Montréal, 15 février 2003  /  No 119  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
LA RECHERCHE PUBLIQUE EN FRANCE: L'ENJEU DE SON OUVERTURE ET DE SA RÉFORME
 
par Jean-Louis Caccomo
  
      « Il est fort inutile que l'autorité se mêle d'encourager ce qui est nécessaire. Il lui suffit de ne pas l'entraver. »
 
–Benjamin Constant(1)
  
 
          Il existe une forte tradition en France, qui a présidé à la création du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), selon laquelle l'État aurait vocation à piloter le changement technologique dans le cadre d'un planification indicative. L'ouverture des économies et la dimension transnationale de la recherche et de la diffusion des connaissances dans un contexte de compétition technologique intense font toutefois aujourd'hui voler ce dogme en éclat.
 
Les connaissances et l'État
 
          Il existe au moins deux grandes raisons qui remettent en cause le mythe du monopole de l'État dans la production des connaissances sous le prétexte que les connaissances ne sauraient être des biens privés. D'une part, sur le plan international, on constate que les États ne sont pas les seuls à s'intéresser à la recherche et que les firmes ont toujours participé activement au financement et à l'avancement de la R&D. Carl Duisberg créa dans les années 1890 un laboratoire industriel à la pointe du progrès et fut l'un des pionniers de la rationalisation de la recherche-développement dans le domaine balbutiant de la chimie des colorants, contribuant au développement foudroyant de l'industrie chimique allemande.  
 
          Dans cette période, les industriels prennent conscience des possibilités de l'électricité: Edison invente la lampe à incandescence, Gramme, le moteur électrique et Siemens, la locomotive électrique. Par leur choix d'innovation, ces entrepreneurs sont à l'origine de l'émergence de nouveaux secteurs et de nouvelles industries qui alimentent la croissance économique dans un processus auto-entretenu. Plus près de nous, Bill Gates a participé à la mise en place d'une industrie micro-informatique mondiale qui a nourrit, avec les bio-technologies et la génétique, la croissance de la fin du XXe siècle(2). Ainsi, avant de tomber un jour dans le domaine public, une connaissance a d'abord été produite ou créé par des individus en particulier. Dans ce processus de création de connaissances nouvelles, les acteurs privés ont toujours joué un rôle essentiel(3). 
 
          D'autre part, il apparaît que la science seule ne fait pas l'innovation et que les États qui prétendent monopoliser la recherche en évinçant les acteurs privés prennent le risque de briser le ressort de l'innovation et de sa diffusion. Ainsi, les pays qui ont annihilé le jeu du marché n'ont sans doute pas perdu leur rang dans les domaines de la science et de la recherche académique mais ils ont bloqué à l'intérieur de leur territoire toute dynamique de transformation de la science en technologies utilisables par les agents économiques. En son temps, l'URSS a sacrifié dans un contexte de guerre froide son économie civile pour financer des programmes scientifiques prestigieux et politiques aux retombées économiques pour le moins douteuses.  
 
          À un moindre degré, le fait que la R&D publique représente, en France, la part essentielle de la R&D totale explique en grande partie le « paradoxe français » soulevé par la Commission européenne et selon lequel la France obtient de faibles retombées technologiques en termes d'innovation et de brevets eu égard aux sommes engagées dans les programmes de recherche publique. Il y a là une sorte « d'effet d'éviction technologique »: en monopolisant la recherche, l'État étrangle le champ de la recherche privée. Même le capital-risque en France est en grande partie aux mains d'acteurs financiers traditionnels qui sont peu enclins à prendre le risque de financer des entreprises innovatrices. Plus grave encore, en asphyxiant l'économie, l'emprise étatique tarit la ressource fiscale, fragilisant les sources même de financement de la recherche publique(4). 
 
Surestimer le pouvoir des décideurs publics
 
          Nos organisations de recherche sont structurées et financées par les pouvoirs publics qui considèrent qu'il appartient à l'État de dessiner le futur et piloter le changement technologique. C'est une vision instrumentaliste du changement technologique qui tend à surestimer le pouvoir des décideurs publics en ce domaine. Il est vrai que la théorie économique moderne s'est développée sur l'analyse des « défaillances du marché ». Cependant, dans le contexte théorique dominant dont le prix Nobel Stiglitz se fait l'ardent défenseur, ces « défaillances » supposées sont définies en référence à un idéal de « concurrence pure et parfaite » tellement réducteur que la concurrence ainsi définie n'existe pratiquement pas dans la réalité.  
 
          À l'aulne des critères de « concurrence pure et parfaite », il n'y aurait que des marchés imparfaits dans la réalité. Cette représentation académique dominante n'est pas de nature à nous fournir une représentation fidèle de la réalité du phénomène concurrentiel mais réhabilite à coup sûr l'interventionnisme des pouvoirs publics. Les décideurs politiques s'appuient sur cette représentation abstraite de la concurrence – notamment dans l'élaboration des lois sur la concurrence – pour en déduire que ce sont les marchés réels qui sont défaillants et non la théorie qui est peu réaliste. Si presque tous les marchés sont défaillants, alors il convient à l'État de les corriger pour mieux les réguler. Dans cette vision académique, les marchés ne seraient pas de nature à susciter un effort optimal en matière de R&D. Cependant, la notion de « défaillance du marché » n'implique aucunement la non-défaillance des pouvoirs publics. 
  
 
     « Imaginons que la mission de créer un réseau informatique mondial eût été à la charge des États. Ceux-ci seraient sans doute encore en train de négocier des détails tels la langue officielle, les normes techniques, l'origine des matériels et des logiciels, le contenu du réseau, etc. »
   
          Si l'analyse économique montre pourquoi, dans certains cas, le fonctionnement du marché n'est pas optimal, elle révèle aussi que, pour les mêmes raisons, l'intervention publique n'est pas non plus la plus apte à corriger ces défaillances. En clair, si l'affaire ENRON a mis en évidence les défaillances du marché, l'affaire du Crédit lyonnais en son temps ou le déficit record de France Télécom aujourd'hui ont révélé les limites de la gestion publique. Par ailleurs, les domaines fortement réglementés et contrôlés par des monopoles publics ne sont donc pas exempts de défaillances (justice, santé, éducation, agriculture).  
 
          Dans certains cas, les acteurs privés viennent pallier aux défaillances constatées des pouvoirs publics. Les monopoles publics sont mis en question s'il s'avère qu'un monopole public est plus coûteux et moins efficace qu'un marché encadré. Si le marché se généralise dans la production des biens et services, c'est qu'il s'avère un puissant instrument de régulation de l'offre et de la demande, malgré ses défaillances réelles qu'il ne s'agit pas de contester. Tout le monde sait que le monde réel n'est pas et ne sera jamais un monde idéal. On pourrait dire du marché ce que Churchill disait de la démocratie: « c'est le pire des systèmes à l'exception des autres ». 
 
          Mais, l'expérience de la crise de l'électricité en Californie a montré que la prétention régulatrice de l'État est ambiguë: si les pouvoirs publics contrôlent les prix et statuent sur les décisions d'investissement comme c'est la cas en Californie où il faut une autorisation administrative pour construire de nouvelles centrales thermiques, alors il y a peu de chance que l'offre et la demande s'ajustent en cas de chocs toujours imprévisibles, et ce, même si les opérateurs sont des acteurs privés. Ce n'est pas une limite inhérente au marché. C'est une conséquence logique et prévisible d'un dérèglement de marché résultant d'une réglementation par nature rigide. C'est dans cette perspective qu'il convient de repenser la répartition des rôles entre État, les marchés, et les acteurs industriels car la répartition des rôles est toujours préférable au mélange des compétences. 
 
Le monopole étouffe l'innovation
 
          Mais, cessons que croire que le jeu du marché n'est pas de nature à faire émerger des innovations car c'est ce présupposé qui imprègne fortement la culture des chercheurs dans le secteur public. C'est le monopole qui étouffe l'innovation. Les modèles de dynamique économique montrent le lien étroit qui existe entre innovation et compétition d'une part, innovation et prix d'autre part. Un des effets du choc pétrolier a été que les consommateurs de pétrole ont cherché à économiser la ressource devenue plus chère. C'est une des lois de l'innovation: celle-ci survient à la suite de modification des prix relatifs, notamment lorsque l'on cherche à utiliser de manière moins intensive une ressource devenue plus coûteuse. Il est probable que la ressource rare sera demain l'environnement et les innovations conduiront à utiliser de moins en moins de ressources dites naturelles. Cette adaptation des comportements de consommation poussant à l'innovation, il apparaît essentiel de laisser fluctuer librement les prix car les comportements sont sensibles aux prix.  
 
          Les consommateurs ne changent pas leur comportement sous l'effet d'une directive du gouvernement, mais sous l'effet d'une directive bien plus contraignante et puissante: les prix. Or, c'est la fonction du marché que de transmettre cette information en laissant fluctuer les prix. Par ailleurs, les producteurs cherchent à se singulariser, à se démarquer lorsqu'ils évoluent dans un contexte de concurrence. Dans ce cas, l'innovation est le moyen pour les producteurs les plus dynamiques d'échapper, pour un temps limité, à la pression concurrentielle. Si cette pression n'existe plus, l'incitation à innover disparaît du même coup. Sans sous-estimer les limites réelles à l'action des marchés, il convient de ne pas tomber dans l'erreur inverse consistant à surestimer la capacité régulatrice des pouvoirs publics, notamment dans le domaine de l'innovation. 
 
          C'est sans doute le présupposé selon lequel l'État aurait vocation à prévoir et à piloter les trajectoires technologiques de demain qui est à l'origine de notre retard chronique en ce domaine. Dans les années 70, IBM lui-même, précurseur et géant de l'informatique mondial, ne croyait pas au potentiel de la micro-informatique. Les acteurs privés ne sont donc pas plus clairvoyants que les opérateurs publics. Mais, le jeu de la concurrence effective ou potentielle – c'est-à-dire la possibilité d'entrer sur un marché pour des nouvelles entreprises ce qu'interdit un monopole public – oblige les acteurs privés à corriger leurs anticipations et à réviser leurs choix stratégiques malgré eux. C'est de ce processus de correction, de tâtonnements incessants, de révision stratégique qu'émergent les trajectoires technologiques. Personne n'a contrôlé le développement du réseau Internet, mais c'est justement pour cela qu'il s'est développé. Imaginons que la mission de créer un réseau informatique mondial eût été à la charge des États, ceux-ci seraient sans doute encore en train de négocier de la langue officielle, des normes techniques, de l'origine des matériels et des logiciels, du contenu du réseau, etc. 
 
          L'innovation menace toujours des positions acquises avant de susciter des promesses; l'innovation suscite des craintes plutôt que des espoirs. Si elle était pilotait par l'État, personne n'en voudrait et l'État ne prendrait pas le risque de mécontenter tout le monde sauf à imposer un choix technologique (comme dans le cas du nucléaire en France). L'État français refusa en son temps le soutien à Denis Papin pour développer son prototype de machine à vapeur qui inquiétait nombre de corporations de métiers. Et Watt déposa le brevet en Angleterre... Si l'État définit des cadres à l'intérieur desquels peut s'exercer le processus concurrentiel, le changement technologique en sera stimulé. Si l'État prétend réguler l'innovation, il prend le risque de tuer dans l'oeuf le processus concurrentiel qui est à l'origine même de la dynamique de diffusion des innovations. 
 
 
 
1. Cité par Laurent A., La philosophie libérale. Histoire et actualité d'une tradition intellectuelle, Les Belles Lettres, Paris, p. 190, 2002.  >>
2. Voir La croissance économique dans le long terme, sous la direction de C. Diebolt et J. L. Escudier, L'Harmattan, Paris, 2002.  >>
3. Ce qui est vrai pour les connaissances est d'ailleurs tout aussi valable pour l'argent. Avant qu'il soit prélevé et géré par l'État, l'argent public a toujours et d'abord été de l'argent privé.  >>
4. Ainsi, le budget de R&D privée de la compagnie IBM est supérieur au budget de recherche publique de l'ensemble du CNRS.  >>
 
 
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