Entendez le murmure de celui dont ce réquisitoire n'emporte que
le scepticisme, parce qu'il a lu ou tout simplement réfléchi.
Que dit-il? « Mais le libéralisme, n'est-ce pas
un acte de foi en la liberté – en la souveraineté, même
– de l'individu »? Notre philosophe esquisse un sourire
narquois devant tant de naïveté et de concision. Il sait, lui,
et ne se prive pas de le dire, que le concept d'individu dont le libéral
fait son miel est un construit social(1),
un artefact culturel parmi d'autres. Or, le comportement humain étant
toujours le produit d'une « culture » (entendons:
d'un apprentissage socialement organisé), laquelle est elle-même
objet de manipulation politique, chacun est en fait conditionné
à agir en fonction (et au service) d'intérêts supérieurs,
de « classe », de « caste »,
bref, d'un groupe « dominant » (la société
capitaliste au service des « intérêts objectifs
» de la classe bourgeoise).
La liberté de l'homme est donc une impossibilité logique
et l'individu, un concept pernicieux, un objet de propagande censé
instiller l'idéal bourgeois de la liberté dans l'esprit du
prolétariat aliéné (il existe bien entendu des versions
plus édulcorées de cette conviction sous-jacente à
tous les socialismes). Notre libéral timide n'a plus qu'à
se taire. Après tout, cela tombe sous le sens: avant l'invention
de l'imposture individualiste, jamais les hommes n'auraient eu ne serait-ce
que l'idée d'agir librement. Aussi vrai que, contrairement à
la légende, les pommes ne se seraient jamais mises à tomber
avant qu'Isaac Newton ne leur explique la loi de la gravitation.
Laissons notre philosophe à son absurdité repue. «
Son » arbitraire culturel au service d'un pouvoir politique
inspire sans doute les sociétés totalitaires, qui ignorent
précisément tout des normes individualistes et dont notre
intellectuel sentencieux est, plus ou moins consciemment, un thuriféraire.
Dans une société libre, les pratiques culturelles correspondent
à un ensemble considérable de préoccupations fonctionnelles
ou d'aspirations « naturelles » et, de fait, ne
sont jamais remises en cause – d'où l'impression de mimétisme,
voire de conditionnement que donnent de si nombreux comportements – dès
lors qu'elles conviennent à des projets individuels donnés(2);si
la plupart des Occidentaux (et tant d'autres avec eux) mangent avec une
fourchette, c'est, même de manière inconsciente, parce que
cet instrument est plus pratique, lorsqu'il s'agit de porter les aliments
à sa bouche, qu'un fil de laine ou une anémone de mer. Et
c'est à cet état de fait, plutôt qu'à la propagande
bourgeoise, que le commerce des fourchettes doit sa prospérité.
Il n'en reste pas moins vrai que l'humanisme libéral résulte
d'un acte de foi et que le libéralisme est essentiellement une morale,
procédant d'une sorte de sacralisation de l'individu. Rien n'est
moins naturel que le « droit naturel »,
moins spontané ni moins facile à défendre. Et l'on
peut même avancer que la subjectivité de la norme libérale
se fonde sur le postulat stricto sensu invérifiable (on ne
peut ici que produire des interprétations, se livrer à l'introspection,
faire confiance à son intuition...) du caractère essentiel
à l'homme de la liberté et de la responsabilité individuelles.
Il n'y a donc, dans l'idée libérale, nulle prétention
à la vaine objectivité scientiste du marxisme, par exemple,
mais une préoccupation matricielle centrée sur les notions
de Bien et de Mal, sur la base de principes dont la logique déontique
est remarquablement fertile.
L'individualisme libéral est (au mieux) un projet politique et l'individu
libre désigne bien, en conséquence, un artefact philosophique.
Il n'est donc pas plus « vrai » qu'une philosophie
politique totalitaire qui prônerait l'extermination systématique
de certains individus, par exemple. Mais ce construit philosophique semble
beaucoup plus apte que tous ses concurrents « idéologiques
» à prendre en compte l'aspiration naturelle des hommes
au bonheur. Tout discours sur l'homme ne produit après tout qu'une
représentation plus ou moins fidèle de l'objet considéré.
Et si l'une de ces représentations peut à bon droit revendiquer
de tendre à l'homomorphisme, c'est bien celle qui pense l'homme
en tant qu'individu, tant ce dernier concept paraît efficace à
décrire, sinon ce que nous sommes (laissons-en l'augure à
Dieu), du moins la façon dont nous « fonctionnons »,
ce dont notre provisoire existence terrestre pourra sûrement se satisfaire.
C'est cette représentation philosophique de l'homme qui inspire
très clairement et très directement la règle de la
loi libérale: un être capable d'intentions et d'actions, au
service d'un bonheur auto-référentiel confronté aux
intentions et aux actions des autres. En interdisant d'atteindre à
cette identité fondamentale, la loi libérale avalise une
dictature des principes qui permet de garantir parfaitement l'individu
contre la dictature des personnes; et, nous allons le voir, il s'agit de
la seule philosophie politique à pouvoir prétendre réaliser
pareille prouesse!
Une
morale que l'on ne peut corrompre sans l'abattre
La règle de la loi libérale distingue en effet le libéralisme
de n'importe quelle «idéologie» alternative, en posant
comme base du fonctionnement social un certain nombre de principes incorruptibles
et protecteurs de la liberté individuelle. Il se distingue en cela
fondamentalement de la « loi de la jungle »
auquel on l'assimile parfois, soit un ordre social non-civilisé
duquel seule l'anarchie barbare semble vraiment se rapprocher. Il est également
ontologiquement différent de l'ordre totalitaire.
La société totalitaire est toujours dirigée par une
catégorie d'individus qui décident d'anéantir la liberté
individuelle, sous couvert de références « transcendantes
», lesquelles, souvent, n'ont d'autres fonctions que de légitimer
des intérêts particulièrement triviaux. Toutefois,
le pouvoir totalitaire peut édicter des normes absolues, incontournables,
s'imposant de manière apparemment stable et non équivoque
à tous (et que l'on peut trouver très préférables
à la norme de la liberté individuelle): la loi peut ainsi
dire que tous les êtres humains qui ne travaillent pas aux champs
seront exterminés ou rééduqués dans des camps
de travail, chacun des termes qu'elle contient étant susceptible
d'être précisément explicité (si, d'ailleurs,
la norme totalitaire prétend être aussi générale
que la règle libérale de la loi, il lui faudra prévoir
expressément le sort réservé à tous, dans l'ordre
social qu'elle entend imposer). Dès lors, chacun sait à quoi
s'en tenir et la norme totalitaire semble aussi « universellement
régulatrice » que la norme libérale. Sauf
que la norme totalitaire émanant d'un pouvoir politique ne connaissant,
par définition, aucune limite, ce dernier sera toujours à
même d'amender discrétionnairement sa propre règle;
c'est ainsi que tous les citadins d'un pays seront exterminés, sauf
ceux qu'il plaît au prince totalitaire de sauvegarder, pour son bon
plaisir.
« La société totalitaire est toujours dirigée
par une catégorie d'individus qui décident d'anéantir
la liberté individuelle, sous couvert de références
"transcendantes", lesquelles, souvent, n'ont d'autres fonctions que de
légitimer des intérêts particulièrement triviaux.
» |
|
La règle de la loi libérale est absolue; la corrompre, c'est
la détruire. La loi totalitaire n'a pas ce caractère; corrompre
ses propres édits, c'est l'amender au nom du même principe
qui l'a fait naître, puisque le seul principe qui s'applique à
l'ordre totalitaire, c'est celui d'asservir les hommes à un pouvoir
sans limite(3).
Cette caractéristique fait de la loi libérale un système
unique de gouvernement des hommes, où le seul pouvoir qui vaille
est celui de chacun sur soi-même et où la règle fondamentale
ne peut être modifiée ni transgressée par personne.
La règle de la loi n'est pas adaptable puisqu'elle est la seule
à permettre toutes les adaptations, elle n'est pas modifiable puisqu'elle
est la seule à permettre le changement social consenti; elle est
totale sans être totalitaire puisqu'elle va jusqu'à permettre
à tous de la combattre (au nom de la liberté d'expression(4)),
ce qui, comme l'analysa Joseph Schumpeter(5),
finit par provoquer de si opportunistes altérations de l'ordre qu'elle
promeut que n'en subsiste finalement plus grand chose(6).
La règle de la loi exhibe donc une pureté, une rectitude
morale, qui font du libéralisme une utopie(7):
car si le libéralisme est une construction politique plausible,
en ce qu'il repose sur des postulats anthropologiques et économiques
crédibles (l'intérêt personnel, la rareté des
ressources, etc.), son ambition sociale est incompatible avec l'assujettissement
de l'individu à la contrainte politique. Dans un monde qui demeure
organisé selon une modalité « internationale
» – entendons « inter-étatique »
– plutôt « qu'intégré » ou
« globalisé », comme d'abusives interprétations
de certaines tendances en cours le donnent parfois à croire, le
libéralisme ne peut donc, au mieux, prétendre qu'à
un statut de projet. Il n'est assurément pas compatible avec le
« pragmatisme » des autorités politiques,
lesquelles, à coup de décrets bien intentionnés et
d'impôts assidûment prélevés (et dont Gabriel
Ardant nous rappelle qu'historiquement, ceux-ci ne constituent qu'une forme
« intelligente » de pillage(8)),
ne cessent de rapetisser l'espace des libertés privées et
d'atteindre, par la force, à l'autonomie des individus.
Une
morale détestée des puissants et redoutée des opportunistes
Cette idée d'une société régie par quelques
règles simples et universelles, garantissant les droits fondamentaux
de l'individu à posséder, agir, s'exprimer sans subir d'autre
contrainte physique que celles issues de la nature et de la loi telle que
précédemment définie, en déconcerte beaucoup
et en offusque d'autres. Que les hommes puissent se dépêtrer
de la complexité des rapports sociaux, arbitrer leurs conflits et
gérer leurs problèmes sur la base d'une loi dont le principe
hippocratique de base(9)
– « d'abord, ne pas nuire » – demeure
l'inspiration cardinale, semble à beaucoup constituer une maladie
de la raison tandis qu'à d'autres, ce pari inspire la répulsion
d'un dégoût de nature phobique. De ce peu de foi en la liberté
– et d'un intérêt subjectif à opprimer l'Autre – résulte
la vanité prométhéenne de l'État bureaucratique
et du socialisme planificateur.
Le libéralisme ne prétend pas éradiquer la misère
humaine, les incapacités, les frustrations, les rapports de force,
la laideur et la maladie, bref, tout ce qui paraît consubstantiel
à la condition des hommes. La règle de la loi ne garantit
qu'une égalité absolue de tous à (presque) tout pouvoir
tenter et espère de ce seul principe autant de richesse, de bonheur,
d'épanouissement, de civilisation et même de morale qu'il
se peut en produire, sans que personne ne puisse a priori articuler
les « variables » qui permettront la réalisation
de ce mieux-être « collectif ». Sans que
personne, non plus, ne puisse construire son bonheur et sa prospérité
sur la spoliation ou l'anéantissement d'autrui.
Si le libéralisme est une philosophie honnie par de nombreux intellectuels
– presque tous, en vérité – c'est certainement parce que
la foi en une sorte de « chaos régulé
» dont il procède heurte leur structure mentale, toute
de verticalité, de mécanique et de déterminisme. C'est
aussi parce que l'ordre libéral fait de chaque individu l'entrepreneur
de sa propre vie et ne lui refuse aucune voie d'achèvement de soi-même,
hors celles, comme on l'a dit, qui « empêchent »
l'Autre de manière irrémédiable, en portant atteinte
aux deux composantes essentielles de son individualité: son intégrité
physique et sa liberté d'utiliser comme bon lui semble les biens
et les services que son travail et son talent lui permettront de s'offrir
(mentionnons ici à quel point le premier et le moins contestable
des services publics n'est autre que l'entreprise commerciale privée).
Évidemment, reconnaître à chaque individu cette qualité
d'entrepreneur de soi-même, dans un monde dont les contraintes de
toutes natures ne sauraient être anéanties d'un coup de baguette
magique, c'est s'interdire d'imposer à l'autre les goûts et
les couleurs que l'on préfère. Peu d'intellectuels, de philosophes,
de « moralistes » parviennent à se faire
à cette idée…
Lorsque le libéralisme n'est pas la cible d'anathèmes absurdes
ni la proie, comme tant d'autres philosophies, au demeurant, de fanatismes
opiniâtres, lorsqu'on veut bien lutter avec lui sur le seul terrain
qu'il reconnaisse, celui de la raison humaine, on est souvent obligé
de lui reconnaître quelques mérites de nature «
utilitaire »: oui, tout de même, quoi qu'on en dise,
même s'il est nécessaire de le réguler (le réglementer,
en réalité, comme le remarque Pascal Salin(10)),
de le contenir, de l'humaniser (sic), le « libéralisme
économique » obtient, sur le plan matériel,
de remarquables résultats. Ce n'est pas grand-chose, entendra-t-on
ça et là, puisque la société de consommation,
comme chacun sait, est une abjection. Quant à celui que l'augmentation
substantielle du niveau de vie des hommes ne laisse pas indifférent,
il aura beau jeu de répondre que, si le libéralisme exhibe
quelques qualités d'efficacité économique, c'est en
raison de l'indispensable complément que constitue l'action des
pouvoirs publics...
Ne rentrons pas dans ce débat. La position ci-avant esquissée
popularise l'idée qu'entre le libéralisme, soit «
l'empire du marché » (alors que le libéralisme
humaniste n'est que l'empire du contrat...) et le socialisme, soit l'empire
de la planification centralisée, le Mieux se trouverait au coeur
d'une social-démocratie aux formes incertaines, une sorte «
d'hybride » (pour employer le vocabulaire cher aux économistes
« néo-institutionnalistes »(11)),
un empire du milieu, permettant de concilier les avantages du marché
et celui de l'autorité étatique.
Une
philosophie différente de toutes les autres
Or, on l'a vu, et cela devrait interpeller les intellectuels férus
de pensée mathématique, la règle de la loi fonctionne
sur la base de l'axiome du tiers exclu. Elle est ou n'est pas et le «
juste milieu » ne fait que la détruire.
Là où le pouvoir politique, par souci de nuisance ou de «
pragmatisme bienfaiteur » (la nouvelle idéologie,
sans doute, aussi équitablement partagée à droite
comme à gauche de l'échiquier politique français)
décide de s'emparer de la fonction normative, la liberté
individuelle est immédiatement violée. Une norme absolue
permettant une multitude de décisions « pratiques »
contingentes et librement négociées, voilà ce que
produit la règle de la loi. Une absence de normes légitimant
de facto la victoire du plus fort, voilà ce dont procède
l'anarchie barbare qui semble caractériser, de nos jours, ces «
pays » d'Afrique exsangues (le Libéria, la Sierra Leone,
l'Angola, le Rwanda, etc.), dont la guerre finit par constituer le seul
projet social(12).
Un ensemble de normes contingentes, adaptables, amendables en fonction
de l'influence ou du désir de tel ou tel puissant, énumérant
de manière ambiguë, sophistiquée et profondément
instable les domaines de l'interdit et du permis, voilà ce que propose
le « régime idéal »
de la social-démocratie. Or, une norme à laquelle on ne peut
pas se fier n'en est plus une; les normes contingentes sont de même
nature que l'absence de normes. Dès lors que le pouvoir politique
peut tout décider, même plus ou moins commodément,
la liberté individuelle perd aussi absolument son caractère
substantiel au sein d'une social-démocratie que cela est le cas
dans une société « anarchique(13)
» ou totalitaire.
De « pouvoir spirituel », la liberté
devient « éventualité temporelle
», objet parmi d'autres de calcul économique, de quantification,
de comptabilité de stock...
Bien sûr, la « quantité sociale de coercition
» est beaucoup plus importante dans une société
totalitaire que dans une social-démocratie et la « quantité
sociale de persécution » (conséquences
associées à la transgression) qui y est plus ou moins rigoureusement
associée suit le même ordre. Mais si la division de la quantité
d'interdits (et de la quantité de punition) par le nombre de personnes
permet d'obtenir une situation individuelle moyenne bien entendu beaucoup
plus avantageuse en social-démocratie qu'en régime totalitaire,
il n'en reste pas moins que la « transformation fondamentale(14)
» de «
la » liberté en « des » libertés
(donc des interdits), met ipso facto n'importe quel individu considéré
ici ou « là-bas », sous le joug d'un pouvoir
arbitraire, en moyenne plus tolérant, moins radical, moins explicite
et plus contrarié dans une social-démocratie que dans une
dictature totalitaire, certes, mais cette relation d'ordre ne permet évidemment
pas de fonder une différenciation « en nature
» des deux régimes.
« Une norme à laquelle on ne peut pas se fier n'en est plus
une; les normes contingentes sont de même nature que l'absence de
normes. Dès lors que le pouvoir politique peut tout décider,
même plus ou moins commodément, la liberté individuelle
perd aussi absolument son caractère substantiel au sein d'une social-démocratie
que cela est le cas dans une société "anarchique" ou totalitaire.
» |
|
Un individu dont la liberté dépend d'une volonté politique
(ou administrative) n'agit que sur la base d'estimations incertaines de
son pouvoir d'action et sa fonction de décision se calcule sur la
base de variables qu'aucune quête d'information ne permet jamais
de paramétrer – parce que l'arbitraire est par nature imprévisible
– et qui se laisse remplacer par le sentiment dans lequel chacun est, subjectivement,
de sa propre liberté. En régime libéral, l'entrepreneur
de sa propre vie fait le pari qu'il prend de bonnes décisions. Dans
tout autre régime, l'entrepreneur de sa propre vie fait le pari
qu'il aura le droit d'en prendre et le « droit »
dont il s'agit définit, en réalité, une «
possibilité » sur laquelle il n'a nulle maîtrise.
L'acception du droit, ici, est purement utilitaire (pratique) et tient
en ce que « peut » faire l'individu sans en être
de facto empêché par l'autorité publique, sur
la base de motifs autres que ceux prévus par la règle de
la loi libérale(15).
Totalitarisme
et social-démocratie: une même nature politique
Par rapport à la norme individualiste, totalitarisme et social-démocratie
sont donc de même nature politique. Invoquer la loi formelle de la
démocratie ou son plus grand pluralisme comme « garantie
» de la liberté contre l'abus d'autorité publique
est aussi illusoire et dogmatique que de penser qu'un régime totalitaire
opprime tout le monde, partout, tout le temps et en tout lieu (il n'a que
le pouvoir de le faire et dans des proportions tout à fait variables:
le pire des régimes n'a jamais tué ni emprisonné l'intégralité
de sa population...). C'est pourquoi il semble incongru d'inférer
de l'existence d'élections « libres » et
d'un pouvoir formellement issu des décisions d'un parlement, une
ontologie libérale qui permettrait de différencier en nature
la démocratie non individualiste du plus abominable des régimes
politiques; d'une part, en effet, sur un horizon temporel long, rien ne
garantit que la « liste » des interdits formels
en régime démocratique sans règle de la loi libérale
ne se « rapproche » de celle d'un régime
totalitaire (à long terme, c'est jusqu'à la différence
de degré entre les deux régimes qui est menacée!).
Et à court terme, la distinction marxiste entre « formel
» et « réel », si pernicieuse
lorsqu'elle entend s'appliquer à la liberté, prend tout son
sens lorsqu'elle s'applique à l'interdiction.
En effet, la liberté ne s'apprécie qu'à l'aune du
choix d'agir ou s'abstenir. Elle ne définit qu'un pouvoir, une faculté,
une aptitude à décider et non une aptitude à faire.
Par définition, donc, ce n'est pas parce qu'un individu dispose
d'une liberté formelle (pouvoir de faire) qu'il dispose d'un devoir,
d'une obligation ou d'une garantie de faire ou de réussir («
liberté réelle »). Au contraire,
l'interdiction formelle ne définit qu'un empêchement «
théorique » à décider. Mais, bien entendu,
cette interdiction formelle est inopérante si elle n'empêche
pas l'individu de faire quand même (interdiction réelle)...
Voilà pourquoi, lorsque la liberté individuelle est pénalisée,
la situation de chaque individu devient affaire de fait (notion «
réelle ») en cessant de constituer un principe de droit(16)
(notion « formelle »).
Seule la société libérale peut donc prétendre
ne rien avoir à voir avec les autres formes politiques d'organisation
sociale puisqu'elle défend l'idée de souveraineté
de la minorité la plus radicale qui soit, la moins apte au pouvoir
politique, c'est à dire l'individu. Et parce que l'ordre qu'elle
propose est à la fois le plus construit (celui dont les bases sont
les plus solides) et le plus « chaotique » qui
soit (puisque les décisions des individus sont laissées à
leur libre appréciation), la société libérale
est, de loin, la mieux à même de correspondre au concept de
« civilisation ».
Entendons nous bien: refuser une quelconque différence de nature
politique entre l'anarchie barbare, la société totalitaire
et la social-démocratie, ce n'est pas minimiser l'importance des
différences de degrés entre ces formes de société,
comme nous l'avons d'ailleurs précisé. La social-démocratie,
soucieuse de vouloir concilier l'inconciliable(17),
conserve tout de même en mémoire, dans son patchwork de
références antagonistes, l'idée de liberté
individuelle. L'exercice du pouvoir politique y est bridé par une
somme non négligeable de contrariétés formelles et
de contre-pouvoirs éventuels, de sorte que le pire y est moins prégnant
que dans les régimes non-démocratiques. Mais l'arbitraire
s'y manifeste autant – et même peut-être plus – qu'ailleurs,
car il peut s'appuyer sur un stock de dispositions légales, universelles
par l'éventail des domaines de la vie sociale qui y sont traités
et toutes plus ambiguës les unes que les autres, interprétables
à l'aune des principes les plus incompatibles entre eux, de façon
contingente et au mépris de toute rationalité(18).
Or, si dans une société libérale l'individu peut être
victime d'un « mauvais juge » (voir
POUR UN SYSTÈME DE JUSTICE PRIVÉE,
le QL, no 112), c'est en vertu d'un contrat
interindividuel (qui engage donc la responsabilité du justiciable
lésé...) et non d'une loi imposée. Et dans une société
libre, les mauvaises décisions judiciaires sont beaucoup plus radicalement
réversibles que dans tout autre régime, car, dans le premier
cas, les individus pourront faire pression sur le juge via des dispositifs
de mise en cause de la responsabilité du magistrat, voire en ayant
recours à la dénonciation de leur contrat d'affiliation juridictionnelle
et au système des prix (mécanisme d'expression des préférences
infiniment plus précis que tout autre), tandis que dans le second,
les individus ne pourront espérer modifier les « mauvaises
lois » qu'en ayant recours au vote, soit une manifestation
de préférences imprécise, ne s'imposant pas aux élus
(mandat non impératif, donc inconditionnel), d'échéance
imposée et, enfin, « ollective » (un vote
n'a éventuellement de valeur concrète que s'il est majoritaire).
Il en résulte qu'au coeur de la social-démocratie française
(et européenne, voire américaine), la liberté de l'individu
est perpétuellement menacée, mal assurée, incertaine
et instable. Une liberté fébrile et anxieuse ne pouvant plus
guère se fonder sur quoi que ce soit, tant la doctrine de l'intérêt
général a fini par noyer les principes libéraux dans
un bazar conceptuel, au sein duquel les puissants peuvent s'enivrer de
tout ce qui légitime leurs envies de dictature.
1.
Sur ce point, voir par exemple, Pierre-François Moreau, Les racines
du libéralisme: une anthologie, Editions du seuil, coll. Points,
Paris, 1978. >> |
2.
Sur la « substance » de la décision humaine,
voir Herbert A. Simon, Administration et Processus de Décision,
Economica, Paris, 1983. >> |
3.
Mentionnons ici un film, le sulfureux et controversé Caligula
de Bob Gucione (1980), dont une scène propose selon nous une remarquable
allégorie de la morale totalitaire: alors que Caligula César
procède à la torture en règle de son meilleur lieutenant,
celui-ci implore la clémence de son Prince en lui lançant
un sibyllin « Mais pourquoi César, je t'ai toujours
été fidèle! ». Et Caligula de lui
répondre: « Justement, tu es le seul Romain à
être fidèle. Donc, tu n'es pas un bon Romain. Donc tu es un
traître ». >> |
4.
Cela implique et explique que le libéralisme soit la seule «
idéologie politique » parfaitement immunisée
contre le fanatisme. >> |
5.
Joseph Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie,
Payot, Paris, 1974. >> |
6.
D'où l'idée particulièrement risible qu'une «
propagande capitaliste » maintiendrait le système en
place alors que l'immense majorité des penseurs, intellectuels et
faiseurs d'opinion, en France notamment, ne manquent jamais de porter les
plus redoutables de leurs attaques contre le « libéralisme
», sans qu'il soit d'ailleurs toujours simple, en la matière,
de distinguer l'ignorance de la mauvaise foi. Car si la pensée libérale
n'est finalement « unique » qu'en ce que le penseur
libéral est très seul, c'est aussi, comme le note Hayek (voir
son ouvrage, La Route de la Servitude, PUF, 1993), parce que l'idéologie
défendue par les « intellectuels de gauche
» sert très prosaïquement leurs propres intérêts,
le pouvoir du « verbe » n'étant – comme
tous les pouvoirs – que relatif, dans une société libérale
inspirée par le « culte » de l'individu
et de la propriété privée. >> |
7.
Distinguons ici l'utopie de la chimère: l'utopie est une création
de l'esprit dont aucune condition ne s'oppose à ce qu'elle puisse
inspirer la réalité; en cela, l'utopie est l'inspiration
du progrès, la condition de toute innovation, sans laquelle l'Humanité
n'aurait probablement jamais dépassé le stade technologique
de l'âge de pierre. La chimère, au contraire, est une création
délirante, une fable permettant à l'esprit de s'évader,
ne pouvant prétendre à aucun autre projet que celui d'inspirer
un roman, une oeuvre d'art ou un jeu vidéo. Le libéralisme
est une utopie, le communisme, une chimère, que l'oxymore de réalité
virtuelle permettrait parfaitement de qualifier si, hélas, les archives
policières, les tombes des morts et les montagnes d'ossements n'étaient
là pour rappeler au Monde le prix que sa tentative d'adaptation
à la condition des Hommes coûta à des millions d'entre
eux. >> |
8.
Gabriel Ardant, L'Histoire financière de l'Antiquité à
nos jours, Gallimard, coll. Idées, Paris, 1976. >> |
9.
Nous faisons ici allusion au serment d'Hippocrate, source de la déontologie
médicale. >> |
10.
Pascal Salin (2000), Libéralisme, Odile Jacob, Paris.
>> |
11.
L'économie néo-institutionnelle est d'un secours précieux
pour comprendre les formes, les avantages et les problèmes relatifs
aux divers mode de coordination économique. Citons le «
père » de l'économie des coûts de transaction,
Oliver E. Williamson (voir en particulier Les Institutions de l'Economie,
Interéditions, Paris, 1994), pour illustrer la fertilité
de ce courant de pensée. >> |
12.
Et si cette Guerre, finalement, plutôt que de continuer la politique
par d'autres moyens, selon la célèbre formule de Clausewicz,
n'était qu'un moyen parmi d'autres de la politique? C'est ce que
semble indiquer, en tout cas, l'exemple de nombreux pays du Tiers-Monde.
>> |
13.
Allusion ici à l'anarchie non civilisée, régie par
la loi du plus violent. >> |
14.
Nous empruntons cette expression à l'économie des coûts
de transaction (cf. Williamson, op.cit). >> |
15.
Que ce soit du fait de ce qu'il ne déplaît pas au puissant
d'autoriser ou de l'inefficacité, voire de la « compréhension
», de l'appareil répressif. >> |
16.
La référence au « droit » devenant
alors une arme parmi d'autres, dans l'arsenal rhétorique des dictateurs.
>> |
17.
Le préambule de la Constitution française de 1958 est à
cet égard, symptomatique d'un véritable culte de l'incohérence
puisqu'il fait référence à la Déclaration des
droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 et, pour ainsi dire, à son
contraire, le Préambule de la Constitution de 1946, lequel affirme
l'existence de « droits sociaux », c'est à
dire le « droit », pour certains, de bénéficier
d'un prélèvement forcé opéré sur le
travail des autres. >> |
18.
Pour une analyse rigoureuse du rôle de l'ambiguïté dans
la prise de décision, voir en particulier James G. March, Décisions
et Organisations, Editions d'Organisation, Paris, 1991. L'auteur précise
opportunément que l'ambiguïté peut conduire à
l'intelligence décisionnelle (car l'acteur ne sait pas toujours
ce qu'il veut et peut le découvrir dans l'action). Et le droit de
chaque individu à l'ambiguïté de ses propres décisions
et comportements est, bien entendu, absolu. Dans une organisation publique,
toutefois, l'ambiguïté se traduit toujours par la matérialisation
d'un système de préférences qui avantage les uns et
pénalise les autres, à l'insu de tous. >> |
|