Pourquoi de tels quotas?
« Il a toujours fallu que les pouvoirs politiques interviennent
pour que les voix distinctement canadiennes arrivent à se faire
entendre sur les ondes de la radio et de la télévision du
pays. Si les forces du marché avaient été laissées
à elles-mêmes, le système canadien de radiodiffusion
dans son ensemble serait devenu une filiale de celui des États-Unis.
»
C'est de cette façon que le ministère du Patrimoine
canadien justifie l'approche interventionniste du CRTC sur son site
web. Au début des années 1930, le gouvernement canadien a
pris des mesures pour stopper une éventuelle invasion américaine
par les ondes hertziennes et a créé la Commission canadienne
de radiodiffusion (organisme précurseur de la SRC) afin d'offrir
une alternative aux émissions de radio provenant des États-Unis.
Près de 70 ans plus tard, le Canada souffre toujours d'insécurité
chronique quand vient le temps d'aborder la question de la culture. Mais
demandez à la ministre Sheila Copps et à ses bureaucrates
si leurs interventions sont justifiées et ils vous répondront
qu'elles ont déjà porté fruits. Vous dire comment
on devient déconnecté de la réalité à
force de vivre dans sa bulle, ils sont même persuadés que
c'est grâce à leur réglementation si des artistes comme
Céline Dion, Alanis Morissette, Bryan Adams et Shania Twain connaissent
un tel succès à l'échelle mondiale! «
La plupart des observateurs dans le domaine de la musique établissent
un lien direct entre le succès sans précédent de la
musique canadienne et l'établissement, en 1971, d'un quota de contenu
canadien... (1) »
Jamais il ne leur viendrait à l'esprit que ces succès sont
attribuables aux efforts et à la performance des artistes eux-mêmes.
Au Québec, la situation est bien différente – société
distincte oblige! – et les quotas beaucoup plus imposants du côté
francophone que du côté anglophone. Ainsi, les radiodiffuseurs
de langue française doivent faire tourner quotidiennement 65% de
musique francophone, dont 55% durant les heures de grande écoute
(contrairement à 35% de musique anglophone canadienne en tout temps
pour les stations de langue anglaise). Si on assiste ici à une des
rares ententes Québec/Ottawa, c'est en grande partie parce que c'est
le ministère québécois de la Culture – à la
lumière des recommandations de gens de l'UDA et de l'ADISQ – qui
dicte les normes à suivre.
Pourquoi de si importants quotas?
« Parce que l'industrie de la musique populaire, partout
à travers le monde, c'est une grosse business. Et 80% de
cette business-là, c'est cinq grosses compagnies multinationales
qui font ça. Et c'est des compagnies américaines – étrangères
pour la plupart – et ces entreprises-là concentrent leurs énergies
sur quelques grandes vedettes: Michael Jackson, Madonna, Bruce Springsteen
ou Pearl Jam et ils essaient de diffuser partout à travers le monde
les disques de ces artistes-là. Ce qui fait que... qu'on soit au
Québec, qu'on soit en Espagne ou en Italie, c'est très difficile
d'entendre les artistes locaux parce que la force de marketing des compagnies
multinationales qui font des chiffres d'affaires de 5 ou 6 milliards de
dollars par année est telle qu'ils réussissent à imposer
à toutes les radios, partout à travers le monde, les mêmes
vedettes.(2) »
de dire Robert Pilon de l'ADISQ.
Pour M. Pilon, comme pour bon nombre d'intervenants de groupes de défense
des droits des artistes canadiens, la musique américaine est populaire
chez nous uniquement parce qu'elle nous est imposée. Jamais on ne
prend en considération le goût des consommateurs. Les Canadiens
ne sont que les victimes d'une méga-industrie où les multinationales
brassent des milliards $. La force d'attraction de l'industrie
américaine serait beaucoup trop forte pour de simples citoyens peu
éclairés comme nous. Comme le chien de Pavlov qu'on entraîne
à réagir automatiquement à un stimulus, les Canadiens
n'aimeraient la musique américaine que parce que les multinationales
la leur enfonce de force dans les oreilles. Dans ce sens – et selon nos
protecteurs! –, « la loi sur la radiodiffusion constitue
le rempart du système canadien de radiodiffusion et peut-être
le moyen le plus puissant d'affirmation de la culture au pays.(3)
»
Mais si le Canada anglais craint une désaffection de ses citoyens
vers la culture américaine – une culture extrêmement accessible
et anglophone par dessus le marché –, le Québec lui craint
la disparition pure et simple du fait français en Amérique
du Nord. Il faut donc protéger le marché québécois
parce que nous ne sommes qu'une goutte d'eau francophone dans une mer (déchaînée)
anglophone. Et si le marché de la musique québécoise
n'était pas assez important pour le nombre d'heures exigées
par le CRTC?
Vers une sursaturation des ondes
« Il n'existe pas actuellement sur le marché
– en qualité et en quantité – assez de bonne musique francophone
pour couvrir le temps d'antenne que le CRTC veut lui allouer.(4)
» Christian Vachon (récipiendaire du prix du Québécois
Libre, no 29) est l'instigateur d'une
pétition qui réclame qu'on mette un terme à l'intervention
du CRTC dans l'industrie de la radio. Pour lui, et pour les 3000 signataires
de sa pétition, il est clair que l'organisme fait fausse route avec
le resserrement de ses quotas. Et ils ne sont pas les seuls. Les radiodiffuseurs
estiment qu'il est de plus en plus difficile de répondre aux normes
imposées par le fédéral.
Au Québec, il se produit moins de 150 albums français par
année – toutes catégories confondues. En tenant compte du
fait que seulement 27% de la musique vendue en magasin est francophone,
certains radiodiffuseurs craignent de manquer de matériel et de
sursaturer les ondes avec les artistes québécois. Michel
Arpin de Radiomutuel, craint qu'avec de telles normes on ne se dirige vers
une radio beaucoup plus homogène, voire ennuyante: «
on va jouer des oeuvres... pour se différencier encore, on
va être obligé de jouer d'avantage d'oeuvres qu'on trouve
sur un CD. Donc, on va probablement mettre en marché des oeuvres
qui étaient secondaires.(5)
»
Le problème, c'est que les stations de radio se ressemblent de plus
en plus parce qu'elles diffusent toutes les mêmes chansons. Avec
un choix de chansons restreint, on peut toujours se tourner vers la France
pour du matériel, mais rien n'indique que c'est ce que veulent les
auditeurs – et les différents intervenants de l'industrie québécoise.
On décide donc de faire tourner plus de chansons d'un même
CD – ce qui en plus d'homogénéiser le contenu, contribue
à « brûler » nos artistes. Pour Normand
Beauchamp, aussi de Radiomutuel: « Actuellement, on
joue la quasi-totalité de ce qui se produit. On est pas sans reproche,
mais on a pas tous les tords. Plus de 90% des artistes québécois
sont choyés; on fait énormément jouer leurs disques.(6)
»
Il faut dire que si les stations prennent moins de chances avec des nouveaux
artistes, optent pour des formules de mise en ondes éprouvées,
ou offrent des créneaux musicaux plus larges dans le but de rejoindre
le plus grand nombre d'auditeurs, c'est aussi en grande partie pour plaire
à leurs annonceurs. Mais si, pour l'instant, cela mène à
une uniformisation de l'offre musicale – on n'a qu'à comparer des
stations comme CITÉ Rock-Détente, Rythme FM et CIEL pour
se rendre compte qu'il n'y a plus grand différence entre elles –,
on ne peut en rejeter le blâme sur le système de cotes d'écoute.
Retirez les quotas et ces stations vont se repositionner. Retirez les quotas
et elles vont se donner une couleur bien distincte, une identité
musicale bien à elles.
Entre-temps, ce que craignent par dessus tout les radiodiffuseurs, c'est
d'atteindre un point de saturation. Un point où les auditeurs vont
se dire qu'ils en ont assez et se tourner vers le marché anglophone.
Dans ce scénario, l'omniprésence de la musique francophone
sur les ondes pourrait avoir un effet négatif sur l'industrie qu'on
vise à protéger. Pourquoi se procurer le dernier album de
X quand on est certain de l'entendre de façon intégrale à
la radio? Une chute des ventes au Québec obligerait le CRTC à
hausser les quotas à nouveau... et ce serait le retour à
la case départ. On assiste d'ailleurs depuis quelques années
à une chute des ventes dans le secteur de la musique québécoise;
la consommation nationale est passée de 30% à 23% au cours
des dernières années(7).
On assiste aussi à une migration du jeune public vers des sources
radiophoniques alternatives. Ainsi, une radio comme K103 (CKRK-FM de Kahnawake),
la radio communautaire mohawk, qui diffuse du hip-hop tous les soirs de
la semaine est en train de se tailler une part importante du marché
des jeunes. Interrogés récemment par un journaliste de la
SRC, des jeunes qui fréquentent les bars branchés de la rue
St-Laurent disent n'écouter que K103. Pourquoi? Parce que nulle
part ailleurs ils ne peuvent retrouver ce style de musique. CKMF-FM (station
du groupe Radiomutuel qui a des réserves face au système
de quotas) se dit très inquiète de l'arrivée de ce
nouveau joueur et promet de suivre de très près tout nouveau
développement.
Même chose du côté de la station anglophone MIX96 (station
de style adulte contemporain) qui se dit inquiète de l'arrivée
d'une station alternative comme The BUZZ (99,90 FM) qui diffuse
de Burlington au Vermont et qui, elle aussi, est en train de se tailler
une place auprès des jeunes qui ne se retrouvent pas dans les styles
de radio proposés au Québec. Les stations québécoises
sont déjà en train de se faire damer le pion par des stations
qui ne sont pas régies par le cadre rigide du CRTC – un phénomène
qui n'ira qu'en s'accroissant avec l'arrivée de nouvelles technologies.
Car avec internet (eh! oui, on n'en sort pas), Sheila et ses bureaucrates
devront faire preuve de plus en plus d'ingéniosité s'ils
veulent continuer de réglementer le domaine de la culture. Parce
que si les Canadiens/Québécois finissent par ne plus trouver
ce qu'ils veulent sur les ondes canadiennes – on le voit déjà
avec des stations comme K103 et The BUZZ – ils se tourneront vers
le reste du monde pour se satisfaire.
En plus de syntoniser des radios alternatives pour contourner les règles
du CRTC et écouter ce qu'ils veulent, ils peuvent aussi se brancher
sur des sites web comme NetRadio
où l'on offre gratuitement et sans interruption publicitaire une
vaste sélection de niches musicales: musiques celtique, country,
amérindienne, rock, Big Band, classique, nouvel âge...
L'internaute a aussi accès – en temps réel – à une
multitude de stations de Turquie, du Japon, d'Australie, bien sûr...
des États-Unis et d'ailleurs.
Les beaux jours de Sheila sont comptés
Un retrait du système de quotas n'équivaudrait pas à
la fin de l'industrie de la musique québécoise et/ou canadienne
comme nos élus se plaisent à le croire. Il y aura toujours
de la place pour des artistes comme Alanis Morissette, Bryan Adams, Jean
Leloup et Francine Raymond. Et si, comme le dit Robert Pilon de l'ADISQ:
« Les jeunes n'ont pas de préférence
au point de départ pour la chanson de langue anglaise. »,
c'est tant mieux. N'empêche qu'il faudra savoir quand s'arrêter,
si on ne veut pas les écoeurer avec « l'importance »
de notre culture.
Parce qu'en bout de ligne, une culture dont les gens ne veulent pas...
une culture qu'il faut protéger pour qu'elle puisse s'épanouir
est une culture malade. C'est triste, mais c'est comme ça. En matière
de culture musicale, les radiodiffuseurs sont mieux placés que n'importe
quel fonctionnaire pour donner aux gens ce qu'ils veulent entendre. Donnez-leur
un « encadrement » souple et ils vont tout faire
en leur pouvoir pour aider au développement d'une industrie du disque
forte et d'un star system local. C'est dans leur intérêt.
Dans un monde numérique et ouvert, le protectionnisme culturel n'a
plus sa place. L'offre culturelle est planétaire et le citoyen a
toujours le dernier mot – les échanges se font de plus en plus sans
l'intervention d'une tierce partie entre le fournisseur et lui. Dans un
monde numérique et ouvert, il n'est plus possible d'encourager la
médiocrité sous prétexte que c'est essentiel pour
sa survie culturelle. Comme le résumait si bien Christian Vachon
sur le site de sa pétition pour une radio libre: « Dans
un contexte de mondialisation, la culture québécoise ne doit
plus être surprotégée, mais doit plutôt être
mise en compétition directe avec d'autres cultures, desquelles elle
saura s'inspirer pour évoluer et s'épanouir ».
1. Extrait du site web de Patrimoine
canadien >>
2. Le Petit Journal,
TQS, samedi le 16 janvier 1999 >>
3. Extrait du site web de Patrimoine
canadien >>
4. Le Grand Journal,
TQS, samedi le 16 janvier 1999 >>
5. Le Petit Journal,
TQS, samedi le 16 janvier 1999 >>
6. Suzanne Colpron, «
Quotas: les stations anglophones sont mortes de rire »,
La Presse,
samedi le 16 janvier 1999 >>
7. Alain Brunet, «
La nouvelle réglementation du CRTC: un cataplasme sur une
jambe de bois? »,
La Presse,
samedi le 16 janvier 1999
>>
Articles précédents
de Gilles Guénette |