Montréal, 18 janvier 2003  /  No 117  
 
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Carl-Stéphane Huot est étudiant en génie mécanique à l'Université Laval, à Québec.
 
SCIENCES, INDUSTRIES ET SOCIÉTÉ
 
LES INGÉNIEURS, ENTRE KYOTO ET LES CONSOMMATEURS
 
par Carl-Stéphane Huot
  
Le médecin voit l'Homme dans sa plus grande faiblesse
Le théologien le voit dans ses plus grands doutes
L'avocat le voit dans sa plus grande méchanceté
Et l'ingénieur dans sa plus grande stupidité
 
–Shoppenhauer
  
  
          Tous les ingénieurs sont confrontés plus ou moins directement aux questions de gestion et d'utilisation de l'énergie. Que ce soit pour concevoir un système de climatisation, pour l'exploitation de la forêt ou la fabrication de produits, nous utilisons de l'énergie. Certes, nous devons faire tout ce qui est raisonnablement possible pour augmenter le rendement des sources d'énergie. Mais en bout de ligne, l'application concrète du Protocole de Kyoto, ratifié par le gouvernement canadien juste avant les Fêtes, dépendra des consommateurs plus que des ingénieurs. 
 
          Parce que, contrairement à une idée reçue, l'industrie dans les pays occidentaux consomme moins de 40% de l'énergie produite tandis que les consommateurs et le secteur tertiaire (services) en consomment le reste. Même si l'industrie devra certainement augmenter son efficacité énergétique dans les années qui viennent – notamment pour réduire ses coûts face à la concurrence mondiale –, les décisions ultimes concernant l'utilisation des sources d'énergie demeureront à la discrétion des consommateurs. Kyoto n'y changera pas grand-chose, parce que trop de facteurs peuvent faire varier la consommation d'énergie d'une personne ou d'une entreprise à l'autre. Et à moins de mettre un policier derrière chaque interrupteur, Kyoto sera un gigantesque coup d'épée dans l'eau.  
  
          Par exemple, la quantité d'énergie consommée pour chauffer une maison variera non seulement en fonction de la température de confort de ses habitants – qui peut facilement faire varier une facture de 15% au Canada –, mais aussi en fonction de facteurs comme l'isolation, la surface des murs exposés à l'extérieur et leur protection contre le vent. Ailleurs, ce peut être des ampoules inutilement allumées ou, dans d'autre domaines, des choix délibérés comme l'achat de véhicules utilitaires sport. Aussi, des considérations politiques viennent biaiser le débat, comme dans le cas des centrales nucléaires. 
  
Voitures économiques 
  
          L'automobiliste peut contribuer à diminuer sensiblement la consommation d'essence de son véhicule en le maintenant en ordre, en limitant sa vitesse ou en essayant de garder celle-ci aussi constante que possible. Les plus « granolas » et les plus fauchés favoriseront les transports en commun ou le covoiturage. Même si ces dernières options ne sont pas toujours possibles, l'ensemble des consommateurs possède une marge assez importante pour réduire sa consommation d'énergie. 
  
          Certains mettent beaucoup d'espoir dans les moteurs hybrides (carburant + électricité), voire même seulement électrique. Sauf que plusieurs problèmes ne sont toujours pas résolus et ne semblent pas vraiment sur le point de l'être. Le principal demeure le stockage de l'énergie. Les batteries actuelles n'ont pas une capacité énergétique suffisante(1), l'équivalent d'un plein d'essence d'une automobile moyenne nécessitant actuellement une batterie de 2,5 à 3 tonnes pour être contenu, même en tenant compte d'un meilleur rendement énergétique. 
  
          Un autre problème tient au fait que pour qu'il soit sécuritaire pour un automobiliste de faire son « plein » lui-même, il faudrait limiter la puissance transférée à 10-12 000W. Cela signifie simplement que la quantité d'énergie que l'on peut « pomper » de façon sécuritaire dans le véhicule ne doit pas excéder les 12 000 joules par seconde, qui est la définition des watts. Or, même avec un rendement énergétique global de 72%, un plein représente autour de 3 milliards de joules. Le rendement énergétique d'un moteur ou d'une centrale électrique se définit par la quantité d'énergie que l'on en retire (en travail par exemple) sur ce que l'on y met. Ainsi, si je retire 72 joules de travail pour 100 joules d'électricité que j'y mets, j'obtiens un rendement de 72%. 
  
          Typiquement, un moteur à essence a un rendement de 15%, un Diesel, 35%, une centrale thermique, 40 à 60%, et un moteur électrique, 90%. Donc, il faudrait brancher une voiture électrique pendant 70 heures pour une autonomie de 5 à 6 heures. Si nous augmentons la quantité d'énergie transférée pour réduire la durée du plein à un délai « raisonnable » d'une heure – dépendamment de l'utilisation qui est faite de l'automobile bien sûr –, il faudra envisager des transferts énergétiques de l'ordre du million de watts, très dangereux à laisser faire par un simple automobiliste non formé et impossible à réaliser chez soi avec le réseau électrique résidentiel actuel qui ne supporterait pas un tel débit d'énergie (cela représente en effet plus de 300 fois le débit moyen actuel des réseaux reliant les résidences). 
  
     « Les décisions ultimes concernant l'utilisation des sources d'énergie demeureront à la discrétion des consommateurs. Et à moins de mettre un policier derrière chaque interrupteur, Kyoto sera un gigantesque coup d'épée dans l'eau. »
 
          Ce qui fait qu'il vous faudrait absolument vous rendre à la station-service la plus près, et confier cela à un « pompiste » ayant au moins une formation d'électricien. Même moi, qui suis finissant en génie mécanique et qui ai une assez bonne base en électricité, je ne me risquerais pas à sortir d'une procédure très stricte pour brancher et débrancher l'automobile en question. Cependant, comme les ingénieurs doivent concevoir les produits en fonction du plus stupide des utilisateurs, je crains fort qu'il ne faille interdire carrément aux automobilistes de faire leur plein eux-mêmes – sous peine de sentir en permanence une petite odeur de cochon grillé flotter autour des postes d'alimentation électrique... ou de leur faire signer une décharge complète sur tout accident qui puisse arriver lors du plein.  
  
          Un autre problème provient de l'usure des batteries, qui ne peuvent supporter qu'un nombre limité de cycles de charge et de décharge. La capacité d'emmagasiner de l'énergie diminue ainsi avec chaque cycle, rendant le véhicule de moins en moins autonome. Il faudrait donc voir comment recycler ces batteries, à quelle fréquence et aussi à quel coût. Et aussi, la grande question: comment les consommateurs réagiront-ils devant toutes ces contraintes?  
  
Les avantages du nucléaire 
  
          Pour réduire les gaz à effet de serre, pour pallier l'inévitable épuisement des ressources fossiles et pour satisfaire la demande croissante des pays en développement, l'utilisation de l'énergie nucléaire sera une voie à suivre dans l'avenir. Mais par peur des différents lobbies écologistes et de l'opposition de la population, les politiciens ont en bonne partie abdiqué, y préférant souvent des centrales au gaz ou au charbon. Pourtant, dans leur obsession du nucléaire, les écologistes oublient une chose très importante: à puissance égale, une centrale au charbon émet 100 fois plus de radiations qu'une centrale nucléaire. En fait, chaque année, c'est plus de 16 500 tonnes de matière radioactive qui est émise dans l'atmosphère par le charbon consommé. Par comparaison, l'accident de Tchernobyl a laissé échapper...12 kg de matière radioactive! Donc, en moyenne chaque 23 secondes de consommation de charbon équivaut à un Tchernobyl – sans compter le haut niveau d'émissions polluantes.  
  
          Quant aux déchets radioactifs, la quantité produite pour fournir de l'énergie à une personne pour sa vie entière tient dans une canette de boisson gazeuse. Et des recherches se poursuivent pour réduire ce volume et récupérer encore plus d'énergie dans ces déchets. Pourtant, c'est la voie du gaz et non celle du nucléaire qu'a choisie le gouvernement du Québec pour implanter une nouvelle centrale à Beauharnois l'an dernier. Or, il m'a semblé comprendre que le gouvernement québécois appuyait Kyoto. Ne serait-ce qu'une façade bon chic bon genre ou une autre illustration du fait que la main gauche ignore ce que fait la main droite?  
  
          Un autre aspect a retenu mon attention ces jours-ci. Certains suggèrent en effet de privilégier l'achat local afin de diminuer la quantité d'énergie dépensée dans les transports. Cet argument doit d'abord être disséqué très attentivement avant de pouvoir être validé, car il n'y a pas que l'énergie des transports à prendre en compte dans le secteur industriel. Il y a aussi celle utilisée dans la fabrication des matières premières (extrêmement importante), celle de l'obtention des produits finis et celle d'utilisation. Ainsi, un sèche-cheveux qui se détaille à 20 $ aura environ 0,60 $ de carburant de transport dans son coût, tandis qu'il en coûtera plus de 100 $ d'électricité si on s'en sert en moyenne 30 minutes par jour pendant cinq ans.  
  
          La mondialisation en cours oblige de plus les industriels à être économes dans tous les domaines, que ce soit dans l'économie de matière première, dans le choix des machines, et ainsi de suite. Un exemple frappant me vient à l'esprit. Dans sa défense des régions du Québec, le chanteur Richard Desjardins a mentionné qu'à cause de la grande compétitivité du secteur de l'exploitation forestière, nous étions aujourd'hui capables de sortir 5 fois plus de bois avec la même main-d'oeuvre qu'il y a quelques années. Cela est dû à des machines beaucoup plus puissantes certes, mais qui sont moins gloutonnes en carburant, puisqu'une grosse machine qui fait le travail de 5 petites ne consommera pas autant de carburant, pour la même quantité de travail accompli.  
  
          De plus, à la demande des consommateurs, les industries visent de plus en plus une plus grande efficacité énergétique. Il n'est pas du tout évident qu'une politique systématique « d'achat chez nous » forcerait autant la main aux industriels locaux pour qu'ils réduisent cette consommation énergétique « cachée » 
  
          Mentionnons enfin que l'industrie des transports fait de gros efforts pour réduire la consommation d'énergie nécessaire au fonctionnement de ses moteurs. Par exemple, les moteurs marins sont passés d'une consommation de 200-250g/KWh à une consommation de 155-185g/KWh en un quart de siècle(2). Bref, je me demande si cet argument de l'achat chez nous ne relève pas plus du nationalisme économique que de la saine gestion des ressources énergétiques.  
  
Nouvelles technologies 
  
          De nouvelles technologies pointent déjà pourtant à l'horizon pour augmenter le rendement de nos sources énergétiques. Quelques jours avant Noël, la NASA a annoncé la mise au point d'un nouveau système anti-pollution pour les automobiles permettant de réduire les émissions de polluants d'environ 30%. Aussi, de nouvelles technologies pour les centrales thermiques, permettant d'emprisonner le carbone des émissions de CO2 dans l'amiante et d'autres types de roches sont disponibles, mais les ingénieurs sont encore incapables d'extraire ce carbone de la roche sans le retransformer en gaz carbonique, ce qui rend caduque toute idée de piège à carbone.  
  
          Pour ce qui est des moteurs, une percée récente a priori très intéressante a été réalisée avec la mise au point de la quasi-turbine(3). Le brevet pour ce moteur a été obtenu voici deux ans à peine, mais suscite déjà un très grand intérêt. Selon ses inventeurs, la quasi-turbine peut fonctionner avec tous les carburants actuellement disponibles, en plus de la vapeur et de l'air comprimé. Elle peut aussi s'adapter à toutes les gammes de puissance – de quelques watts à plusieurs centaines de mégawatts – et s'adapter à toutes les utilisations, en diminuant sensiblement les problèmes causés soit par les moteurs à pistons, soit par les turbines. Enfin, elle est beaucoup plus simple, avec son nombre réduit de pièces. Son rendement réel global serait de l'ordre de deux fois celui des moteurs à pistons, sa masse au moins quatre fois moindre et sa vibration pratiquement nulle. Il suffit d'ajuster les paramètres de conception selon l'usage et le type de carburant. Il s'agit maintenant pour les consommateurs et écologistes de mettre encore plus de pression sur les industries automobile et énergétique pour les pousser à adopter ce changement technologique.  
  
          Ailleurs, d'autres types de matériaux sont en train d'émerger tranquillement, notamment du côté des composites. Par exemple, j'ai travaillé cet automne sur un matériau à base de géopolymères et de fibre de carbone, qui, à résistance, poids et prix équivalents, est entre 2 et 5 fois plus performant que l'acier et l'aluminium. Concrètement, j'ai pu concevoir avec ce composite une superstructure de navire à passagers 15 fois plus légère que la même structure en acier, et sauver un demi million de tonnes de carburant sur la vie d'un seul navire de croisière, en plus d'autres gains majeurs de poids dans la structure. De plus, ces composites sont résistants à très haute température – le plus performant dépasse les 1300°C, contre environ 650°C pour l'acier utilisé dans les centrales thermiques. Compte tenu de cela, le rendement maximal d'une centrale électrique au carburant pourrait passer de 55 à 75% environ, un gain de plus de 25%.  
  
          Les adversaires du progrès que sont généralement les écologistes négligent toute la recherche qui se fait directement ou indirectement dans le secteur énergétique et s'accrochent à des chimères qui sont loufoques pour quiconque connaît un tant soit peu les possibilités et limites des la technologie. Un fait demeure: nous aurons toujours besoin d'énergie pour maintenir voire améliorer notre qualité de vie. Nous ne sommes pas en perdition, même si les hydrocarbures devaient disparaître à relativement court terme. Cependant, il n'en demeure pas moins que le signal ultime viendra des citoyens et ce qu'ils feront de l'énergie qu'ils choisiront de consommer.  
  
  
1. La capacité énergétique se calcule soit en quantité d'énergie par volume (m³ ou litre), soit par unité de masse (kg).  >>
2. La limite haute est pour les moteurs de faible puissance unitaire et la limite basse pour les moteurs de forte puissance unitaire.  >>
3. Voir entre autres: http://quasiturbine.promci.qc.ca>>
 
 
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