Montréal, 21 décembre 2002  /  No 116  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
LA GRANDE MASCARADE
DE L'INTÉRÊT GÉNÉRAL
 
par Jean-Louis Caccomo
  
 
          Depuis quelques années, en France, les conflits sociaux se multiplient et se durcissent, traduisant l'état de délabrement dans lequel le « dialogue social » est tombé sous l'effet de sa confiscation par quelques « partenaires sociaux » que l'État décrète représentatifs. Comme à chaque fois que l'État impose un monopole dans la gestion d'une ressource, celle-ci finit pas se tarir immanquablement.
 
          En monopolisant le « dialogue social », il a de la même manière contribué à le tarir. À travers ces conflits, les corporations concernées, notamment à l'intérieur du service public, identifient leurs revendications à la défense de l'intérêt général. Ces conflits chroniques et les « grèves préventives » à répétition se multiplient en France lorsque c'est un gouvernement de droite qui est au pouvoir. Les médias ont popularisé le terme de « troisième tour social » pour qualifier une telle situation mais on peut se poser la question de la légitimité d'un tel « troisième tour ». 
  
          La démocratie fonctionne sur le principe d'élections dont les plus importantes sont organisées sur deux tours. Il n'y a pas lieu de provoquer un « troisième tour » dans la rue au motif que le résultat issu des urnes ne correspondrait pas aux attentes des principales centrales syndicales. Il n'est pas dans le rôle et les attributions légitimes des syndicats de dicter la politique du pays. 
  
Où est l'intérêt général? 
  
          Il existe en sciences économiques une réflexion sur le concept d'intérêt général. Dans les secteurs où la concurrence peut s'exprimer, la diversité et la qualité des produits augmentent alors que les prix diminuent. Or, si nous sommes chacun des producteurs d'un bien ou service en particulier, nous sommes tous des consommateurs de biens et services en général. Et c'est finalement de cette capacité de consommation que dépend notre niveau de vie. Si l'intérêt général n'est pas la simple somme des intérêts particuliers, la somme des intérêts catégoriels des producteurs ne fait pas l'intérêt commun des consommateurs.  
  
          On peut comprendre les inquiétudes légitimes de certains producteurs qui s'empressent de diaboliser une « mondialisation » qui a, en fait, toujours existé; mais l'intérêt de certains producteurs, tout aussi légitime qu'il peut être, ne fera jamais l'intérêt général. Chaque évolution économique, technologique et sociale avantage certains producteurs et en menace d'autres. Aucun gouvernement ne peut prendre la responsabilité de ralentir cette évolution sous prétexte que certains producteurs s'en trouveraient menacés. 
  
          Dans une certaine mesure, les politiques de protection des agriculteurs, des chantiers navals, des industries textiles et sidérurgiques mises en oeuvre dans les années 1970 en Europe et en France ont contribué à notre décalage technologique vis-à-vis des États-Unis et du Japon qui se lançaient, dans cette période, à la conquête des nouvelles technologies. Les performances économiques ne se décrètent pas à l'assemblée nationale ou à Matignon; et la volonté autoritaire d'une redistribution aveugle des richesses ou d'une protection artificielle des situations acquises détériore la capacité de production de ces mêmes richesses. 
  
     « Chaque évolution économique, technologique et sociale avantage certains producteurs et en menace d'autres. Aucun gouvernement ne peut prendre la responsabilité de ralentir cette évolution sous prétexte que certains producteurs s'en trouveraient menacés. »
 
          Ce processus conduit au déclenchement d'une logique pernicieuse: arguant de la défaillance supposée des acteurs de la vie économique, l'État accroît son intervention dans le domaine économique. Cette emprise croissante du domaine de l'État sur le domaine économique constitue du même coup une entrave au bon fonctionnement de la concurrence. L'économie est aussi une question d'équilibre entre la production et répartition des richesses qui relèvent du marché et leur redistribution qui relève de l'interventionnisme étatique. 
  
          Un interventionnisme par trop excessif – et les prélèvements obligatoires pesants qui lui sont associés – brise cet équilibre. Les entreprises qui survivent et se développent malgré tout dans ce contexte font preuve d'un remarquable effort d'efficacité et d'ingéniosité. Elles doivent faire face à la pression externe de la compétition internationale et à la pression interne des contraintes réglementaires et fiscales. Il y a donc un certain culot à parler de la « défaillance » du secteur privé alors que c'est sur lui que reposent tout les ajustements que l'État n'ose plus s'imposer à lui-même. 
  
Pour un État efficace 
 
          L'économie française s'est profondément transformée depuis les quarante dernières années. Les entreprises françaises se sont modernisées et fortement internationalisées. D'une économie inflationniste repliée sur elle-même dans les années 1970, elle est devenue compétitive et ouverte depuis. Il y a dix ans encore, les entreprises françaises du secteur automobile s'inquiétaient de l'invasion des automobiles japonaises sous l'effet de la suppression des quotas imposés aux producteurs japonais. Finalement, c'est Renault qui a racheté Nissan. Par contraste, le secteur public est régi par des procédures, des textes et règlements qui datent d'après la Seconde Guerre mondiale mais la moindre tentative de réforme est perçue comme une mise en cause des « acquis sociaux ». 
  
          Les procédures de négociations salariales, basées sur la rencontre au sommet de partenaires sociaux dit « représentatifs »(1) et déclenchées par des conflits durs et répétitifs, sont elles-mêmes d'un autre temps. C'est justement parce que les biens et services publics jouent un rôle important dans le développement économique qu'ils doivent être produits et gérés de manière efficace. L'économiste n'est ni contre l'État par principe, ni contre les services publics, mais il considère que les services publics sont utiles seulement lorsqu'ils sont efficaces. Il y a lieu de rappeler un principe de base: si une fiscalité est nécessaire, elle doit être limitée au financement d'une administration nécessaire et efficace. 
  
          L'éducation nationale est utile lorsqu'elle apporte effectivement une formation à nos enfants, pas lorsqu'elle protège les professeurs. C'est seulement le jour où l'efficacité des services publics sera évaluée selon des méthodes transparentes et par des institutions indépendantes qu'il y aura un réel effort d'adaptation et de modernisation de la part du secteur public. Le service militaire national était, par exemple, une occasion unique de mesurer le niveau intellectuel d'une génération de jeunes garçons; les tests militaires constituaient une sorte de photographie instantanée intéressante de l'état des connaissances d'une classe d'âge. 
  
          Alors que les rapports officiels de l'Éducation Nationale annonçait une élévation générale et irrésistible du niveau des élèves, l'armée constatait pour sa part une montée inquiétante de l'analphabétisme, qui contribuait à mettre sur le marché de l'emploi nombres de jeunes jugés inaptes au travail. On peut gloser à l'infini sur la pertinence de ces évaluations, mais le principe même de l'expertise indépendante est incontournable. Après tout, la bourse évalue les performances des entreprises, lesquelles sont dans l'impossibilité de durablement manipuler une telle évaluation, au risque de perdre la confiance de leurs actionnaires et de leurs clients et de se mettre carrément hors-la-loi. En dernière instance, qu'on le veuille ou non, le marché prononcera la sanction ultime. 
  
          Que ce soit la récolte des impôts, la santé publique, l'éducation nationale, la défense ou la justice, l'État est responsable de missions d'intérêt général qui sont cruciales pour le développement d'une économie moderne. Sur toutes ces missions, l'État français est en crise car il ne veut ni assumer pleinement ses responsabilités, ni accepter l'évaluation objective de ses compétences et de ses performances en l'absence d'offre concurrentielle. 
  
          Toutes les réformes qui vont dans le sens de la modernisation de l'appareil de l'État sont systématiquement bloquées avec une complaisance plus ou moins active du personnel politique et des médias. Peut-on attendre des hommes et femmes politiques qu'ils réforment un système dont ils attendent carrières et avantages? Il n'est guère étonnant que la classe politique française dans son ensemble, qui provient pour l'essentiel de la fonction publique, soit l'une des rares dans le monde à s'accrocher à ce culte de l'État, dont Bastiat disait déjà qu'il représentait « cette grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde ».(2) 
  
  
1. Ainsi, près de 90 % des travailleurs ne sont pas syndiqués. S'il devait dépendre de leurs seules cotisations, lesquelles constituent un indicateur de la représentativité, les syndicats français n'existeraient plus.  >>
2. F. Bastiat, 1862 in Oeuvres Économiques, textes présentés par F. Aftalion, Presse Universitaire de France, Paris, 1983, p. 10.  >>
 
 
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