Montréal, 23 novembre 2002  /  No 114  
 
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Hervé Duray, diplômé de l'École Supérieure de Commerce de Grenoble, tient La Page libérale, un site dédié au commentaire des informations sous un angle libéral.
 
LA PAGE LIBÉRALE
 
JEUX VIDÉOS: 
LA LIBERTÉ EST-ELLE MENACÉE?
 
 par Hervé Duray
  
  
          S'il est un reproche communément fait aux libéraux, c'est de voir la nuisance du socialisme partout, de voir les pattes griffues de l'État s'insinuer dans les moindres interstices de notre vie, d'être « paranos ». Les libéraux seraient avant tout victimes de leurs « fantasmes libertaires », comme d'autre seraient pris de « délire sécuritaire ». 
  
          Pour en avoir le coeur net, j'ai pris un sujet au hasard dans Le Monde(1), les jeux vidéos, et je me suis posé cette question: est-ce que la liberté est vraiment menacée? Le discours libéral est-il approprié ou totalement hors de propos?
 
Une «commission» pour la morale d'État 
  
          Commençons par une interview d'un député UMP, Lionel Luca, titrée: « Le jeu vidéo n'est pas immoral, il est amoral ». Il est bien connu que le rôle de l'État c'est de faire régner la morale, le peuple n'en ayant aucune. Les valeurs « républicaines » ou « citoyennes » nous sont donc imposées: solidarité, avortement et interdiction de fumer dans les lieux publics par exemple. Il est donc du devoir d'un député de se préoccuper de la moralité des jeux, donc de ses sujets, les prenant tous en bloc pour des demeurés incapables de prendre une décision sans la tutelle de l'État. 
  
          La morale d'État remplacera donc la morale individuelle, sous la forme d'une « commission consultative chargée du classement » sous couvert de la « protection des mineurs et de l'enfance en général ». Toute opposition à la commission est donc vouée à l'échec, sous peine d'être brocardé comme un ennemi de l'enfance, un pornocrate et j'en passe. Nul doute aussi que dès sa création les médias couvriront de louanges le créateur et sa commission, oubliant dès le lendemain son existence, et les impôts qu'elle aura générés.  
  
          Bien sûr, il n'y a aucun bénéfice à attendre d'une telle commission, à part pour ses membres. Elle appliquera un barème obscur aux jeux, en épinglera certains particulièrement violents, donnant par-là même une publicité inespérée à des productions inconnues. Le défi des marqueteurs sera alors de réussir à faire interdire son jeu aux moins de 18 ans par exemple. Effet sur le niveau de violence des jeux: hausse garantie! Quel média s'en prendra à la commission, au lieu de hurler contre la perversité des créateurs de jeu?  
  
          Mais, me direz-vous, la liberté sera sauve: il n'est point question de censure, seulement de « signalétique »(2) ou de recommandation. Alors à quoi servirait la commission, hormis les dîners de travail et les jetons de présence des membres?  
  
          Aussi quand, à la question: « La finalité de cette proposition de loi est-elle d'aboutir à la création d'une commission de censure? », le député répond très franchement: « C'est la façon dont je voudrais poser le problème », on est rassuré. La commission servira de comité de salut public, en censurant les jeux.  
  
Les belles vertus des jeux vidéos 
  
          Passons maintenant à une seconde interview, celle d'un sociologue membre du Groupe d'études sociologiques de l'Institut national de recherche pédagogique dont le sujet d'étude est l'univers du jeu vidéo. Titre de l'article: « Les jeux vidéos développent un modèle de fonctionnement néo-libéral ». Tout un programme!  
  
          Laurent Trémel commence par dénoncer les « critiques un peu convenues et psychologisantes » faites aux jeux. Exit donc les problèmes de violence et les accusations sur l'érotisme dont seraient teintés les jeux? Oui, mais pour en découvrir d'autres, plus insidieux. 
  
     « Les meilleurs jeux se jouent en équipes: ils inculquent en parallèle la solidarité, la nécessité de couverture mutuelle, d'entraide. Des valeurs qui devraient plaire à tout le monde, non? »
 
          Ainsi, quand on lui demande ce qui caractérise un bon jeu, notre sociologue se dévoile: « Je me suis intéressé aux messages idéologiques diffusés au travers des jeux vidéos ». Il fallait être à l'Institut national de recherche pédagogique pour l'inventer. La commission va-t-elle tenir compte de ce critère pour censurer? 
  
          Il ajoute: « Au-delà de la violence, il me semble que les jeux vidéos développent un modèle de fonctionnement néo-libéral ». Libéraux paranos, vraiment? 
  
          Plus loin il ajoute: « Même dans le jeu vidéo le plus violent, il va s'agir d'accumuler des ressources, d'accumuler des compétences, et de les gérer efficacement. Tout est traduit dans une perspective comptable ». Pour un « hardcore gamer » comme moi, c'est-à-dire un joueur acharné, ce genre de phrases a de quoi surprendre. Les jeux les plus en vogue font avant tout appel au sens tactique, aux réflexes, à la capacité de prise de décision, à l'entraînement... (Quake III ou CounterStrike par exemple entrent dans cette catégorie de jeux). 
  
Maîtrise de soi et responsabilité 
  
          Bien sûr, dans une certaine mesure, il s'agira de gérer des ressources. Après tout, il y a bien des problèmes de gestion de ses munitions, de ses points de vie, voire même de l'argent pour acheter des armes. Mais de là parler de « comptabilité » alors qu'il est question principalement de rapidité, de sens tactique, de sang-froid... 
  
          Ceci dit, la difficulté d'un exercice tient toujours en une rareté, à une précision dans l'accomplissement, à une maîtrise de soi, en une répétition de gestes, de séquences. Devenir « bon » dans un jeu, comme ailleurs réclame donc du « travail »: les jeux enseignent la patience, la rigueur, le tout en jouant... Évidemment une telle leçon peut paraître dure: dans les jeux, il n'y a pas de « social », pas de repêchage pour les mauvais, les timorés, les planqués, les maladroits...  
  
          Il existe d'autres catégories de jeux moins brutaux, des jeux de stratégie où l'intérêt tient dans la gestion de ressources limitées. Cependant, on imagine mal un jeu de stratégie où pour gagner il faille dilapider ses ressources, ou au contraire, un jeu dans lequel des ressources illimitées seraient disponibles. Où est alors le défi? 
  
          Mais c'est peut-être là qu'il y a problème pour notre sociologue: les jeux sont basés sur l'idée de compétition. On joue pour être bon, pour gagner, pour le prestige, toujours en s'amusant. Jouer c'est ça: imiter la vie réelle en reproduisant des situations complexes de façon simple, de manière à avoir un contrôle important sur elles, y acquérir des réflexes ou développer des stratégies pour pouvoir s'en servir ailleurs.  
  
          Je n'imagine pas que les joueurs de CounterStrike s'entraînent, bien que je sais de source sûre que certains militaires aiment abattre quelques « terroristes » de temps à autre en jouant. Cependant, apprendre à gérer une ressource rare est quelque chose que l'on fait en permanence: les jeux nous apprennent à faire des choix. Faire des choix c'est faire appel à sa liberté, et ensuite gérer les conséquences: être responsable. 
  
          Les meilleurs jeux se jouent en équipes: ils inculquent en parallèle la solidarité, la nécessité de couverture mutuelle, d'entraide. Des valeurs qui devraient plaire à tout le monde, non? Mais l'idée de compétition doit décidément être trop repoussante pour accorder aux jeux autre chose que l'étiquette « néolibérale »... 
  
Traque idéologique et paranoïa anti-libérale 
  
          Enfin le sociologue termine par un couplet sur la nécessaire attention que l'« on » doit porter aux jeux vidéos, et plus généralement sur tous les produits culturels consommés par les enfants. Pourquoi? Parce qu'ils véhiculent un « message idéologique »! 
  
          De là à imaginer que le « on » prenne la forme d'une commission gouvernementale, et Laurent Trémel rejoint Lionel Luca sur les mesures à prendre. La société, représentée par l'État, doit garantir la pureté idéologique des produits culturels à destination des enfants: ainsi, après les théâtres nationalisés(3), et les subventions au cinéma, verra-t-on des « Ateliers nationaux de l'art multimédia », chargés de produire des jeux étatiques? 
  
          En fin de compte, je n'ai pas l'impression qu'on assiste à une faillite du marché dans ce cas: les éditeurs ont créé une commission propre pour juger les jeux, et ont mis en place des alertes pour les parents sur les boîtes de jeux. Cela n'empêche pas les étatistes de vouloir plus d'intervention. 
  
          De cet exemple, on peut déduire le schéma suivant: tandis que les ennemis de la liberté diront que le marché défaille, et en appelleront à l'État pour rétablir la situation, les libéraux s'inquiéteront d'un nouveau domaine envahi par la bureaucratie, les règlements, les taxes... Quand on regarde 50 années en arrière, on peut voir que tous les États ont grossi, débordé, et finalement englobent ou encadrent des activités autrefois parfaitement libres. Le procès pour paranoïa ne sert qu'à une chose: détourner l'attention pendant que l'État grossit, bien réellement... 
  
  
1. Pierre Bouvier, « Le jeu vidéo n'est pas immoral, il est amoral », in Le Monde Interactif du 23 novembre 2002 et Marie Béloeil et Pierre Bouvier, « Les jeux vidéos développent un modèle de fonctionnement néo-libéral », in Le Monde Interactif de la même journée.
2. Indication sur l'âge minimum pour regarder un programme télévision, à la manière des « Parental Guidance » américaines.
3. Voir à ce sujet la brève sur La Page Libérale.
 
 
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