Les
connaissances et l'État
Il existe au moins deux grandes raisons qui remettent en cause le mythe
du monopole de l'État dans la production des connaissances sous
le prétexte que les connaissances ne sauraient être des biens
privés. D'une part, sur le plan international, on constate que les
États ne sont pas les seuls à s'intéresser à
la recherche et que les firmes ont toujours participé activement
au financement et à l'avancement de la R&D. Carl Duisberg créa
dans les années 1890 un laboratoire industriel à la pointe
du progrès et fut l'un des pionniers de la rationalisation de la
recherche-développement dans le domaine balbutiant de la chimie
des colorants, contribuant au développement foudroyant de l'industrie
chimique allemande.
Dans cette période, les industriels prennent conscience des possibilités
de l'électricité: Edison invente la lampe à incandescence,
Gramme, le moteur électrique et Siemens, la locomotive électrique.
Par leur choix d'innovation, ces entrepreneurs sont à l'origine
de l'émergence de nouveaux secteurs et de nouvelles industries qui
alimentent la croissance économique dans un processus auto-entretenu.
Plus près de nous, Bill Gates a participé à la mise
en place d'une industrie micro-informatique mondiale qui a nourrit, avec
les bio-technologies et la génétique, la croissance de la
fin du XXe siècle(2).
Ainsi, avant de tomber un jour dans le domaine public, une connaissance
a d'abord été produite ou créé par des individus
en particulier. Dans ce processus de création de connaissances nouvelles,
les acteurs privés ont toujours joué un rôle essentiel(3).
D'autre part, il apparaît que la science seule ne fait pas l'innovation
et que les États qui prétendent monopoliser la recherche
en évinçant les acteurs privés prennent le risque
de briser le ressort de l'innovation et de sa diffusion. Ainsi, les pays
qui ont annihilé le jeu du marché n'ont sans doute pas perdu
leur rang dans les domaines de la science et de la recherche académique
mais ils ont bloqué à l'intérieur de leur territoire
toute dynamique de transformation de la science en technologies utilisables
par les agents économiques. En son temps, l'URSS a sacrifié
dans un contexte de guerre froide son économie civile pour financer
des programmes scientifiques prestigieux et politiques aux retombées
économiques pour le moins douteuses.
À un moindre degré, le fait que la R&D publique représente,
en France, la part essentielle de la R&D totale explique en grande
partie le « paradoxe français »
soulevé par la Commission européenne et selon lequel la France
obtient de faibles retombées technologiques en termes d'innovation
et de brevets eu égard aux sommes engagées dans les programmes
de recherche publique. Il y a là une sorte « d'effet
d'éviction technologique »: en monopolisant la
recherche, l'État étrangle le champ de la recherche privée.
Même le capital-risque en France est en grande partie aux mains d'acteurs
financiers traditionnels qui sont peu enclins à prendre le risque
de financer des entreprises innovatrices. Plus grave encore, en asphyxiant
l'économie, l'emprise étatique tarit la ressource fiscale,
fragilisant les sources même de financement de la recherche publique(4).
Surestimer
le pouvoir des décideurs publics
Nos organisations de recherche sont structurées et financées
par les pouvoirs publics qui considèrent qu'il appartient à
l'État de dessiner le futur et piloter le changement technologique.
C'est une vision instrumentaliste du changement technologique qui tend
à surestimer le pouvoir des décideurs publics en ce domaine.
Il est vrai que la théorie économique moderne s'est développée
sur l'analyse des « défaillances du marché
». Cependant, dans le contexte théorique dominant dont
le prix Nobel Stiglitz se fait l'ardent défenseur, ces «
défaillances » supposées sont définies
en référence à un idéal de « concurrence
pure et parfaite » tellement réducteur que la
concurrence ainsi définie n'existe pratiquement pas dans la réalité.
À l'aulne des critères de « concurrence
pure et parfaite », il n'y aurait que des marchés
imparfaits dans la réalité. Cette représentation académique
dominante n'est pas de nature à nous fournir une représentation
fidèle de la réalité du phénomène concurrentiel
mais réhabilite à coup sûr l'interventionnisme des
pouvoirs publics. Les décideurs politiques s'appuient sur cette
représentation abstraite de la concurrence – notamment dans l'élaboration
des lois sur la concurrence – pour en déduire que ce sont les marchés
réels qui sont défaillants et non la théorie qui est
peu réaliste. Si presque tous les marchés sont défaillants,
alors il convient à l'État de les corriger pour mieux les
réguler. Dans cette vision académique, les marchés
ne seraient pas de nature à susciter un effort optimal en matière
de R&D. Cependant, la notion de « défaillance
du marché » n'implique aucunement la non-défaillance
des pouvoirs publics.
« Imaginons que la mission de créer un réseau informatique
mondial eût été à la charge des États.
Ceux-ci seraient sans doute encore en train de négocier des détails
tels la langue officielle, les normes techniques, l'origine des matériels
et des logiciels, le contenu du réseau, etc. » |
|
Si l'analyse économique montre pourquoi, dans certains cas, le fonctionnement
du marché n'est pas optimal, elle révèle aussi que,
pour les mêmes raisons, l'intervention publique n'est pas non plus
la plus apte à corriger ces défaillances. En clair, si l'affaire
ENRON a mis en évidence les défaillances du marché,
l'affaire du Crédit lyonnais en son temps ou le déficit record
de France Télécom aujourd'hui ont révélé
les limites de la gestion publique. Par ailleurs, les domaines fortement
réglementés et contrôlés par des monopoles publics
ne sont donc pas exempts de défaillances (justice, santé,
éducation, agriculture).
Dans certains cas, les acteurs privés viennent pallier aux défaillances
constatées des pouvoirs publics. Les monopoles publics sont mis
en question s'il s'avère qu'un monopole public est plus coûteux
et moins efficace qu'un marché encadré. Si le marché
se généralise dans la production des biens et services, c'est
qu'il s'avère un puissant instrument de régulation de l'offre
et de la demande, malgré ses défaillances réelles
qu'il ne s'agit pas de contester. Tout le monde sait que le monde réel
n'est pas et ne sera jamais un monde idéal. On pourrait dire du
marché ce que Churchill disait de la démocratie: «
c'est le pire des systèmes à l'exception des autres
».
Mais, l'expérience de la crise de l'électricité en
Californie a montré que la prétention régulatrice
de l'État est ambiguë: si les pouvoirs publics contrôlent
les prix et statuent sur les décisions d'investissement comme c'est
la cas en Californie où il faut une autorisation administrative
pour construire de nouvelles centrales thermiques, alors il y a peu de
chance que l'offre et la demande s'ajustent en cas de chocs toujours imprévisibles,
et ce, même si les opérateurs sont des acteurs privés.
Ce n'est pas une limite inhérente au marché. C'est une conséquence
logique et prévisible d'un dérèglement de marché
résultant d'une réglementation par nature rigide. C'est dans
cette perspective qu'il convient de repenser la répartition des
rôles entre État, les marchés, et les acteurs industriels
car la répartition des rôles est toujours préférable
au mélange des compétences.
Le
monopole étouffe l'innovation
Mais, cessons que croire que le jeu du marché n'est pas de nature
à faire émerger des innovations car c'est ce présupposé
qui imprègne fortement la culture des chercheurs dans le secteur
public. C'est le monopole qui étouffe l'innovation. Les modèles
de dynamique économique montrent le lien étroit qui existe
entre innovation et compétition d'une part, innovation et prix d'autre
part. Un des effets du choc pétrolier a été que les
consommateurs de pétrole ont cherché à économiser
la ressource devenue plus chère. C'est une des lois de l'innovation:
celle-ci survient à la suite de modification des prix relatifs,
notamment lorsque l'on cherche à utiliser de manière moins
intensive une ressource devenue plus coûteuse. Il est probable que
la ressource rare sera demain l'environnement et les innovations conduiront
à utiliser de moins en moins de ressources dites naturelles. Cette
adaptation des comportements de consommation poussant à l'innovation,
il apparaît essentiel de laisser fluctuer librement les prix car
les comportements sont sensibles aux prix.
Les consommateurs ne changent pas leur comportement sous l'effet d'une
directive du gouvernement, mais sous l'effet d'une directive bien plus
contraignante et puissante: les prix. Or, c'est la fonction du marché
que de transmettre cette information en laissant fluctuer les prix. Par
ailleurs, les producteurs cherchent à se singulariser, à
se démarquer lorsqu'ils évoluent dans un contexte de concurrence.
Dans ce cas, l'innovation est le moyen pour les producteurs les plus dynamiques
d'échapper, pour un temps limité, à la pression concurrentielle.
Si cette pression n'existe plus, l'incitation à innover disparaît
du même coup. Sans sous-estimer les limites réelles à
l'action des marchés, il convient de ne pas tomber dans l'erreur
inverse consistant à surestimer la capacité régulatrice
des pouvoirs publics, notamment dans le domaine de l'innovation.
C'est sans doute le présupposé selon lequel l'État
aurait vocation à prévoir et à piloter les trajectoires
technologiques de demain qui est à l'origine de notre retard chronique
en ce domaine. Dans les années 70, IBM lui-même, précurseur
et géant de l'informatique mondial, ne croyait pas au potentiel
de la micro-informatique. Les acteurs privés ne sont donc pas plus
clairvoyants que les opérateurs publics. Mais, le jeu de la concurrence
effective ou potentielle – c'est-à-dire la possibilité d'entrer
sur un marché pour des nouvelles entreprises ce qu'interdit un monopole
public – oblige les acteurs privés à corriger leurs anticipations
et à réviser leurs choix stratégiques malgré
eux. C'est de ce processus de correction, de tâtonnements incessants,
de révision stratégique qu'émergent les trajectoires
technologiques. Personne n'a contrôlé le développement
du réseau Internet, mais c'est justement pour cela qu'il s'est développé.
Imaginons que la mission de créer un réseau informatique
mondial eût été à la charge des États,
ceux-ci seraient sans doute encore en train de négocier de la langue
officielle, des normes techniques, de l'origine des matériels et
des logiciels, du contenu du réseau, etc.
L'innovation menace toujours des positions acquises avant de susciter des
promesses; l'innovation suscite des craintes plutôt que des espoirs.
Si elle était pilotait par l'État, personne n'en voudrait
et l'État ne prendrait pas le risque de mécontenter tout
le monde sauf à imposer un choix technologique (comme dans le cas
du nucléaire en France). L'État français refusa en
son temps le soutien à Denis Papin pour développer son prototype
de machine à vapeur qui inquiétait nombre de corporations
de métiers. Et Watt déposa le brevet en Angleterre... Si
l'État définit des cadres à l'intérieur desquels
peut s'exercer le processus concurrentiel, le changement technologique
en sera stimulé. Si l'État prétend réguler
l'innovation, il prend le risque de tuer dans l'oeuf le processus concurrentiel
qui est à l'origine même de la dynamique de diffusion des
innovations.
1.
Cité par Laurent A., La philosophie libérale. Histoire
et actualité d'une tradition intellectuelle, Les Belles Lettres,
Paris, p. 190, 2002. >> |
2.
Voir La croissance économique dans le long terme, sous la
direction de C. Diebolt et J. L. Escudier, L'Harmattan, Paris, 2002.
>> |
3.
Ce qui est vrai pour les connaissances est d'ailleurs tout aussi valable
pour l'argent. Avant qu'il soit prélevé et géré
par l'État, l'argent public a toujours et d'abord été
de l'argent privé. >> |
4.
Ainsi, le budget de R&D privée de la compagnie IBM est supérieur
au budget de recherche publique de l'ensemble du CNRS. >> |
|