(11)), un empire du milieu, permettant de concilier les avantages du marché et celui de l'autorité étatique. 
 
Une philosophie différente de toutes les autres  
 
          Or, on l'a vu, et cela devrait interpeller les intellectuels férus de pensée mathématique, la règle de la loi fonctionne sur la base de l'axiome du tiers exclu. Elle est ou n'est pas et le « juste milieu » ne fait que la détruire. Là où le pouvoir politique, par souci de nuisance ou de « pragmatisme bienfaiteur » (la nouvelle idéologie, sans doute, aussi équitablement partagée à droite comme à gauche de l'échiquier politique français) décide de s'emparer de la fonction normative, la liberté individuelle est immédiatement violée. Une norme absolue permettant une multitude de décisions « pratiques » contingentes et librement négociées, voilà ce que produit la règle de la loi. Une absence de normes légitimant de facto la victoire du plus fort, voilà ce dont procède l'anarchie barbare qui semble caractériser, de nos jours, ces « pays » d'Afrique exsangues (le Libéria, la Sierra Leone, l'Angola, le Rwanda, etc.), dont la guerre finit par constituer le seul projet social(12). 
  
          Un ensemble de normes contingentes, adaptables, amendables en fonction de l'influence ou du désir de tel ou tel puissant, énumérant de manière ambiguë, sophistiquée et profondément instable les domaines de l'interdit et du permis, voilà ce que propose le « régime idéal » de la social-démocratie. Or, une norme à laquelle on ne peut pas se fier n'en est plus une; les normes contingentes sont de même nature que l'absence de normes. Dès lors que le pouvoir politique peut tout décider, même plus ou moins commodément, la liberté individuelle perd aussi absolument son caractère substantiel au sein d'une social-démocratie que cela est le cas dans une société « anarchique(13) » ou totalitaire. De « pouvoir spirituel », la liberté devient « éventualité temporelle », objet parmi d'autres de calcul économique, de quantification, de comptabilité de stock... 
  
          Bien sûr, la « quantité sociale de coercition » est beaucoup plus importante dans une société totalitaire que dans une social-démocratie et la « quantité sociale de persécution » (conséquences associées à la transgression) qui y est plus ou moins rigoureusement associée suit le même ordre. Mais si la division de la quantité d'interdits (et de la quantité de punition) par le nombre de personnes permet d'obtenir une situation individuelle moyenne bien entendu beaucoup plus avantageuse en social-démocratie qu'en régime totalitaire, il n'en reste pas moins que la « transformation fondamentale(14) » de « la » liberté en « des » libertés (donc des interdits), met ipso facto n'importe quel individu considéré ici ou « là-bas », sous le joug d'un pouvoir arbitraire, en moyenne plus tolérant, moins radical, moins explicite et plus contrarié dans une social-démocratie que dans une dictature totalitaire, certes, mais cette relation d'ordre ne permet évidemment pas de fonder une différenciation « en nature » des deux régimes. 
 
     « Une norme à laquelle on ne peut pas se fier n'en est plus une; les normes contingentes sont de même nature que l'absence de normes. Dès lors que le pouvoir politique peut tout décider, même plus ou moins commodément, la liberté individuelle perd aussi absolument son caractère substantiel au sein d'une social-démocratie que cela est le cas dans une société "anarchique" ou totalitaire. »
 
          Un individu dont la liberté dépend d'une volonté politique (ou administrative) n'agit que sur la base d'estimations incertaines de son pouvoir d'action et sa fonction de décision se calcule sur la base de variables qu'aucune quête d'information ne permet jamais de paramétrer – parce que l'arbitraire est par nature imprévisible – et qui se laisse remplacer par le sentiment dans lequel chacun est, subjectivement, de sa propre liberté. En régime libéral, l'entrepreneur de sa propre vie fait le pari qu'il prend de bonnes décisions. Dans tout autre régime, l'entrepreneur de sa propre vie fait le pari qu'il aura le droit d'en prendre et le « droit » dont il s'agit définit, en réalité, une « possibilité » sur laquelle il n'a nulle maîtrise. L'acception du droit, ici, est purement utilitaire (pratique) et tient en ce que « peut » faire l'individu sans en être de facto empêché par l'autorité publique, sur la base de motifs autres que ceux prévus par la règle de la loi libérale(15). 
 
Totalitarisme et social-démocratie: une même nature politique 
  
          Par rapport à la norme individualiste, totalitarisme et social-démocratie sont donc de même nature politique. Invoquer la loi formelle de la démocratie ou son plus grand pluralisme comme « garantie » de la liberté contre l'abus d'autorité publique est aussi illusoire et dogmatique que de penser qu'un régime totalitaire opprime tout le monde, partout, tout le temps et en tout lieu (il n'a que le pouvoir de le faire et dans des proportions tout à fait variables: le pire des régimes n'a jamais tué ni emprisonné l'intégralité de sa population...). C'est pourquoi il semble incongru d'inférer de l'existence d'élections « libres » et d'un pouvoir formellement issu des décisions d'un parlement, une ontologie libérale qui permettrait de différencier en nature la démocratie non individualiste du plus abominable des régimes politiques; d'une part, en effet, sur un horizon temporel long, rien ne garantit que la « liste » des interdits formels en régime démocratique sans règle de la loi libérale ne se « rapproche » de celle d'un régime totalitaire (à long terme, c'est jusqu'à la différence de degré entre les deux régimes qui est menacée!). Et à court terme, la distinction marxiste entre « formel » et « réel », si pernicieuse lorsqu'elle entend s'appliquer à la liberté, prend tout son sens lorsqu'elle s'applique à l'interdiction.  
  
          En effet, la liberté ne s'apprécie qu'à l'aune du choix d'agir ou s'abstenir. Elle ne définit qu'un pouvoir, une faculté, une aptitude à décider et non une aptitude à faire. Par définition, donc, ce n'est pas parce qu'un individu dispose d'une liberté formelle (pouvoir de faire) qu'il dispose d'un devoir, d'une obligation ou d'une garantie de faire ou de réussir (« liberté réelle »). Au contraire, l'interdiction formelle ne définit qu'un empêchement « théorique » à décider. Mais, bien entendu, cette interdiction formelle est inopérante si elle n'empêche pas l'individu de faire quand même (interdiction réelle)... Voilà pourquoi, lorsque la liberté individuelle est pénalisée, la situation de chaque individu devient affaire de fait (notion « réelle ») en cessant de constituer un principe de droit(16) (notion « formelle »). 
 
          Seule la société libérale peut donc prétendre ne rien avoir à voir avec les autres formes politiques d'organisation sociale puisqu'elle défend l'idée de souveraineté de la minorité la plus radicale qui soit, la moins apte au pouvoir politique, c'est à dire l'individu. Et parce que l'ordre qu'elle propose est à la fois le plus construit (celui dont les bases sont les plus solides) et le plus « chaotique » qui soit (puisque les décisions des individus sont laissées à leur libre appréciation), la société libérale est, de loin, la mieux à même de correspondre au concept de « civilisation ». 
 
          Entendons nous bien: refuser une quelconque différence de nature politique entre l'anarchie barbare, la société totalitaire et la social-démocratie, ce n'est pas minimiser l'importance des différences de degrés entre ces formes de société, comme nous l'avons d'ailleurs précisé. La social-démocratie, soucieuse de vouloir concilier l'inconciliable(17), conserve tout de même en mémoire, dans son patchwork de références antagonistes, l'idée de liberté individuelle. L'exercice du pouvoir politique y est bridé par une somme non négligeable de contrariétés formelles et de contre-pouvoirs éventuels, de sorte que le pire y est moins prégnant que dans les régimes non-démocratiques. Mais l'arbitraire s'y manifeste autant – et même peut-être plus – qu'ailleurs, car il peut s'appuyer sur un stock de dispositions légales, universelles par l'éventail des domaines de la vie sociale qui y sont traités et toutes plus ambiguës les unes que les autres, interprétables à l'aune des principes les plus incompatibles entre eux, de façon contingente et au mépris de toute rationalité(18). 
  
          Or, si dans une société libérale l'individu peut être victime d'un « mauvais juge » (voir POUR UN SYSTÈME DE JUSTICE PRIVÉE, le QL, no 112), c'est en vertu d'un contrat interindividuel (qui engage donc la responsabilité du justiciable lésé...) et non d'une loi imposée. Et dans une société libre, les mauvaises décisions judiciaires sont beaucoup plus radicalement réversibles que dans tout autre régime, car, dans le premier cas, les individus pourront faire pression sur le juge via des dispositifs de mise en cause de la responsabilité du magistrat, voire en ayant recours à la dénonciation de leur contrat d'affiliation juridictionnelle et au système des prix (mécanisme d'expression des préférences infiniment plus précis que tout autre), tandis que dans le second, les individus ne pourront espérer modifier les « mauvaises lois » qu'en ayant recours au vote, soit une manifestation de préférences imprécise, ne s'imposant pas aux élus (mandat non impératif, donc inconditionnel), d'échéance imposée et, enfin, « ollective » (un vote n'a éventuellement de valeur concrète que s'il est majoritaire). 
 
          Il en résulte qu'au coeur de la social-démocratie française (et européenne, voire américaine), la liberté de l'individu est perpétuellement menacée, mal assurée, incertaine et instable. Une liberté fébrile et anxieuse ne pouvant plus guère se fonder sur quoi que ce soit, tant la doctrine de l'intérêt général a fini par noyer les principes libéraux dans un bazar conceptuel, au sein duquel les puissants peuvent s'enivrer de tout ce qui légitime leurs envies de dictature.  
  
1. Sur ce point, voir par exemple, Pierre-François Moreau, Les racines du libéralisme: une anthologie, Editions du seuil, coll. Points, Paris, 1978.  >>
2. Sur la « substance » de la décision humaine, voir Herbert A. Simon, Administration et Processus de Décision, Economica, Paris, 1983.  >>
3. Mentionnons ici un film, le sulfureux et controversé Caligula de Bob Gucione (1980), dont une scène propose selon nous une remarquable allégorie de la morale totalitaire: alors que Caligula César procède à la torture en règle de son meilleur lieutenant, celui-ci implore la clémence de son Prince en lui lançant un sibyllin « Mais pourquoi César, je t'ai toujours été fidèle! ». Et Caligula de lui répondre: « Justement, tu es le seul Romain à être fidèle. Donc, tu n'es pas un bon Romain. Donc tu es un traître »>>
4. Cela implique et explique que le libéralisme soit la seule « idéologie politique » parfaitement immunisée contre le fanatisme.  >>
5. Joseph Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Payot, Paris, 1974.  >>
6. D'où l'idée particulièrement risible qu'une « propagande capitaliste » maintiendrait le système en place alors que l'immense majorité des penseurs, intellectuels et faiseurs d'opinion, en France notamment, ne manquent jamais de porter les plus redoutables de leurs attaques contre le « libéralisme », sans qu'il soit d'ailleurs toujours simple, en la matière, de distinguer l'ignorance de la mauvaise foi. Car si la pensée libérale n'est finalement « unique » qu'en ce que le penseur libéral est très seul, c'est aussi, comme le note Hayek (voir son ouvrage, La Route de la Servitude, PUF, 1993), parce que l'idéologie défendue par les « intellectuels de gauche » sert très prosaïquement leurs propres intérêts, le pouvoir du « verbe » n'étant – comme tous les pouvoirs – que relatif, dans une société libérale inspirée par le « culte » de l'individu et de la propriété privée.  >>
7. Distinguons ici l'utopie de la chimère: l'utopie est une création de l'esprit dont aucune condition ne s'oppose à ce qu'elle puisse inspirer la réalité; en cela, l'utopie est l'inspiration du progrès, la condition de toute innovation, sans laquelle l'Humanité n'aurait probablement jamais dépassé le stade technologique de l'âge de pierre. La chimère, au contraire, est une création délirante, une fable permettant à l'esprit de s'évader, ne pouvant prétendre à aucun autre projet que celui d'inspirer un roman, une oeuvre d'art ou un jeu vidéo. Le libéralisme est une utopie, le communisme, une chimère, que l'oxymore de réalité virtuelle permettrait parfaitement de qualifier si, hélas, les archives policières, les tombes des morts et les montagnes d'ossements n'étaient là pour rappeler au Monde le prix que sa tentative d'adaptation à la condition des Hommes coûta à des millions d'entre eux.  >>
8. Gabriel Ardant, L'Histoire financière de l'Antiquité à nos jours, Gallimard, coll. Idées, Paris, 1976.  >>
9. Nous faisons ici allusion au serment d'Hippocrate, source de la déontologie médicale.  >>
10. Pascal Salin (2000), Libéralisme, Odile Jacob, Paris.  >>
11. L'économie néo-institutionnelle est d'un secours précieux pour comprendre les formes, les avantages et les problèmes relatifs aux divers mode de coordination économique. Citons le « père » de l'économie des coûts de transaction, Oliver E. Williamson (voir en particulier Les Institutions de l'Economie, Interéditions, Paris, 1994), pour illustrer la fertilité de ce courant de pensée.  >>
12. Et si cette Guerre, finalement, plutôt que de continuer la politique par d'autres moyens, selon la célèbre formule de Clausewicz, n'était qu'un moyen parmi d'autres de la politique? C'est ce que semble indiquer, en tout cas, l'exemple de nombreux pays du Tiers-Monde.  >>
13. Allusion ici à l'anarchie non civilisée, régie par la loi du plus violent.  >>
14. Nous empruntons cette expression à l'économie des coûts de transaction (cf. Williamson, op.cit).  >>
15. Que ce soit du fait de ce qu'il ne déplaît pas au puissant d'autoriser ou de l'inefficacité, voire de la « compréhension », de l'appareil répressif.  >>
16. La référence au « droit » devenant alors une arme parmi d'autres, dans l'arsenal rhétorique des dictateurs.  >>
17. Le préambule de la Constitution française de 1958 est à cet égard, symptomatique d'un véritable culte de l'incohérence puisqu'il fait référence à la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 et, pour ainsi dire, à son contraire, le Préambule de la Constitution de 1946, lequel affirme l'existence de « droits sociaux », c'est à dire le « droit », pour certains, de bénéficier d'un prélèvement forcé opéré sur le travail des autres.  >>
18. Pour une analyse rigoureuse du rôle de l'ambiguïté dans la prise de décision, voir en particulier James G. March, Décisions et Organisations, Editions d'Organisation, Paris, 1991. L'auteur précise opportunément que l'ambiguïté peut conduire à l'intelligence décisionnelle (car l'acteur ne sait pas toujours ce qu'il veut et peut le découvrir dans l'action). Et le droit de chaque individu à l'ambiguïté de ses propres décisions et comportements est, bien entendu, absolu. Dans une organisation publique, toutefois, l'ambiguïté se traduit toujours par la matérialisation d'un système de préférences qui avantage les uns et pénalise les autres, à l'insu de tous.  >>
 
 
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