De
« véhicule » à « instrument »
Si l'on se fie aux commentaires présentés ce soir-là,
le passé de la radio est tout ce qu'il y a de plus beau. De jeunes
entrepreneurs érigent des infrastructures, inaugurent des stations,
la radio d'État voit le jour, tout ce beau monde oeuvre à
un seul et même but: faire de la radio de qualité. On parle
un bon français, on diffuse du théâtre, des conférences,
on récite les fables de La Fontaine, etc. Vient la modernité
(et la télé) et tout s'écroule... La médiocrité
s'installe peu à peu et on en vient à ne penser qu'aux profits.
Le son radio devient uniforme d'un bout à l'autre de la province.
Michel Trahan, animateur à la radio de Radio-Canada (Windsor), expliquait
ainsi l'uniformisation: « Si on revient dans les années
1960, quand tu balayais la fréquence, quand tu zappais de poste
en poste, le son qui était à Montréal était
celui de Montréal, le son qui était à Québec
était le son de Québec, celui de Trois-Rivières était
le son de Trois-Rivières, ainsi de suite. Quand tu venais à
Québec et que tu écoutais CKCV, ça avait un son. Maintenant,
quand tu écoutes la radio, c'est uniformisé. Le son est fabriqué
à Montréal et on dit au gars qui est à Québec,
à Rimouski, ou celui qui est en Abitibi: "Vous écoutez la
station Rock de l'Abitibi!" »
Voilà une explication qui revient souvent. Trop souvent. Si les
radios sonnent toutes pareille de Montréal à Chibougamau,
de Sorel à Val-d'Or, de Laval à Tombouctou, c'est la faute
des grands réseaux privés qui ont acheté plein de
stations ici et là à travers le territoire québécois
et qui centralisent maintenant toute prise de décisions à
Montréal pour couper les coûts. Avec les effets que l'on sait...
Avouez que c'est court comme explication.
Jean-Pierre Coallier, président de Radio-Classique-Montréal,
tenait sensiblement le même discours: « Le drame
[...], c'est que ce sont des multinationales qui achètent les stations
de radio. Et les multinationales, à ce que je sache jusqu'à
maintenant, n'améliorent pas la qualité de la radio. Les
multinationales achètent des stations de radio pour grossir un empire,
mais se soucient nullement du produit lui-même. Ce qui fait qu'on
a à l'heure actuelle des radios qui se ressemblent. Toutes les radios
se ressemblent. »
Voilà une autre explication qui revient souvent. Les gens qui investissent
en culture, s'ils le font avec des fonds privés, n'ont qu'une
seule idée en tête: se remplir les poches le plus vite possible
au détriment du produit qu'ils offrent et du degré
de satisfaction de leurs clientèles. Inutile de dire que celui qui
adopterait une telle approche en affaire ne ferait pas long feu! M. Coallier
est bien placé pour le savoir, lui qui est entrepreneur et qui a
lancé une station de musique classique qui, en très peu de
temps, a dépassé Radio-Canada, la radio publique de musique
classique, sur le plan des cotes d'écoute.
L'uniformisation du son radiophonique vient peut-être du fait que
trop de stations appartiennent trop aux mêmes propriétaires,
mais de s'attaquer au secteur privé, c'est de se tromper de cible.
Ce sont les politiques gouvernementales qui créent et entretiennent
les grands réseaux – au grand plaisir de ces derniers d'ailleurs.
Dans un marché ouvert, ceux qui dominent un secteur sont continuellement
menacés de perdre leur statut et finissent souvent par le perdre
aux mains de compétiteurs – le temps de le regagner, puis de le
perdre à nouveau...
Si au Canada – et au Québec – nous sommes pris avec de grands réseaux
qui contrôlent de larges pans d'industries, comme c'est le cas en
radio, en télé, ou avec les journaux, c'est parce que ces
grands réseaux, pour toutes sortes de raisons, sont protégés
par l'État. S'il faut trouver une cause à la détérioration
de la qualité de la radio, c'est vers la lourde réglementation
qui régit le secteur qu'il faut se tourner. Pas vers une supposée
insatiabilité des entrepreneurs.
La
radio enchaînée
Comme je l'ai déjà expliqué dans une autre chronique
(voir ICI RADIO LIBRE, le QL,
no 30), les radiodiffuseurs de langue française
doivent faire tourner quotidiennement 65% de musique francophone, dont
plus de la moitié de ce pourcentage durant les heures de grande
écoute – pour les stations de langue anglaise, on parle de 35% de
musique anglophone canadienne en tout temps. Pas surprenant que les mêmes
chansons tournent partout en même temps. On a beau produire beaucoup
de musique au Québec, on ne produit pas que de la qualité!
En tout cas, tout n'est pas également vendable...
Certains diront qu'une telle initiative est louable, sauf qu'en forçant
tout le monde à faire tourner les mêmes chanteurs locaux,
cela a pour effet d'appauvrir la qualité de ce qui se produit chez
nous (plus besoin de vous forcer pour innover, vous n'avez plus à
compétitionner avec le monde extérieur!), de brûler
nos artistes (plus capable d'entendre Isabelle Boulay ou Kevin Parent),
et d'uniformiser l'offre (ça va de soit, non?!). Certains blâment
d'ailleurs cette uniformisation pour le nombre toujours décroissant
d'adolescents qui écoutent la radio(1).
Mais les quotas n'expliquent pas à eux seuls le fait que nos radios
sonnent toutes pareille. Une station qui ne rencontre pas ses quotas de
musique francophone – ou qui tente de les contourner par quelque subterfuge
– risque de perdre sa licence. Ou que celle-ci ne soit renouvelée
que pour une période réduite. En plus d'imposer le contenu,
l'État décide de qui pourra diffuser ce contenu. Quelqu'un
ou quelque chose gère le spectre des fréquences. Pour le
meilleur et pour le pire.
Le spectre des fréquences, c'est là où voyagent les
ondes. Toute les sortes d'ondes – satellite, téléphonie cellulaire,
micro-onde, radio, télé, etc. Tout ce système d'attribution
de licences aux « meilleurs » repose sur le fait
que ce spectre est fini et qu'il compte un nombre X de fréquences
sur lesquelles on peut faire « voyager » paroles
ou musique. Il est donc impératif d'en maximiser l'utilisation.
Or, un tel système d'attribution de licences ne peut qu'engendrer
une domination des grands réseaux – une sorte d'oligopole. Pourquoi?
Plutôt que d'attribuer une précieuse licence à un petit
entrepreneur qui n'a peut-être jamais fait ses preuves et qui n'offre
aucune ou très peu de garantie de succès, vers qui le décideur
va-t-il préférer se tourner? Vers une grande entreprise qui
a fait ses preuves. Ces mêmes grandes entreprises qui sont à
l'origine de l'uniformisation tant décriée.
« L'ouverture de secteurs comme celui de la téléphonie
a permis la technologie du sans fil et une foule de nouveaux services,
imaginez ce que pourrait permettre l'ouverture d'un secteur comme celui
de la radiophonie! » |
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Et si le spectre des fréquences n'était pas aussi fini qu'on
le dit? Et si l'uniformisation du son radio, en plus de découler
d'un trop rigide système de quotas, découlait aussi d'une
gestion trop centralisée et serrée du spectre des fréquences?
Et si, au lieu de toujours confier des licences aux grosses entreprises
reconnues (et d'ici), on n'ouvrait pas plutôt le marché à
tout le monde?
Spectre
fermé
« Almost everything you think you know about spectrum is wrong.
» C'est ainsi que Kevin Werbach débute «
Open Spectrum: The New Wireless Paradigm », un
document de travail dans lequel il traite de l'urgence d'une déréglementation
du spectre des fréquences(2).
Pour le consultant et fondateur du Supernova Group, « Open
spectrum would allow for more efficient and creative use of the precious
resource of the airwaves. It could enable innovative services, reduce prices,
foster competition, create new business opportunities and bring our communications
policies in line with our democratic ideals. »
Au Canada, plusieurs organismes gèrent ce spectre (voir, entre autre,
« Gestion
du spectre et des Télécommunications »). La logique
derrière une telle gestion est en gros « d'assurer
un accès approprié au spectre des fréquences radioélectriques
pour le plus grand nombre possible d'utilisations ainsi qu'un rendement
économique au gouvernement pour l'utilisation des fréquences
radioélectriques. »
En Amérique du Nord, la réglementation entourant le spectre
a pris forme au début des années 1920 pour contrer les limites
des récepteurs radio de l'époque: « Radio
receivers of the period were primitive. They couldn't distinguish well
between different transmissions, so the only way for multiple users to
share the spectrum was to divide it up. [...] By licensing spectrum to
broadcasters, with wide separation between bands, the government could
ensure that receivers could identify which signal was which. »
Or, bien des choses ont évolué depuis 1920: les radios à
lampes ont été remplacées par des radios à
circuits imprimés, les méthodes de diffusion des stations
se sont passablement raffinées, les façons de capter les
signaux se sont multipliées, etc. Bien des choses ont évolué,
sauf notre façon de réglementer le spectre des fréquences:
« We still regulate the radio spectrum based on the
technology of the 1920s. » Et aujourd'hui, un tour de
roulette sur votre vieux téléviseur ou sur votre récepteur
radio vous convaincra de la grande place qu'occupe le « white
space », le silence, sur les bandes(3).
On imagine souvent le spectre comme quelque chose de fini, une entité
comme un territoire ayant des limites, des frontières. Il n'en est
rien. « There is no "aether" over which wireless signals
travel; there are only the signals themselves, transmitters and receivers.
What we call "spectrum" is simply a convenient way to describe the electromagnetic
carrying capacity for the signals. Moreover, the spectrum isn't nearly
as congested as we imagine. Run a spectrum analyzer across the range of
usable radio frequencies and the vast majority of what you'll hear is silence.
»
En 1994, dans un article publié par le magazine Forbes ASAP,
l'économiste et auteur d'ouvrages tels Life After Television,
George Gilder, écrivait: « You can no more lease
electromagnetic waves than you can lease ocean waves(4).
» C'est cette analogie que choisit
Werbach pour expliquer sa conception d'un spectre ouvert:
With today's technology, the better metaphor for wireless is not land,
but oceans. Boats traverse the seas. There is a risk those boats will collide
with one another. The oceans, however, are huge relative to the volume
of shipping traffic, and the pilots of each boat will maneuver to avoid
any impending collision (i.e., ships "look and listen" before setting
course). To ensure safe navigation, we have general rules defining shipping
lanes and a combination of laws and etiquette defining how boats should
behave relative to one another. A regulatory regime that parceled out the
oceans to different companies, so as to facilitate safe shipping, would
be overkill. It would sharply reduce the number of boats that could use
the seas simultaneously, raising prices in the process.
Plutôt que de diviser les océans en corridors réservés,
le secteur du transport maritime (de concert avec les États) a établi
au fil des ans une série de règles qui gouvernent la navigation.
Pourquoi ne pas faire de même avec le spectre des fréquences?
Au lieu de découper le spectre en tranches finies et réservées
à telle ou telle fin, pourquoi ne pas l'ouvrir et laisser le secteur
privé 1) s'en occuper et 2) s'autoréguler? Une fois la bande
réservée à la défense nationale sécurisée,
ne serait-ce pas la meilleure façon de favoriser l'innovation et
de maximiser l'utilisation du spectre?
Selon Werbach, les nouvelles technologies permettent déjà
la présence d'un plus grand nombre de petits joueurs sur le marché.
Dans « Open Spectrum », il y va de
quelques suggestions techniques(5)
qui montrent bien à quel point le spectre est présentement
sous-utilisé et qu'une ouverture du marché aux plus petits
– avec tout ce que cela entraînerait de diversité – ne menacerait
en rien l'intégrité des signaux de ceux qui diffusent déjà.
De
bateaux et d'ondes radio
Certains diront que contrairement aux océans où les navires
sont « physiques » et où une collision
entre deux d'entre eux a des effets mesurables et dévastateurs –
tant pour les membres des équipages que pour l'environnement –,
la « collision » entre deux ondes n'a de répercussions
que chez l'utilisateur (l'auditeur dans le cas d'une radio). Et que le
fait qu'il n'y ait pas de « dommages » sérieux
advenant des « collisions » entre deux émetteurs,
entraînerait un certain laxisme de la part des petits diffuseurs
– qui diffuseraient n'importe quoi, n'importe comment.
Cette éventuelle « anarchie des ondes radio
» n'a de sens que si tous les joueurs n'y sont que pour eux
et qu'un « chacun pour soi » généralisé
y règne. Or, pourquoi l'anarchie régnerait-elle davantage
en radio que dans d'autres secteurs de l'économie? L'État
n'attribue pas de licences aux restaurateurs et le secteur se porte très
bien. Si les nouvelles technologies permettent à plus de joueurs
d'entrer dans le marché, pourquoi ne pas ouvrir la porte? Pour les
« accidents » de type « chevauchement
d'ondes » ou je ne sais trop, les lois du marché
vont faire en sorte qu'ils seront réglés, au cas par cas,
comme dans n'importe quel autre secteur.
« Et la tarte publicitaire! », diront
d'autres. On ne peut ouvrir le marché à plus de joueurs parce
qu'il n'y a pas assez d'annonceurs. Dans le même esprit du spectre
fermé des fréquences, il y aurait un nombre X d'annonceurs
potentiels sur un territoire donné... Et l'État doit s'assurer
que ceux-ci soient utilisés à bon escient. Et si en laissant
entrer de nouveaux joueurs, on créait de nouveaux annonceurs. De
plus petits joueurs devront forcément offrir des tarifs moins élevés
pour de la publicité, leurs auditoires n'étant pas aussi
importants que ceux des grands. Se faisant, ils pourront aller chercher
les plus petites entreprises qui à l'heure actuelle n'ont pas les
moyens de se payer de la pub chez les gros et qui n'annoncent tout simplement
pas. Ou ils auront recours à d'autres modes de financement...
L'ouverture de secteurs comme celui de la téléphonie a permis
la technologie du sans fil et une foule de nouveaux services, imaginez
ce que pourrait permettre l'ouverture d'un secteur comme celui de la radiophonie!
Et pas seulement pour l'entrepreneur! Au lieu d'avoir accès, par
exemple, à 20 chaînes de radio FM dont 13 appartiennent au
même réseau, nous aurions accès à des dizaines
et des dizaines de chaînes qui offriraient autant d'alternatives
musicales et éditoriales à l'offre actuelle. Dans un marché
libre, plutôt que d'avoir seulement une poignée de grandes
entreprises heureuses de s'être constitué un marché
fermé et protégé par l'État, nous aurions des
milliers de consommateurs heureux d'avoir enfin accès à
de la diversité.
Tous ces politiciens et intervenants culturels qui nous les cassent année
après année avec l'importance de la culture et de la diversité
culturelle devraient justement prendre le temps de lire le papier de Kevin
Werbach. Ils verraient peut-être, comme lui, le plein potentiel d'un
spectre ouvert. de plus, ils se rendraient peut-être compte que la
diversité ne naît pas de l'encadrement, mais bien de l'innovation
et de la compétition.
Comme l'écrit Werbach: « The only way to allow
market forces to determine the best solutions is to give alternative approaches
a chance. By announcing its intention to move forward with a comprehensive
open spectrum agenda, the US government would give investors and technologists
the confidence to devote resources to new ventures that make open spectrum
a reality. » Et ce qui s'adresse aux Américains
s'adresse aussi aux Canadiens!
1.
On apprenait le mois dernier qu'une majorité d'adultes canadiens
préféreraient écouter des stations de radio qui font
tourner de la musique (surtout, l'« adulte contemporaine
»), par opposition au format « talk radio »,
alors que leurs adolescents étaient de moins en moins nombreux à
écouter la radio – une tendance qui s'affirme depuis une quinzaine
d'années au pays (« Les jeunes écoutent
de moins en moins la radio », La Presse, 22 octobre
2002). Le sondage effectué l'automne dernier par Statistique Canada
révèle en fait que les jeunes se reconnaissent de moins en
moins dans l'offre radiophonique d'ici et qu'ils se tournent de plus en
plus vers des sources alternatives (CD, MP3, Internet, etc.) pour combler
leurs goûts musicaux. >> |
2.
Kevin Werbach, «
Open
Spectrum: The New Wireless Paradigm », Spectrum Series
Working Paper #6, New America Foundation, Spectrum Policy Program,
1 octobre 2002. >> |
3.
« [I]n bands licensed for popular applications such
as cellular telephones and broadcast television, most frequencies are unused
most of the time in any given location. [...] Among the 67 channels reserved
nationwide for broadcast television, an average of only 13 channels per
population-weighted market are actually in use. The remaining "white space"
is set aside to ensure antiquated analog receivers can distinguish among
the channels. » >> |
4.
George Gilder, « Auctioning the Airways », Forbes
ASAP, 11 avril 1994 (cité par Werbach). >> |
5.
Je renverrai le lecteur intéressé au texte de Werbach, question
de ne pas alourdir inutilement le texte. >> |
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