Portrait
controversé
Au pays, plus de 14 000 personnes ont dit résider temporairement
en refuge lors du recensement de 2001. Il s'agit du tout premier
portrait pancanadien des personnes vivant en « logements
collectifs » (centres de soins de longue durée,
hôpitaux, hôtels, refuges pour sans-abri et autres établissements
de logement temporaire) aux dires de Statistique Canada. On s'en doute,
les travailleurs sociaux qui oeuvrent dans ce domaine, au lendemain de
l'annonce, se sont indignés: « Ce portrait est
dangereusement trompeur! » ont clamé en choeur.
Bien sûr, les intervenants sociaux ont intérêt à
ce que les statistiques soient impressionnantes. Plus elles le sont, plus
les différents paliers de gouvernement et les politiciens en mal
d'intervention sont justifiés de sortir le grand chéquier
collectif (voir BIAS: COMMENT LES MÉDIAS
DÉFORMENT LA RÉALITÉ, le QL,
no 106). Alors, ils se font un devoir de dénoncer
les « reculs » en matière de portraits
de la situation et diffusent des chiffres élevés qui légitiment
leur existence – quitte à exagérer un peu! Petits chiffres,
gros chiffres, personne ne fait la différence de toute façon.
Ainsi, selon différentes études, le nombre d'itinérants
au pays se situeraient quelque part entre 250 000 et 500
000, de dire Pam Kapoor de l'Organisation nationale anti-pauvreté(1).
Même si les chiffres avancés par StatsCan ne tiennent pas
compte des milliers de sans-abri hébergés dans les centres
d'hébergement du YMCA ou du YWCA ou dans les chambres de motels
où l'on envoie les sans-abri des grandes villes lorsqu'on manque
de places dans les refuges, 500 000 personnes, c'est du monde!
J'aurais tendance à croire que la réalité s'approche
davantage du 15 000 que du demi million, mais bon... Je
ne suis pas spécialiste. En plus des statistiques revues
à la baisse, il y a autre chose qui fait tiquer les intervenants
sociaux: notre rapport à l'itinérance. Il serait incorrect.
S'il a déjà été acceptable de repousser les
quêteux et les robineux trop entreprenants, tout en leur criant des
noms, ça ne l'est plus. Les sans-abri qui nous assaillent ici et
là sont des êtres comme les autres qui méritent notre
plus grand respect.
Sensibilisation
itinérante
C'est ce que pensent les fondatrices de Trigone Animation, une firme de
« marketing social » à but
non lucratif, qui se sont données comme mandat de réaliser,
produire et diffuser des messages exposant des réalités sociales
à des publics bien ciblés. C'est parce que les sans-abri
sont trop souvent victimes d'intolérance qu'elles ont lancé
la campagne « Solidaire face à l'itinérance
». Elles espèrent ainsi nous sensibiliser «
aux réalités des personnes itinérantes et permettre
une acceptation non passive et positive de cette réalité
»(2).
Vous avez tendance à manquer de respect envers les mendiants et
les squeegees? Vous faites partie du public ciblé!
« Les gens ne savent pas à quel point leur froideur
ou leur mépris des sans-abri qu'ils croisent dans la rue les affectent
», soutient Marie-Odile Demay de Goustine, fondatrice de l'organisme(3).
Une telle campagne peut-elle changer la donne? Marie-Dominique Michaud,
directrice générale, l'espère. Elle précise
toutefois qu'il ne faudra pas s'attendre à ce que ses résultats
se mesurent en terme de dollars, mais plutôt « en
nombre de sourires et en petits gestes d'ouverture »
à l'endroit des sans-abri. Les sourires, c'est bien beau, mais en
attendant, c'est quand même vous et moi qui allons payer la grande
part des 2 millions $ que coûtera l'entreprise de sensibilisation(4).
« Depuis quelques années, les intervenants sociaux utilisent
le concept du "droit à la différence" pour excuser un tas
de comportements marginaux, voire anti-sociaux, chez ceux qu'ils appellent
les victimes de la société. Mais qu'advient-il du "droit
à l'indifférence"? » |
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Mais comme il n'y a pas que l'argent dans la vie, nous pourrons nous consoler
en regardant trois belles pubs sociétales diffusées jusqu'en
avril à la télévision et au cinéma. Sous forme
de bande dessinée, elles développeront autant de grands thèmes:
1) l'itinérance n'est pas véritablement un choix; 2) les
gens sont de plus en plus vulnérables à l'exclusion; et 3)
les préjugés sont un puissant moteur d'exclusion. Et comme
toutes les publicités sociétales, elles s'adresseront à
un public très ciblé, celui des hommes (encore nous), jeunes
professionnels et retraités.
Parallèlement, on pourra s'attendre à voir une prolifération
d'articles et de reportages sur le sujet durant ces quatre mois. Des intervenants
et des spécialistes des différents milieux touchant cette
problématique mèneront une vaste campagne de relations publiques
auprès des médias de masse et des groupes de travailleurs
amenés à côtoyer malgré eux les «
personnes en situation d'itinérance »
(personnel d'urgences, commis de caisses populaires et de banques, associations
de commerçants, etc.), question de générer encore
plus de « sourires » et de « petits
gestes d'ouverture » à l'endroit des sans-abri.
Et
si je m'en fiche?
Depuis quelques années, les intervenants sociaux utilisent le concept
du « droit à la différence »
pour excuser un tas de comportements marginaux, voire anti-sociaux, chez
ceux qu'ils appellent les victimes de la société. Mais qu'advient-il
du « droit à l'indifférence »?
Si je me promène rue Sainte-Catherine et que je veux ignorer les
squeegees avachis sur les trottoirs qui m'interpellent, n'est-ce pas là
mon droit? Si je veux avoir une petite pensée mesquine à
leur endroit lorsqu'ils me demandent de l'argent, n'est-ce pas mon droit?
Tant que je ne porte pas atteinte à leur personne, j'ai le droit
de faire ou de penser ce que je veux, non?
Si ces gens ne sont pas contents de l'image qu'ils projettent dans la tête
des passants, qu'ils s'arrangent pour la changer. Au risque de sonner cliché,
qu'ils se lèvent le derrière et qu'ils se trouvent un boulot
– quoique c'est un « pensez-y bien! »
Le « métier » de quêteux est très
payant. Les « pôvres », ils ne paient pas
d'impôt, eux... Et si les dames de Trigone machin ne sont pas contentes
de l'image que projettent les sans-abri dans la population, qu'elles s'arrangent
pour la changer avec leur fric.
Pourquoi devrais-je respecter quelqu'un qui ne respecte même pas
le système économique dans lequel je vis? Pour la plupart
de ces drop out sociaux, le « système »
est pourri « parce qu'y laisse pas assez de place pour
l'originalité pis l'amour... » Si je n'adhère
pas à cette vision débile de la réalité, pourquoi
est-ce que je devrais la respecter? Pourquoi est-ce que je devrais encourager
un sans-abri à demeurer dans son « état
d'oppression » en lui jetant un trente sous par la tête?
Est-il, lui, « solidaire face à la normalité
»?
Si les itinérants ont le « droit » de ne
rien faire de leur peau – avec toutes les dépenses publiques reliées
à leur condition que ça entraîne –, j'ai le droit en
tant que citoyen payeur de taxes de les ignorer et d'en penser ce que je
veux. S'ils ont le droit d'être « différents »,
j'ai le droit d'être « indifférent »
(et je ne parle pas ici des sans-abri qui n'ont visiblement pas toute leur
tête et qui ne savent même pas qu'ils sont dans la rue. La
désinstitutionnalisation, c'est une autre paire de manches).
Il y a toujours eu des sans-abri (des « exclus »
comme on dit dans les milieux « progressistes »)
et il y en aura toujours. Comme l'écrivait Guy Sorman en 1998 dans
Une belle journée en France: « Auparavant,
dans les sociétés classiques où la misère était
beaucoup plus répandue que maintenant, le marginal pouvait être
recueilli dans la communauté, le clan, le village, l'église,
la famille, l'armée. Ces réseaux anciens ne le rendaient
pas nécessairement moins marginal, moins malheureux, moins exclu;
mais ils le rendaient moins visibles. »(5)
Mais depuis que l'État a détruit toutes ces structures communautaires
volontaires pour les remplacer – moins bien et à coûts plus
élevés – par des services étatiques financés
par l'impôt, on tente de nous faire croire que « c'est
la société » qui a exclu les «
exclus ». Et que cette même société leur
doit réparation – dans ce cas-ci, respect. Puisque nous formons
vous et moi la société, on nous demande de nous sentir solidaires
et responsables de cette réalité. On nous demande de faire
quelque chose pour y remédier. Or, ce sont les exclus qui se sont
exclus eux-mêmes de la société en la rejetant. Pas
nous. Pourquoi ne pas tenter de modifier leurs perceptions à
eux au lieu de tenter de modifier les nôtres?
1.
Sue Bailey, « Les chiffres sur les sans-abri trompeurs? »,
La Presse, 5 novembre 2002. >> |
2.
Trigone Animation, « L'itinérance:
une fleur contre les préjugés » (fichier PDF),
Mai 2002. >> |
3.
Karim Benessaieh, « "Un p'tit sourire, s'il vous plaît"
Une firme de marketing "engagée" en campagne d'aide aux sans-abri
», La Presse, 15 janvier 2003, p. E-1.
>> |
4.
Les coûts seront assumés par plusieurs ministères québécois
(Affaires municipales et Métropole, Santé et Services sociaux,
Finances, Solidarité sociale, Enfance et Famille, Régions);
par la Ville de Montréal; l'Initiative de Partenariat en Action
Communautaire; la Régie régionale de la Santé et des
Services sociaux Montréal-Centre; le Fonds de la jeunesse du Québec;
la Société d'Habitation du Québec; ainsi qu'une centaine
de partenaires communautaires, publics et parapublics; et par les Cinéplex
Odéon (300 000$), Alliance Atlantis Vivafilm, Remstar Distribution,
Zuno Films, Cinéma Beaubien (nd); Popcorn Communications Films (10%
de la valeur de l'achat média); Le Journal de Montréal
(45 000$); MTI Groupe Conseil (20 000$); Joli-Coeur, Lacasse et associés
(7 000$); et Cossette Communications (7 000$). >> |
5.
Guy Sorman, Une belle journée en France, Paris, Fayard, 1998,
p. 59. >> |
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