Montréal, 15 février 2003  /  No 119  
 
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Jasmin Guénette est étudiant à la maîtrise à l'Université du Québec à Montréal.
 
LES AVENTURES DE LUC CYR
Luc Cyr et le permis de parent (no 117
Québec, 2012: Petit conte libertarien (no 116)
 
LES AVENTURES DE LUC CYR
 
LA NAISSANCE D'AMÉLIE
 
par Jasmin Guénette
 
 
          Notre expérience au Centre québécois de la paternité et de la maternité nous a profondément troublés (voir LUC CYR ET LE PERMIS DE PARENT, le QL, no 117). Malgré le fait que nous ayons reçu plusieurs lettres de sympathies, nous vivons des moments très difficiles. Mais nous devons trouver une solution au plus vite, l'idée que Sophie doive se faire avorter nous fait mal au coeur. Il doit bien y avoir une porte de sortie, une échappatoire dans la loi qui pourrait nous permettre de réaliser notre rêve.  
  
5 septembre 2018 
  
          Nous décidons de porter notre cause en appel devant le Comité de direction du ministère de la Famille du Québec. Le dit comité se rencontre à tous les deux lundis, c'est donc dire que nous devrons attendre encore quelques jours avant de pouvoir nous expliquer en face des experts de la famille du gouvernement. Les experts qui forment le comité sont ceux-là même qui ont été mandatés pour tenir quelques séminaires sur la façon de bien nous comporter en tant que parents lors de notre passage au Centre québécois de la paternité et de la maternité il y a une semaine. Cette situation me laisse perplexe: comment des gens qui nous ont foutus à la porte peuvent-ils être les mêmes qui, une semaine plus tard, nous permettraient de garder le bébé que porte ma copine? 
 
          Sophie me répète de rester positif, mais les dernières années ont été passablement mouvementées pour moi. Les événements me laissent croire que les discours d'entraide et de respect mutuel du gouvernement ne sont peut-être qu'une simple façade qui lui donne carte blanche pour valider sa propre idéologie. De plus, comme le gouvernement contrôle presque la moitié de tout l'argent que gagnent les travailleurs, il a le budget nécessaire, non seulement pour mettre de l'avant ses idées, mais pour les imposer. Sophie croit que je suis « parano », que je vois de la conspiration là où il n'y en a pas. Aussi elle me répète de laisser de côté certains de mes principes quand nous avons affaire avec les agents du gouvernement. Sauf que je me demande bien comment je pourrais agir autrement quand j'ai la ferme conviction que je ne fais rien de mal. 
  
10 septembre 2018 
  
          Le Comité de direction du ministère de la Famille du Québec est censé nous recevoir à 10h00 ce matin. Les bureaux sont immenses et teintés d'une richesse presque gênante pour les gens si peu fortunés que nous sommes. Les beaux discours du sacrifice individuel pour la Nation ne s'appliquent évidemment pas ici – les dirigeants ne font aucune concession quand ils choisissent les meubles et les artifices qui ornent leurs bureaux. Je passe ce commentaire à Sophie qui me somme de me taire! « Quelqu'un pourrait nous entendre, dit-elle, ce n'est pas le temps de se faire remarquer Luc, tais-toi! » Un agent de sécurité vient nous voir à 9h50 pour nous informer que notre rencontre est reportée en après-midi. Des circonstances imprévues empêchent le directeur du Comité, Jacques Samson, de présider l'audience.  
  
          Plus tard, je suis de retour avec ma douce au bureau du comité. Nous sommes avertis que l'audience débutera dans quelques minutes, que nous devons nous diriger à la salle Gilles-Bourdon nommé en l'honneur d'un poète mort au début du 21e siècle. Ce poète nationaliste a beaucoup été impliqué dans les manifestations politiques à l'époque ou le Parti patriotique populaire débutait ses activités. Il est 14h00 et la session débute avec un discours de M. Samson: « Mes amis, votre passage au Centre a révélé d'énormes carences dans vos habiletés à devenir des parents responsables, tel que le code de la loi sur le sujet le prévoit. Je dois avouer que le gouvernement fait d'énormes efforts pour permettre à la société québécoise d'être un modèle de justice et d'égalité dans le monde. Une attitude comme la vôtre va à l'encontre des modèles connus et acceptés par tous nos compatriotes. Maintenant qu'avez-vous à dire qui pourrait vous permettre d'obtenir un renversement de sentence? » 
    Moi: Monsieur Samson, avec tout le respect que je vous dois, je n'ai pas très bien compris les raisons qui ont poussé les fonctionnaires du Centre à nous expulser. 
      
    M. Samson: Vous avez réagi de façon violente envers des membres du gouvernement dans une situation de réveil en pleine nuit, comme cela pourrait ce produire avec votre enfant. Nos experts, qui sont les meilleurs du monde, nous ont informé qu'il n'y a aucune raison de croire qu'une telle réaction ne se produirait pas avec votre propre enfant. Aussi, il me semble que vous êtes les seuls adultes de cette belle province à croire que la fumée de cigarette secondaire, les ondes de cellulaires et les jeux violents n'ont aucune influence néfaste sur les enfants. En plus, vous avez admis que vous ne dénonceriez pas vos enfants à la justice si vous les saviez coupables d'utilisation de drogue. Ces circonstances nous font croire qui vous n'êtes pas digne d'être un bon père québécois.  
      
    Moi: Je crois sincèrement qui vous n'êtes pas mieux placé que moi pour savoir ce qui est bon pour mon enfant. Je ne suis pas un homme violent, Monsieur Samson, mais je ne veux pas qu'un fonctionnaire vienne chez moi et fasse l'éducation de mon enfant.  
      
    M. Samson: Ce ne sont pas ces commentaires qui feront remonter votre cote mon cher Monsieur. Nos notes nous disent également que vous avez fait de la prison pour préparation et vente de produits alimentaires prohibés par la loi. Un enfant issu d'un foyer qui a un historique comme le vôtre se retrouverait dans une situation problématique. C'est pourquoi je vous annonce que la décision prise il y a deux semaines tient. Vous allez devoir vous rapporter dans une clinique d'avortement de votre choix d'ici deux semaines. La session est levée. 
          Nous voilà, Sophie et moi, devant une terrible situation. Nous ne savons que faire. Sophie est très émotive, pour elle l'avortement est hors de question. De mon côté, j'ose croire qu'il doit bien exister une porte de sortie qui nous permettra d'avoir notre enfant.  
  
17 septembre 2018 
  
          Depuis quelque temps, notre histoire fait les manchettes. Quelques journalistes pigistes émettent des opinions sur le sujet qui irritent les membres du PPP. Celui-ci tente par tous les moyens de justifier sa décision. Les hauts fonctionnaires du parti participent à des émissions d'affaires publiques, émettent des commentaires via les journaux et magazines à grand tirage. Selon eux, notre renvoi est justifié car, semble-t-il, nous sommes une menace pour le développement de l'enfant et une menace pour l'ensemble de la santé publique.  
  
     « Je dois avouer que le gouvernement fait d'énormes efforts pour permettre à la société québécoise d'être un modèle de justice et d'égalité dans le monde. Une attitude comme la vôtre va à l'encontre des modèles connus et acceptés par tous nos compatriotes. Maintenant qu'avez-vous à dire qui pourrait vous permettre d'obtenir un renversement de sentence? »
 
          Ce soir nous recevons à souper Marc Landry, un jeune journaliste considéré par ses confrères de travail comme étant étrange, toujours sceptique devant le travail du Parti patriotique populaire. Il y a de cela quatre ans, Marc Landry a été le journaliste le plus engagé dans la lutte pour empêcher le gouvernement du Québec de limiter l'accès à Internet seulement aux sites ayant au préalable reçus l'approbation du Conseil des médias du Québec. Cela n'a pas, par contre, freiné les ardeurs du PPP à vouloir protéger les internautes des sites dits dangereux. Depuis ce temps, les propriétaires de sites qui veulent rendre leur contenu accessible pour les usagers du Québec doivent obligatoirement diffuser toutes les informations en français et offrir un contenu à caractère éducatif. Si un site est de type divertissement, il doit être codifié par le ministère de la Diffusion audiovisuelle. Tous les sites marqués comme « 18 ans et + » sont bannis pour tout usage domestique. Ils peuvent être consultés seulement dans les établissements de Média-Québec. Cette société d'État met à la disposition des internautes des postes de visionnement dans un environnement sécuritaire où tous ceux qui sont perçus comme « à risque » peuvent être pris en charge par l'État pour obtenir les soins nécessaires. Bien sûr, plusieurs pirates réussissent à contourner cette règle. Mais de nombreux cas d'arrestation sont mentionnés régulièrement dans les journaux et bulletins de nouvelles. Marc nous a contacté car selon lui il se pourrait bien que l'on puisse garder notre enfant. Pour cela, il nous faudra faire « un p'tit peu de travail » pour reprendre son expression.  
  
          Comme prévu, Marc arrive à 18h00. Ses premiers mots sont empreints de sympathie face à notre situation et son désir immédiat est de nous aider. Nous lui mentionnons que cela nous fait chaud au coeur et nous sommes impatients d'entendre ses idées sur le sujet. Après l'apéro, nous voilà à table devant une bonne lasagne maison – le plat préféré de Sophie. Notre repas terminé, nous allons au salon pour prendre le digestif et Marc nous fait part de ses idées.  
    Marc: Mes amis, je crois que les solutions pour vous permettre de garder votre enfant ne sont pas très nombreuses...
Au même moment, dans les bureaux du PPP: 
    Jacques Constantin: Mes chers collègues, j'ai commandé un sondage auprès des membres du parti concernant la situation de ce couple de Montréal, Luc Cyr et Sophie Bélanger. Ce sont eux qui ont été expulsés du Centre de la paternité et de la maternité du Québec. Notre base électorale croit que les agents du parti n'ont fait que leur devoir et que, si cela était à refaire, ils devraient faire la même chose. Mais plusieurs ont des inquiétudes face à l'avenir: comment s'assurer que les gens qui seront dans la même condition que celle de M. Cyr et de Mme Bélanger n'iront pas accoucher dans un endroit clandestin, par exemple, pour ensuite revenir vivre ici et mettre en danger la santé et la paix sociale du Québec? Comme premier ministre du Québec, j'ai le devoir d'assurer pour tous mes concitoyens et concitoyennes des conditions de vie saines et paisibles. Je vous demande donc de travailler sur un projet de loi qui vise à mettre « hors de combat » les hommes et les femmes qui ne correspondraient pas aux critères de base d'un bon père ou d'une bonne mère. Pour cela, il faudrait éliminer le choix de la clinique d'avortement aux contrevenants et les diriger obligatoirement vers nos hôpitaux.  
      
    Raoul Constantin: Je suis d'accord avec toi mon frère, en tant que ministre de la Justice je vais m'assurer que cette loi puisse être débattue lors de la prochaine session parlementaire. Nous avons la responsabilité de protéger nos concitoyens et concitoyennes des méfaits qu'engendre la naissance d'un enfant issue de parents incompétents.  
      
    Jean Houle: Notre parti est celui qui a reçu le mandat de la population de s'assurer du bon fonctionnement de l'ensemble de la société. Les risques sont nombreux et il faut absolument tenter de les contrôler. Les gens sont généralement irrationnels, c'est pourquoi des lois appropriées sont nécessaires.
24 septembre 2018 
  
          Le plan que Marc nous a exposé est fort simple. Il croit que nous devons quitter la province pour quelque temps et aller habiter chez des parents qui demeurent dans une province canadienne liée par l'entente de la libre circulation des personnes conclue en 2010. Cinq provinces ont signé cette entente, dont la Nouvelle-Écosse, ce qui tombe bien puisque nous pourrons aller vivre chez la grand-mère de Sophie. Comme nous n'avons pas de voiture, nous prendrons le bus dans deux jours. Sophie a pris un arrangement avec son employeur qui ne tient pas le travail du PPP en haute estime. Il lui promet un poste à notre retour. 
  
27 septembre 2018 
  
          Je crois bien que je vais aimer la vie en Nouvelle-Écosse. La grand-mère de Sophie habite seule dans une jolie maison de campagne tout près d'une rivière. Il n'y a qu'un seul chemin pour se rendre jusqu'à chez elle, mais la vie y est quand même agréable. Un petit marché, une station d'essence, un bar country et quelques boutiques composent l'essentiel du village. Nous sommes heureux dans toute cette tranquillité et la grand-mère de Sophie est très accueillante. Il faut cependant bien se préparer puisque les prochains mois ne seront pas de tout repos. Nous prévoyons revenir au Québec dans 18 mois. 
  
5 février 2020 
  
          Le moment prévu pour notre retour au Québec est arrivé. Tout comme moi, Sophie est un peu triste de laisser « mamy » derrière. Elle nous a tellement aidés avec notre petite fille, Amélie, qui est née le 2 mai 2019! Puisque nous n'avons toujours pas de voiture, il nous faut prendre le bus pour revenir à Montréal. Je ne crois pas qu'il y aura de problème puisque les autorités de la Nouvelle-Écosse nous ont remis, il y a plusieurs semaines, les documents qu'exigent les bureaucrates québécois pour nous permettre de nous installer avec Amélie à Montréal. 
  
          En Nouvelle-Écosse, les autobus qui desservent les petites localités rurales comme Roseville, où nous étions, et les grandes villes comme Halifax, font partie du réseau public de transport en commun. Cette société gouvernementale a pour nom la Scotia Bus Collective Company. 
  
          Nous sommes maintenant au terminus et une longue file d'attente se dresse devant nous. Tous les passagers doivent remplir un formulaire d'embarquement et fournir les papiers nécessaires pour l'identification personnelle. Deux heures passent avant que nous puissions, à notre tour, nous enregistrer. Après cette longue attente, nous devons encore patienter trois heures avant de prendre nos sièges dans l'autobus. Nous allons faire tout d'abord une escale à Halifax et par la suite nous allons nous diriger vers Montréal.  
  
          Nous arrivons sous la pluie à Halifax à 17h00, heure locale. Le terminus de la Scotia Bus Collective Company est rempli à pleine capacité. Ce terminus est le plus gros qu'il m'a été donné de visiter. Pour assurer un meilleur service aux citoyens, le gouvernement de l'époque décida de réunir tous les services au même endroit: les trajets locaux, provinciaux et inter-provinciaux se trouvent tous ici. La province compte près d'un million d'habitants dont 400 000 seulement dans la ville d'Halifax. Le seul « super-terminus » de la ville est toujours bondé. Les gens sont partout, dans les halls d'entrée, les corridors, les aires de repos. Les anciens fumoirs ont été rénovés pour accueillir les familles qui doivent attendre plus de douze heures entre l'arrivée de leur autobus et le départ de leur correspondance. Mais cela ne change pas grand-chose puisque plus de la moitié des usagers qui doivent faire un transfert, comme nous, doivent attendre au-delà de douze heures.  
  
          Ces problèmes ne sont pas les seuls obstacles qui sont réservés aux usagers de ce monopole de transport. Les chauffeurs et les mécaniciens, quand ils ne quittent pas la province pour exercer leur métier ailleurs, doivent suivre des règlements très stricts qui leur sont imposés par le Bureau du transport de la province. Les chauffeurs, par exemple, ne peuvent conduire plus de six heures consécutives et les mécaniciens ne peuvent s'engager dans la réparation de plus d'un appareil par jour. Cette situation entraîne des retards considérables pour les utilisateurs du réseau.  
  
          Après une longue, longue attente, je me présente au Bureau de l'enregistrement des transferts interprovinciaux. Après les questions d'usage, la dame au comptoir me signale que je devrai attendre au moins deux jours avant de prendre mon autobus pour Montréal. Elle me mentionne aussi que le délai pourrait s'allonger si les mécaniciens n'arrivent pas à réparer l'appareil qui doit nous amener à Montréal. Habituellement c'est le genre de situation qui me fait rager, mais les longues heures passées dans les terminus de Roseville et d'Halifax m'ont trop épuisé pour que je puisse réagir. Je décide de m'acheter le Halifax Daily News avant de nous dénicher une chambre d'hôtel. J'ouvre la section politique et tombe sur un article qui me glace le dos: « Après plus d'une année de débat à l'Assemblée nationale, les élus ont adopté la loi empêchant les parents jugés incompétents par le Comité de direction du ministère de la famille du Québec de revenir vivre au Québec sans se faire suivre par les experts du ministère. » 
  
          À suivre... 
  
 
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