Mon itinéraire était parti du cours professé à
l'École Polytechnique par François Divisia en 1955, que j'ai
pieusement conservé, et surtout du grand classique de Paul Samuelson,
Economics, que je relisais religieusement tous les trois ou quatre
ans, sans y trouver d'ailleurs beaucoup de références crédibles
à l'entreprise que je connais. J'ai progressivement découvert
l'extraordinaire foisonnement des écoles et des approches théoriques,
tant au cours de l'histoire que dans l'exercice actuel de la discipline.
J'ai rapidement compris que mon point de départ se situait assez
naturellement dans le courant dominant de l'économie contemporaine,
mais qu'il me fallait chercher ailleurs pour trouver l'entreprise.
Chemin faisant, de référence en référence et
de séminaire en séminaire, je me suis formé une image
de l'évolution de la pensée économique dans ses relations
avec l'entreprise. Ce regard original n'est peut-être pas sans intérêt
pour les profanes que déconcertent les disputes éternelles
et byzantines entre les économistes professionnels.
Au bout du chemin, plusieurs conclusions: d'abord, dans l'économie
orthodoxe ou « standard » contemporaine, l'entreprise
est comme l'Arlésienne: on en parle, on ne la voit jamais. Sa place
est occupée par une construction fictive appelée «
la firme ». Et pourtant, comme le notent Coriat et Weinstein,
chacun des aspects de la réalité de l'entreprise a été
abordé par une école d'économistes plus ou moins marginale,
mais un par un et séparément. Personne ne semble se soucier
d'assembler le puzzle que forment ces fragments de vérité,
et l'entreprise reste terra incognita pour l'immense majorité
des économistes.
Ce n'est pourtant pas faute d'une abondante littérature d'observation,
dont une partie provient de chercheurs sérieux et même d'économistes
reconnus comme tels par leurs pairs. Certes, une bonne partie de cette
littérature est trop naïvement normative dans sa hâte
à propager les « bonnes » pratiques de
gestion, ce qui le dispute en réductionnisme à la quête
de « la firme représentative »
par les économistes. Mais une autre partie s'attache à transcender
les constats empiriques pour proposer des éléments de théorisation,
et tente de partir à la rencontre des économistes pour construire
avec eux des modèles utilisables de l'entreprise. Le plus souvent,
ces travaux restent ignorés des économistes, quand ce n'est
pas méprisés – une attitude de refus qui fait elle-même
problème.
Ce chemin m'a conduit aux convictions suivantes: il existe un hiatus profond
entre le courant dominant de la discipline économique et la réalité
du monde contemporain, qui est dominé par les entreprises et les
services. Les causes de ce hiatus sont profondes et de nature épistémologique:
il est impossible de prendre correctement en compte l'entreprise à
l'intérieur du paradigme dominant. Cette déficience ruine
la pertinence de la théorie économique standard au fur et
à mesure que l'entreprise et les services prennent une place prépondérante
dans l'économie réelle.
La
formation d'une orthodoxie
Comment en est-on arrivé là? L'économie s'est pour
l'essentiel constituée en discipline avant que l'entreprise ne prenne
une place significative dans le monde réel. Depuis Aristote et Saint
Augustin jusqu'à Marshall, la pensée économique s'est
formée dans un monde principalement rural et artisanal, où
la production était réalisée par des producteurs individuels
et visait essentiellement à satisfaire les besoins vitaux des individus.
Paradoxalement, les grands auteurs du dix-huitième siècle
(Cantillon, Turgot, Smith) et de la première moitié du dix-neuvième
(Say, Mill) parlaient plus et mieux de l'entreprise que les économistes
contemporains du courant dominant, alors même qu'elle ne tenait qu'une
place mineure dans le monde réel, sans rapport avec le rôle
de premier plan qu'elle occupe aujourd'hui. Que s'est-il donc passé
à partir du milieu du dix-neuvième siècle pour détourner
l'économie de l'entreprise?
La rupture fondamentale a été la « révolution
marginaliste » attribuée à Walras, Jevons
et Menger entre 1871 et 1875, qui est à la racine de l'«
économie standard » contemporaine, avec
la « révolution keynésienne »
des années 1930.
En posant que la valeur des choses est définie par leur utilité
et non par la quantité de travail qui y est incorporée, comme
le pensaient la plupart des classiques et continuent de le penser les marxistes,
les marginalistes n'appréhendent plus les agents économiques
que par les échanges auxquels ils participent. Le regard étant
centré sur l'échange, les acteurs peuvent être vus
comme des agents ponctuels sans constitution interne, et la production
cesse d'être un sujet d'étude majeur.
En même temps, de nombreux économistes cherchent à
construire une formulation des phénomènes sociaux analogue
à celle qu'utilise la mécanique rationnelle. Pour cela, il
faut postuler que le comportement des agents est déterministe, évacuer
de l'économie l'irrationnel et l'imprévisible, et inventer
un modèle mathématique des agents dans l'échange.
C'est ainsi que naît le modèle de l'« homo
economicus », dont le comportement
se résume à maximiser une « fonction de
satisfaction ».
L'un des trois courants de l'économie marginaliste, le courant walrasien,
s'attache à démontrer l'existence d'un « équilibre
général » et à en étudier
les propriétés. Pour cela, il faut que les agents soient
représentés par des fonctions mathématiques simples.
Et puisque l'équilibre est intemporel et se définit par l'absence
de mouvement, on se borne à un cadre statique où le temps
n'intervient pas. En se focalisant sur les conditions et les attributs
de l'équilibre, cette théorie élimine l'action, le
temps, et son corollaire l'incertitude, de son modèle du monde.
Dans les premières années du vingtième siècle,
l'économie walrasienne est devenue dominante, mais elle se montre
impuissante à rendre compte de phénomènes majeurs
que sont le chômage, la pauvreté ou l'inflation. Pour y répondre,
Keynes propose une théorie où le comportement d'agrégats
comme la masse monétaire ou l'emploi est expliqué par celui
d'autres agrégats, sans nécessairement remonter aux agents
élémentaires. L'économie abandonne ainsi l'«
individualisme méthodologique » qui avait
implicitement prévalu jusque-là.
La discipline reine devient la macro-économie, d'où on attend
non seulement l'explication des grands problèmes du monde, mais
aussi les remèdes à ces problèmes. L'analyse des échanges
entre les agents individuels, dorénavant appelée micro-économie,
n'est plus considérée comme le soubassement nécessaire
de toute réflexion économique. Il importe peu que ses hypothèses
soient réalistes, du moment qu'elles ne s'opposent pas à
l'analyse des grands agrégats.
Les années 1940 à 1970 ont été dominées
par la fusion des idées marginalistes et d'une partie des idées
keynésiennes en une « grande synthèse
» qui sert de référence à l'orthodoxie
dominante ou « économie standard »,
et en laquelle certains voient l'aboutissement définitif de la théorie
économique. Dans sa forme académique propagée par
les institutions universitaires, le formalisme et le raisonnement mathématiques
sont obligatoires et le souci d'élégance théorique
et de rigueur formelle l'emporte sur le réalisme. Les agents y sont
des automates rationnels omniscients qui recherchent l'équilibre
des échanges dans un monde où le temps et l'incertitude n'existent
pas. Outre qu'il étudie les échanges et non la production,
ce paradigme exclut de fait toute représentation raisonnable de
l'entreprise.
L'entreprise
Que nous apprend la simple observation des entreprises? Tout d'abord, ce
sont des agents économiques de plein droit au même titre que
les individus ou les ménages de la théorie classique. Comme
les autres agents, les entreprises produisent, échangent et consomment
des biens qu'en leur absence les individus qui les composent ne produiraient,
n'échangeraient et ne consommeraient pas, que ce soit isolément
ou à travers de simples relations de marché. Ces trois activités
sont effectuées par l'entreprise en tant que telle, qui tient bien
dans l'économie le rôle d'un agent élémentaire.
Les entreprises sont donc des agents, mais dont la constitution interne
et le comportement sont complexes. Le comportement externe d'une entreprise,
et les objectifs qu'elle vise, sont la résultante de confrontations
internes médiatisées par son organisation (dans un sens très
large du mot). Les entreprises ne peuvent être utilement appréhendées
ni comme de simples « noeuds de contrats »,
ni comme des agents ponctuels assimilables à une variante de l'homo
economicus. Leur existence force à inventer un nouveau concept
d'agent, et le langage pour le décrire.
De plus, ce sont des acteurs extrêmement différents les uns
des autres. Tant que l'économie ne s'intéresse qu'aux individus
humains, elle peut considérer qu'ils sont assez semblables pour
les représenter par un modèle unique simple. Au contraire,
les différences de taille, d'organisation et d'activité entre
les entreprises sont trop importantes et trop significatives pour être
ignorées, même dans les théories les plus élémentaires.
La plupart des phénomènes où interviennent des entreprises
ne peuvent s'expliquer que par leur hétérogénéité.
L'économie doit savoir décrire les entreprises dans leur
diversité et non les résumer à ce qu'elles ont de
commun sous le nom de « firme ». Si on se borne
à ne rechercher que les propriétés communes à
toutes les entreprises, on se condamne à ne trouver que quelques
banalités inutiles et à passer à côté
de l'essentiel de leur problématique.
De plus, la réalité n'est pas faite d'un côté
d'un monde d'individus et de l'autre d'un monde d'entreprises disjoints
dont on pourrait faire les théories séparément. Les
entreprises sont faites d'individus et les individus échangent avec
les entreprises. Ce sont bien les mêmes individus qui tantôt
sont des rouages d'une organisation complexe et tantôt traitent avec
ces organisations d'égal à égal, et ce sont bien les
mêmes organisations qu'il faut analyser tantôt comme des agents
comparables à des individus, tantôt comme des assemblages
complexes de ressources diversifiées. Une théorie générale
doit les englober dans un même modèle et reposer sur l'étude
de leurs actions et de leurs interactions.
Les actions des entreprises sont fortement conditionnées par l'information
limitée dont elles disposent et les capacités limitées
qu'elles ont de l'utiliser. Le temps y est une dimension omniprésente,
avec ses compagnons l'incertitude et le risque. Bien que les êtres
humains qui composent l'entreprise agissent de façon délibérée
et intentionnelle, ils ne peuvent pas prévoir avec certitude les
effets de leurs propres actions. Ceux-ci dépendent des actions de
tous les autres agents, qui sont elles-mêmes délibérées
et intentionnelles, et ne peuvent pas non plus être prévues
avec certitude. Vue de l'entreprise, l'économie est intrinsèquement
non déterministe, et ses lois sont approximatives voire simplement
qualitatives. Elles ne se prêtent en tous cas pas à une formulation
mathématique rigoureuse.
Chaque entreprise est soumise à une concurrence permanente avec
ses semblables, qui se vit comme une lutte entre fournisseurs de biens
voisins pour obtenir la faveur des consommateurs de cette classe de biens,
et non, comme dans la vision traditionnelle, une acceptation passive de
l'affectation des ressources des consommateurs à leurs différents
besoins. Pour survivre, les entreprises dépensent leur énergie
à modifier les caractéristiques de leurs produits, leurs
processus de production et leur propre constitution interne. Ces initiatives
des entreprises, et les réactions de leur environnement, font évoluer
en permanence l'inventaire des biens, les caractéristiques de chaque
bien, les prix formés sur le marché, les entreprises elles-mêmes
et la structure des secteurs productifs. Les biens et les caractéristiques
des acteurs ne sont pas des données exogènes à l'économie,
mais leur évolution doit être réintégrée
dans la théorie.
Cette lutte incertaine et le changement permanent de ses conditions fait
que la notion d'équilibre économique est pour les entreprises
un mot vide de sens. De toute façon, l'état d'équilibre
économique est inobservable dans la réalité. Une théorie
statique organisée autour des équilibres est donc totalement
insuffisante. Même si l'équilibre économique avait
une réalité, c'est l'essence même de l'entreprise que
de chercher à le rompre à son profit. Tous les développements
qui cherchent à caractériser les états d'équilibre
n'ont pas d'autre pertinence que de décrire des cas limites imaginaires
qui ne peuvent pas se présenter dans la réalité. Le
seul objet d'étude pertinent, ce sont les processus d'évolution.
En outre, les entreprises sont par nature réfractaires à
l'observation. Elles sont engagées dans un combat quotidien pour
leur survie, et pensent devoir dissimuler leurs intentions et leurs projets.
De plus, leur physionomie varie selon les niveaux: de l'observation des
niveaux inférieurs, on tire une impression d'assez grande rationalité,
imposée soit par les contraintes matérielles, soit par les
niveaux supérieurs. Plus on s'approche des niveaux où se
décident les actions stratégiques, plus on rencontre les
passions et l'incertitude. Mais plus règnent en réalité
l'arbitraire et l'irrationnel, plus les acteurs cherchent à le masquer
sous les apparences de la rationalité. Un dirigeant engagé
dans l'acquisition d'une autre entreprise trouvera à cette action
des raisons économiques, alors que la vraie motivation n'est le
plus souvent que sa volonté de puissance personnelle.
Les observateurs extérieurs, eux-mêmes en quête de rationalité,
se laissent facilement abuser par de tels discours. Il faut avoir été
soi-même un acteur à ces niveaux pour percevoir la réalité,
mais ces acteurs ont rarement le loisir et l'objectivité nécessaires
pour prendre la distance suffisante envers leurs propres actions. C'est
probablement une des raisons pour lesquelles les économistes, comme
les autres observateurs, surestiment grossièrement la rationalité
des entreprises et s'en tiennent à des élaborations fantasmatiques
mais commodes pour le raisonnement théorique, le meilleur exemple
étant que « la firme maximise ses profits
».
Au total, à quoi aboutissons-nous? Comportements complexes et différenciés,
concurrence vue comme un processus, abandon du modèle de l'homo
economicus et du marché « pur et parfait
», variation endogène des biens et des acteurs, introduction
du libre arbitre, élimination de toute référence à
l'équilibre, indéterminisme intrinsèque, renoncement
à l'outil mathématique, ce sont toutes les bases du paradigme
standard que l'entreprise condamne. L'observation des entreprises confirme
toutes les critiques qui ont été adressées à
ce modèle et aux conceptions épistémologiques qui
le sous-tendent, par exemple par les tenants de l'école évolutionniste
issue de Nelson et Winter.
Les
théories de l'entreprise
À l'intérieur du courant standard, plusieurs «
théories de la firme » ont été
proposées. Pour répondre à la question «
pourquoi les entreprises existent-elles? », la
théorie des coûts de transaction; pour répondre à
la question « comment fonctionnent-elles? »,
la théorie de l'agence. L'économie industrielle, de son côté,
a tenté d'expliquer la taille des firmes, leurs niveaux de profit,
leurs choix d'activités, leur diversification et leur intégration.
Pour cela, il lui a fallu s'affranchir de l'hypothèse d'un nombre
illimité d'agents et se pencher sur les interactions d'un petit
nombre d'acteurs en situation de concurrence « imparfaite ».
Ce sont ces développements que passe en revue le livre de Coriat
et Weinstein, auquel je renvoie pour plus de détails.
Pour qui part d'une connaissance empirique des entreprises, ou est familier
avec les travaux des chercheurs en gestion, chacune de ces écoles
apporte un éclairage utile sur un de leurs aspects. Ce sont bien
les organisations complexes que décrivent Chandler, Cyert et March,
où se prennent des décisions conformes à l'image de
la rationalité limitée de Simon, pour atteindre des objectifs
ambigus comme le souligne aussi Baumol, assises sur des échanges
d'informations comme les étudie Aoki, avec une efficacité
variable dont rend compte Leibenstein.
« Une tâche urgente et prioritaire des économistes devrait
maintenant être de reconstruire un nouveau cadre théorique
où les entreprises occupent la place centrale et dont le temps est
une dimension fondamentale, revenant ainsi aux conceptions classiques que
la tradition autrichienne a maintenues vivaces sous le boisseau.
» |
|
Il est également vrai que les entreprises sont toutes différentes
par les capacités qu'elles mobilisent (Penrose, Richardson) et évoluent
en adaptant le catalogue de routines qui définit leur comportement,
ainsi que le disent Nelson et Winter. C'est le rôle de l'entrepreneur
(Knight, Kirzner) d'assembler ces capacités en vue d'activités
spécifiques. La théorie des coûts de transaction (Coase,
Williamson) permet d'étudier leurs frontières avec l'extérieur;
la théorie de l'agence et des droits de propriété
(Coase, Demsetz, Alchian) éclaire les relations entre les agents
qui les composent.
C'est aussi un lieu où les relations entre individus sont en partie
régies par des rapports de pouvoir sur lesquels insiste la tradition
marxiste, et où les rôles d'une part, la contre-valeur des
richesses produites d'autre part sont distribués à ces individus
suivant des conventions qui ne sont pas simplement les règles du
marché (Orléan, Favereau). Enfin, leur insertion dans la
société implique des mécanismes de régulation
qui les relient au niveau macro-économique (Aglietta, Boyer, Coriat).
Il semble que relier ces théories entre elles devrait suffire pour
donner une base solide à une représentation correcte de l'entreprise,
et il ne devrait alors pas être trop difficile de plonger ce modèle
dans un modèle des échanges issu de l'économie standard,
en acceptant bien sûr de lui apporter les modifications nécessaires.
On retrouverait alors en particulier la théorie de la concurrence
imparfaite (Sraffa, J. Robinson, Chamberlin), qui tentait également
de remettre le projecteur sur les conditions de production et le comportement
des acteurs.
Enfin, cette reconstruction réconcilierait l'économie avec
la littérature de terrain sur les entreprises, en incorporant au
modèle général les concepts issus des disciplines
qu'on appelle gestion, management, organisation ou stratégie. Par
exemple, et pour s'en tenir à des auteurs français, les logiques
locales assises sur un abrégé du vrai et un abrégé
du bien, le caractère subjectif de la notion de coût, ou la
vigilance (Riveline, Oury, Berry).
La
nécessité d'une théorie générale
A priori, rien ne permet de penser que ces théories sont
incompatibles entre elles, ce qui serait le cas si elles proposaient des
réponses différentes aux mêmes questions. Elles sont
plutôt indépendantes en ce qu'elles concernent des questions
différentes, qui toutes se posent à propos de l'entreprise.
Pour cette raison, leur cohérence n'est pas donnée a priori.
Elle demanderait la construction d'un cadre conceptuel commun et l'ajustement
de chaque théorie à ce cadre et aux autres. Ce travail de
mise en cohérence reste à faire, mais rien ne peut laisser
supposer qu'il est impossible.
Ces théories ne seraient rivales que si on s'astreignait arbitrairement
à en choisir une seule qui devrait alors, jointe à la théorie
standard, rendre compte de la totalité du phénomène
entreprise. Ce serait une pétition de principe qu'aucune logique
ne justifie, sinon l'ardent désir de préserver au maximum
l'orthodoxie. Constater de façon correcte qu'aucune des «
nouvelles théories de l'entreprise » n'est
suffisante ne permet d'en rejeter aucune, mais invite au contraire à
les utiliser toutes. Pourquoi les économistes pensent-ils que ces
théories sont exclusives l'une de l'autre, et se croient sommés
de choisir entre elles au lieu de consacrer leurs efforts à les
réunir?
Certains n'en perçoivent pas l'utilité, occupés qu'ils
sont à transmettre un savoir hérité des grands auteurs,
ou à étudier des classes particulières de problèmes,
pour lesquelles les outils d'analyse disponibles leur semblent suffire.
C'est en particulier le cas des macro-économistes, qui ne pensent
pas qu'une représentation réaliste des agents individuels
est indispensable à l'étude des grands agrégats. De
toute façon, dans leur immense majorité, les chercheurs préfèrent
se construire une réputation de spécialiste en se consacrant
à des études spécifiques, ce qui laisse bien peu d'amateurs
pour un travail de synthèse.
Mais il y a à mon sens une raison plus profonde. L'idée que
toutes ces théories partielles peuvent être réunies
en une théorie générale de l'entreprise peut aussi
se lire en négatif. Chacune s'éloigne de l'économie
standard sur un point particulier, et n'est valide que si on renonce à
une des hypothèses constitutives de la théorie standard.
Pour les réunir, c'est à toutes ces hypothèses qu'il
faut simultanément renoncer, et il ne reste pratiquement rien de
la théorie standard à laquelle adhère le courant dominant
de la pensée économique. Il faut se rendre à l'évidence:
le paradigme dominant de la discipline économique exclut par construction
l'entreprise, et conduit donc dans une impasse cognitive.
Dans le schéma classique de Kuhn amendé par Lakatos, le paradigme
qui domine une science à un moment de son histoire est progressivement
mis à mal par une accumulation d'anomalies, et cherche à
s'en protéger en édifiant une « ceinture
protectrice » de théories ad hoc, jusqu'à
ce qu'un nouveau paradigme vienne le supplanter. En économie, ce
n'est plus une collection d'anomalies secondaires qui sape le paradigme
néo-classique dominant, mais le phénomène central
de première grandeur qu'est l'entreprise moderne, contre lequel
aucune ceinture protectrice ne pourra le protéger éternellement.
Une ultime échappatoire serait de vouloir construire une théorie
de l'entreprise distincte qui coexisterait avec la théorie standard,
comme dans le rêve d'une « théorie de la
firme ». C'est aussi à quoi se résignent
les plus ambitieux des chercheurs en gestion, désespérant
de pouvoir gagner l'intérêt des économistes. Mais la
réalité n'est pas faite d'un côté d'un monde
d'individus et de l'autre d'un monde d'entreprises disjoints dont on pourrait
faire les théories séparément. Les entreprises sont
faites d'individus et les individus échangent avec les entreprises.
Une théorie générale doit les englober dans un même
modèle et reposer sur l'étude de leurs interactions.
Dans le monde rural et artisanal où s'est construite la discipline
économique jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle,
l'immense majorité des agents n'interagissait avec le reste de la
société que par des relations d'échange entre individus,
aussi bien dans le rôle de producteur que dans celui de consommateur.
Dans le monde industriel moderne, une majorité d'individus participe
à la production à travers une entreprise, avec laquelle leurs
relations, que ce soit la définition de leur travail, la coordination
avec les autres ou la répartition de la contre-valeur de la richesse
produite, ne se limitent pas à des relations de marché. En
revanche, dans leur rôle de consommateurs, les mêmes individus
interagissent avec des entreprises considérées comme autant
d'autres agents individuels. Ce sont bien les mêmes individus qui
tantôt sont des rouages d'une organisation complexe et tantôt
traitent avec ces organisations d'égal à égal, et
ce sont bien les mêmes organisations qu'il faut analyser tantôt
comme des agents comparables à des individus, tantôt comme
des assemblages complexes de ressources diversifiées.
Au moment où une majorité d'économistes se mettaient
d'accord sur une théorie, le monde rural et artisanal où
elle était née commençait à disparaître.
Et pendant un siècle, alors que l'entreprise devenait l'acteur central
du monde qu'ils prétendent expliquer, les économistes ont
en majorité regardé ailleurs. L'orthodoxie s'est constituée
en ignorant l'entreprise, et on ne comblera pas le retard pris dans la
représentation du monde réel sans la remettre en question.
Mais on conçoit aussi que la communauté des économistes
renâcle et s'accroche au paradigme qui la légitime.
Puisque la réalité de l'entreprise bouleverse les fondements
de l'économique, l'immense majorité des économistes
contemporains préfère se construire des images de l'entreprise
qui respectent leurs idées préconçues, et évite
d'aller regarder la réalité, alors qu'il n'est besoin pour
cela ni d'outillages lourds et chers, ni d'expéditions coûteuses
et risquées dans des contrées lointaines, comme c'est le
lot de bien des sciences naturelles. Beaucoup ajoutent que cette connaissance
exacte n'est pas utile au niveau macro-économique où ils
se placent, et presque tous affichent du mépris pour la «
gestion », qui même si elle a le tort de vouloir trop
rapidement proposer des recettes de comportement, est riche d'enseignements
sur la réalité des entreprises.
Ancien
et nouveau paradigme
Au fond, est-ce si grave de jeter par-dessus bord la tradition walrasienne?
Il y a eu de grands économistes avant Walras, et il y a encore de
nombreux économistes hétérodoxes. Les trois pères
fondateurs du marginalisme n'étaient pas d'accord entre eux. Menger
et Walras se sont violemment opposés dans leur correspondance. Jevons
et ses continuateurs, dont Marshall, ont pratiqué et prôné
une vue plus réaliste des phénomènes économiques.
Keynes lui-même, qui dans la tradition de son maître Marshall,
plaçait le temps et l'incertitude au coeur des phénomènes
économiques, et fustigeait « les économies mathématiques
qui permettent aux auteurs d'oublier dans le dédale des symboles
vains et prétentieux les complexités et les interdépendances
du monde réel », réprouverait probablement l'usage
simpliste que l'orthodoxie fait de sa Théorie Générale.
En inversant les traits spécifiques du courant principal qui l'empêchent
de parler correctement de l'entreprise, nous obtenons en quelque sorte
le négatif du paradigme walrasien: priorité au réalisme
sur le formalisme, abandon des constructions imaginaires comme l'équilibre
économique, l'homo economicus ou le marché pur et
parfait, refus de l'outil réducteur qu'est le raisonnement mathématique,
remise au premier plan de tout ce que l'orthodoxie tend à occulter
et qui caractérise l'action des entreprises: le temps, l'incertitude
et la complexité. Cette conception de l'économie porte un
nom: c'est la tradition « autrichienne » dont
Carl Menger a été le fondateur, et qui trouve son expression
la plus articulée dans le magnum opus de Ludwig von
Mises, L'action humaine, traité d'économie(3).
Cette école de pensée n'est guère connue qu'à
travers Friedrich Hayek, comme les hérauts d'un ultra-libéralisme
réputé ringard. Quant à Mises, à en juger par
la fréquence et la pertinence des citations, son nom n'est que vaguement
familier à la majorité des économistes et son oeuvre
encore moins. Je le tiens pourtant, et quelques autres avec moi, pour le
plus grand économiste du vingtième siècle, et l'un
des phares de la pensée économique de tous les temps.
Pour la majorité des économistes, le courant autrichien est
une variante mineure du marginalisme, qui a basculé dans l'hérésie
avec Mises et Hayek. Un examen plus attentif du développement de
la pensée économique montre au contraire que la tradition
autrichienne est dans le droit fil des pères fondateurs de l'économie
que sont Cantillon, Turgot, Adam Smith, et Jean-Baptiste Say. C'est au
contraire le courant walrasien, initialement minoritaire, qui a connu un
développement immérité à la faveur d'un engouement
scientiste pour les mathématiques, pour aboutir aujourd'hui dans
une impasse cognitive, ne serait-ce que par son incompatibilité
radicale avec le concept même d'entrepreneur et d'entreprise.
Plus profondément que ses positions libérales, la tradition
autrichienne repose sur une autre conception de la discipline économique
et des méthodes appropriées à son objet. Pour elle,
la substance de tous les phénomènes économiques est
l'action humaine, et l'économie ne doit pas s'inventer son propre
modèle de l'homme, mais le trouver dans l'expérience, l'observation
et les autres sciences si nécessaire: « L'économie
étudie les actions réelles d'hommes réels. Ses théorèmes
ne se réfèrent ni à l'homme idéal ni à
des hommes parfaits, et pas davantage au mythique homme économique
(homo oeconomicus) ni à la notion statistique de l'homme
moyen(4).
»
Ce réalisme intransigeant voit le monde tel qu'il est: complexe,
incertain et mouvant. Il constate que les hommes sont infiniment divers
et que chacun agit selon sa propre vision de l'avenir, avec une connaissance
subjective et incomplète du monde qui l'entoure et des conséquences
potentielles de ses propres actions. Cette ignorance même est le
moteur de la vie économique, et les processus de création,
de découverte et de circulation de l'information sont au coeur de
l'économie. L'idée que ces innombrables actions pourraient
aboutir à un équilibre n'est qu'une éventualité
discutable et a priori improbable, et la notion même d'optimum
est inconnue. La tradition autrichienne est une théorie de l'action
et non de l'équilibre.
Réaliste, la tradition autrichienne est accueillante aux apports
des disciplines d'observation; la praxéologie qui la fonde, science
de l'action des êtres humains, s'y prolonge naturellement par une
praxéologie des organisations. Bref, elle constitue un fondement
bien adapté à la prise en compte des entreprises et de l'économie
moderne, contrairement au courant dominant qui les refuse par construction
malgré les tentatives désespérées de les y
raccrocher. La tradition autrichienne est à la fois radicalement
opposée à l'économie standard et cohérente
avec l'image du monde que l'on se forme depuis l'entreprise.
De plus, en n'adoptant pas les hypothèses exagérément
simplificatrices qui permettent à la théorie walrasienne
de mettre en équations le monde imaginaire qu'elle se crée,
et qui lui interdisent de retenir de Keynes autre chose que quelques équations,
l'économie autrichienne reste compatible avec bon nombre des courants
de l'économie classique, notamment l'école française
qui adopte la conception subjective de la valeur à la différence
de l'école anglaise. En centrant son regard sur l'action des agents,
l'économie autrichienne redonne sa place majeure à l'étude
de la production. Elle parle de la division du travail comme Smith, de
l'entrepreneur comme Say, et du capital comme Turgot parlait des «
avances ». Malgré des divergences idéologiques
irréductibles, elle peut même intégrer certaines réflexions
de Marx et des marxistes sur les rapports de production, et les positions
de Keynes sur l'importance du temps et l'incertitude y trouvent une place
naturelle.
C'est probablement, de façon paradoxale, l'une des deux raisons
principales qui expliquent l'ostracisme dont le courant autrichien est
l'objet: il représente par excellence le paradigme alternatif dont
le courant dominant cherche justement à se protéger. De plus,
péché impardonnable, son libéralisme rigoureux refuse
toute intervention de l'État dans l'économie, ce qui n'est
pas dans l'air du temps depuis près d'un siècle.
Laissons de côté le lien entre ces deux aspects fondamentaux
de la pensée autrichienne, et la question de savoir si l'étude
de la société réelle des hommes réels conduit
nécessairement au libéralisme (par parenthèse, ma
réponse personnelle est positive). En tout état de cause,
l'honnêteté scientifique la plus élémentaire
commande de ne pas rejeter a priori des faits empiriques, une conception
épistémologique ou une méthode de travail au prétexte
que les adopter risquerait de conduire à des positions politiques
qu'on ne souhaite pas. On peut accepter les positions épistémologiques
des premiers chapitres de L'action humaine en réservant son
jugement sur le reste.
Vu sous cet angle, le courant néo-classique actuellement dominant
est remis à sa juste place. Le prix Nobel qui a couronné
les travaux de Gérard Debreu en 1983 devrait être son chant
du cygne. En explicitant toutes les hypothèses qui sont nécessaires
pour que le modèle d'équilibre général qui
le fonde ait une solution, il a montré combien ce modèle
est éloigné de la réalité. Plutôt que
de lui offrir une confirmation triomphale, il a touché le fond de
l'impasse où il conduit, et a définitivement relégué
l'équilibre économique général, et avec lui
tous ses développements ultérieurs, au rang de curiosité
mathématique qui ne devrait plus être enseignée que
comme un chapitre clos de l'histoire des idées. La grande tradition,
le véritable courant principal passe par Menger et Marshall plutôt
que par Walras, et franchit un sommet avec Mises.
Éléments
pour une reconstruction
Une tâche urgente et prioritaire des économistes devrait maintenant
être de reconstruire un nouveau cadre théorique où
les entreprises occupent la place centrale et dont le temps est une dimension
fondamentale, revenant ainsi aux conceptions classiques que la tradition
autrichienne a maintenues vivaces sous le boisseau. Certains peuvent préférer
pratiquer leur discipline comme un divertissement mathématique sans
rapport avec la réalité, à l'instar de la belote ou
des mots croisés. C'est un choix certes respectable, mais qui ne
les qualifie pas pour parler du monde réel, ni ne justifie que leur
variante de la discipline domine l'enseignement et la recherche économiques.
La construction d'une nouvelle théorie générale pourrait
reposer sur deux idées principales: les agents économiques
sont aussi bien des organisations complexes que des individus, et il faut
pouvoir les représenter dans leur infinie diversité, quelle
que soit leur complexité; deuxièmement, les agents agissent,
communiquent et se transforment en exécutant des processus qui se
déroulent dans le temps.
La première étape serait la définition d'un nouveau
modèle conceptuel de l'agent économique. Sous sa forme la
plus générale, un agent peut être représenté
par une hiérarchie d'entités plus simples, chacune capable
d'exécuter un certain répertoire de processus (de «
scripts » dans le langage des cogniticiens). La structure
d'un tel agrégat représente la structure de l'entité
qu'il modélise, un même modèle élémentaire
d'entité étant utilisé de façon récursive
à tous les niveaux.
Le répertoire des processus d'une entité peut comporter des
processus de production, des processus d'échange, des processus
de communication, des processus de perception, des processus de décision,
etc. Les relations et les interactions entre entités sont explicitées
à travers ces processus, que ce soit les activités de production,
les structures de pouvoir ou les mécanismes d'échange. Le
comportement de chaque agent est décrit par les processus qu'il
exécute. Réciproquement, un ensemble de processus liés
de plusieurs agents peut définir un processus collectif: un marché,
par exemple, est défini par l'ensemble des processus d'échange
des agents qui y participent.
Dans ce modèle, le processus devient l'unité élémentaire
d'analyse. On peut transposer à ce niveau des notions classiques
comme les coûts ou l'échelle optimale, établissant
ainsi des liens avec l'économie industrielle et la théorie
des coûts de transaction. Chaque entité, quel que soit son
niveau, est une collection de modèles de processus dont chacun définit
une « capacité » (capability) au
sens de Penrose/Richardson ou une « routine »
au sens de Nelson et Winter. L'économie évolutionniste traite
de la formation et de l'évolution des processus eux-mêmes,
du répertoire de chaque entité, et de la constitution des
entités elles-mêmes.
Cette représentation, où chaque entité est un agrégat
d'entités ayant la même représentation formelle, structuré
par les processus d'échange qui les relient, peut se généraliser
à toutes les formes d'organisations et d'agrégats économiques.
À une extrémité, l'agent des théories traditionnelles
serait représenté par une entité élémentaire
doté d'un processus extrêmement simple qui s'exécute
en un temps nul, et la théorie orthodoxe devient un cas limite de
notre théorie générale. À l'autre extrême,
une collectivité nationale peut être représentée
par un agrégat complexe d'agrégats, établissant ainsi
un pont continu entre la micro-économie la plus « micro
» et la macro-économie.
Pour valider ce modèle, il conviendrait de tenter d'y fusionner
les théories de l'entreprise existantes, d'exprimer dans ce langage
les apports de la recherche en gestion pour en faire une partie intégrante
de la théorie économique, et de voir si on peut en tirer
des conclusions nouvelles et empiriquement vérifiées. Il
faudrait également définir un langage de représentation
qui permette un raisonnement aussi rigoureux que possible. La structure
du modèle étant très proche des principes de la programmation
par objets, c'est sans doute vers l'informatique qu'il faudrait se tourner.
Une théorie particulière s'exprimerait sous la forme d'un
ensemble de définitions d'entités. En écrivant ces
définitions dans le formalisme de la programmation, il est possible
de construire et d'animer sur ordinateur un monde formé de telles
entités, pour constituer un modèle expérimental de
la théorie.
Mais il ne s'agit là que de propositions personnelles dont je trouve
peu d'équivalents dans la littérature économique.
Que ce soit sur ces bases ou sur d'autres, il ne semble pas que le programme
proposé par Coriat et Weinstein dans la dernière phrase de
leur ouvrage cité ait beaucoup progressé depuis.
Pourtant, d'Adam Smith à Maurice Allais, une ambition constante
des économistes a été de construire une «
théorie générale » qui puisse
servir de base conceptuelle à l'explication de tous les phénomènes
économiques observés. Il est de plus en plus clair que le
corpus standard, essentiellement hérité du dix-neuvième
siècle, ne peut plus jouer ce rôle, et qu'une nouvelle théorie
générale qui reconnaît les entreprises comme des acteurs
à part entière devient nécessaire. Se pourrait-il
que la communauté des économistes ait définitivement
abandonné ce projet fédérateur et se contente d'accumuler
les études fragmentaires sans référence à un
modèle conceptuel central réellement valide? Et puis-je espérer
qu'un amateur, non content d'exhorter à une reconstruction, pourrait
aussi y contribuer?
1.
Les nouvelles théories de l'entreprise (Le Livre de Poche
Références n° 519). >> |
2.
L'industrie informatique – structure, économie, perspectives (Masson).
>> |
3.
Éditions en anglais Yale University Press (1949 et 1963) et The
Ludwig von Mises Institute (1999); édition française
PUF (1985). >> |
4.
Mises, L'action humaine. >> |
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