En
effet, si l'on se réfère à la distinction classique
entre la droite et la gauche, il faut bien reconnaître que, dans
la plupart des pays, la droite regroupe, certes, quelques libéraux,
mais aussi – et même surtout dans un pays comme la France – des interventionnistes,
des conservateurs, des nationalistes, qui sont en réalité
des adversaires du libéralisme. Et c'est pourquoi Friedrich Hayek
a eu raison de souligner (dans son texte « Why
I am not a Conservative ») qu'il ne fallait pas opposer la
droite et la gauche, mais les constructivistes et les libéraux.
Les premiers veulent construire une société conforme à
leurs préjugés et il y a donc des constructivistes de droite
comme de gauche. Les seconds veulent simplement défendre la liberté
individuelle et les droits individuels sans prétendre déterminer
la société qui résultera de l'exercice de la liberté. |
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Mais
il faut aussi dénoncer l'excessive politisation de notre époque.
Elle conduit à prendre pour critères de référence
les distinctions qui ont cours dans le monde politique. Pour en donner
un exemple, il arrive souvent qu'on me demande si je suis proche de tel
homme politique réputé libéral et je réponds
invariablement: « Demandez-lui plutôt s'il est
proche de moi ». Il n'y a aucune prétention dans
cette réponse, mais seulement le rappel que la référence
doit être intellectuelle et non politique, que les hommes politiques
doivent se déterminer en fonction des grands courants de la pensée.
Or, les distinctions sont beaucoup plus claires dans le monde intellectuel,
même s'il existe, par exemple, un grand nombre de courants parmi
les « libéraux ». Mais il n'en reste pas
moins que tous pensent qu'on ne peut comprendre le monde qu'en partant
de l'analyse du comportement individuel. La plus importante différence
est d'ordre méthodologique. Elle oppose ceux pour qui le fondement
du libéralisme est d'ordre éthique et ceux pour lesquels
il est utilitariste.
A.:
Les libéraux sont-ils les
dogmatiques animés par le seul profit, que d’aucuns décrivent?
P.
S.: Si l'on entend par «
dogmatisme » le fait d'ignorer le principe de réalité,
un libéral qui serait dogmatique ne pourrait être qu'un pseudo-libéral
puisque le libéralisme est une théorie de l'homme tel qu'il
est véritablement (contrairement au marxiste qui a une vision fictive
de l'homme et de la société, ce qui le conduit à être
dogmatique). Mais il ne faut pas confondre le dogmatisme avec la conviction.
Comme le disait un politologue français, il faut être tolérant
avec les hommes, mais intolérant avec les idées (en ce sens
que, si l'on croit à une idée, on ne peut pas en même
temps croire à l'idée contraire). Il est par ailleurs totalement
erroné de penser que les libéraux sont animés par
le seul profit (et plus précisément par le profit matériel).
On pourrait, sur le mode badin, d'abord souligner qu'un vrai libéral
est tellement marginalisé dans nos sociétés qu'il
n'a certainement pas choisi le meilleur moyen de réaliser des profits
en étant libéral. Mais plus sérieusement, il faut
rappeler que ce procès fait aux libéraux – à savoir
d'être les défenseurs du profit matériel – est un faux
procès. Bien au contraire, les libéraux sont les seuls à
considérer que les seules réalités sont les fins subjectives
des individus (leurs désirs d'ordre spirituel, affectif, esthétique
ou matériel).
Ce
que l'on appelle la vie économique n'est qu'une partie, peut-être
la plus visible, mais pas forcément la plus importante, de la vie
humaine. Comme l'a si bien montré le grand économiste libéral
Ludwig von Mises, on ne peut comprendre les mécanismes économiques
(ce qu'il appelait la catallaxie) qu'en les resituant dans l'ensemble plus
vaste de l'activité humaine (ce qu'il appelait la praxéologie
ou science de l'action). Il ne faut donc pas « saucissonner
» les individus en plusieurs morceaux, dont l'un serait économique
et mériterait seul notre attention. Pour un libéral l'individu
qui pense et agit est la seule réalité et il est donc profondément
anti-libéral de faire entrer les individus dans des catégories
différentes et éventuellement antagonistes (patrons contre
salariés, producteurs contre consommateurs, riches contre pauvres,
nationaux contre étrangers, etc.). Mais nos contemporains sont tellement
imprégnés de pensée marxiste qu'ils ne conçoivent
pas qu'on puisse raisonner en termes autres que collectifs et catégoriels.
Il faut donc bien placer les libéraux quelque part sur l'échiquier
collectiviste: la solution consistera à les présenter comme
des défenseurs des patrons, des riches, des spéculateurs,
etc.
Un
mot tout de même sur le profit. On pourrait dire, en un sens, que
tout le monde cherche son profit puisque toute action vise à améliorer
sa situation (mais pas nécessairement sur le plan matériel).
Mais on peut aussi donner au profit un sens plus précis, à
savoir ce qui reste de la valeur produite dans une entreprise après
qu'on ait honoré tous les contrats certains (contrats de salaires,
d'intérêts, de fournitures de biens et services). Autrement
dit le profit est une rémunération résiduelle et donc
risquée. Or, étant donné que l'incertitude existe
toujours dans une société humaine, le profit – rémunération
résiduelle – existe toujours. Le problème essentiel consiste
alors à savoir à qui il est attribué. Cette répartition
est légitime dans l'entreprise capitaliste – et seulement elle –
parce que le profit, rémunération du risque, revient à
celui qui a pris le risque en charge. Et tout le monde profite de ce que
certains – les propriétaires d'entreprise – aient accepté
ce rôle.
A.:
La liberté est souvent défendue
à l’aide d’arguments utilitaristes, dans le sens où si l’on
baisse les impôts, par exemple, la croissance repart. Cela suffit-il?
P.
S.: Certainement pas. Tout d'abord
les arguments utilitaristes rencontrent rapidement des limites. En effet,
l'utilitarisme consiste à juger d'une situation à partir
de ses résultats. Mais quels critères va-t-on utiliser pour
évaluer ces résultats lorsqu'ils concernent non pas un individu,
mais un ensemble d'individus? Tous les membres d'une société
auront nécessairement des opinions différentes et incompatibles,
ce qui signifie tout simplement qu'il est impossible de définir
un optimum social. Le seul principe universel qui nous permet d'évaluer
une situation de manière non-contradictoire consiste à se
demander si les hommes ont agi librement ou sous la contrainte (quels que
soient les résultats obtenus du fait de leurs actions). Et bien
entendu, ce principe correspond à une exigence éthique. Ainsi,
en face d'un problème social quelconque ne nous demandons jamais
si le résultat nous paraît bon ou mauvais, mais seulement
s'il a été obtenu par le libre exercice de la liberté
(sur la base de droits de propriété légitimes et de
liberté contractuelle) ou s'il a été obtenu par la
contrainte (qu'elle soit légale ou non).
« Les propriétaires d'une entreprise n'ont rationnellement
pas pour objectif de faire faillite et c'est pourquoi ils sont incités
à respecter leurs contrats et à ne pas tromper salariés,
clients ou prêteurs. Par opposition, les hommes de l'État
sont irresponsables puisqu'ils ne supportent pas les conséquences
de leurs actes. Et l'on voudrait que les irresponsables contrôlent
les responsables! » |
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A.:
Quels sont les principes de base
d’une société libérale?
P.
S.: C'est d'abord, évidemment,
la liberté individuelle. Mais comment se concrétise-t-elle?
Par la propriété et la responsabilité. En effet, être
libre c'est être propriétaire de soi-même (sinon on
est esclave). Mais on n'est pas totalement propriétaire de soi-même
si l'on n'est pas totalement propriétaire du produit de ses actions:
ce qui fonde le caractère légitime de la propriété,
ce sont les actes de création originaires. Il est alors paradoxal
que, bien souvent, ceux qui fustigent – avec raison – l'esclavage, acceptent
et même recommandent des actes de spoliation de la propriété
– par exemple par l'impôt: il revient en effet au même d'être
un esclave obligé de travailler pour son maître ou d'être
censé travailler librement, mais d'être obligé de remettre
à son maître une grande partie du fruit de son travail.
À
partir du moment où les droits de propriété ont été
définis, on peut définir la responsabilité, c'est-à-dire
le fait de supporter soi-même les conséquences bonnes ou mauvaises
de ses actes. Ainsi on est responsable d'un dommage – et on doit le réparer
– dans la mesure où l'on a porté atteinte aux droits – préalablement
définis – d'autrui.
A.:
Y a-t-il une troisième voie?
Pourquoi pas?
P.
S.: Du point de vue des principes
il ne peut pas exister de troisième voie, car on ne peut pas être
« un peu libre »: on est libre ou
on est esclave. Mais bien sûr, dans toutes les sociétés
que nous connaissons, « on » explore une troisième
voie mythique. Pour ce faire on évoque toutes sortes de prétendus
principes, érigés en tabous sociaux, tels que la nécessité
de la cohésion nationale; les fonctions régaliennes de l'État,
la nécessité de la solidarité ou – en utilisant une
théorie d'allure plus scientifique – les « biens
publics ». Il serait trop long de discuter toutes ces
idées, mais c'est à chacun d'avoir le courage de penser autrement
et de s'interroger sur le véritable sens des tabous de notre époque.
A.:
Les scandales financiers ont fourni
un prétexte pour renforcer les compétences de l’État,
apparemment jugé infaillible. Comment analysez-vous cette problématique?
Quel est la réponse appropriée à ce type de problème?
P.
S.: Ce qui est ahurissant dans
le cas de l'affaire Enron (et de quelques autres), c'est que des affaires
de ce type soient aussi rares. Leur rareté est bien la preuve que
le système capitaliste est certes non pas un système parfait
– car la perfection n'existe pas –, mais le meilleur des systèmes.
Il repose en effet sur des principes simples et éthiquement fondés:
le respect des droits légitimes, l'obligation d'honorer ses contrats.
Les propriétaires d'une entreprise n'ont rationnellement pas pour
objectif de faire faillite et c'est pourquoi ils sont incités à
respecter leurs contrats et à ne pas tromper salariés, clients
ou prêteurs. Par opposition, les hommes de l'État sont irresponsables
puisqu'ils ne supportent pas les conséquences de leurs actes. Et
l'on voudrait que les irresponsables contrôlent les responsables!
D'un point de vue pratique, pour se référer à nouveau
à l'affaire Enron, il est frappant de constater que le marché
avait sanctionné par une baisse des cours les mauvaises pratiques
des dirigeants d'Enron, bien avant que les organismes officiels (par exemple
la Securities and Exchange Commission) ne le fassent.
De
ce point de vue, il faut faire attention au langage: on a traduit en français
le mot anglais « deregulation » (qui signifie
déréglementation) par le mot dérégulation.
On crée ainsi le sentiment que la régulation provient de
la réglementation. Or il n'en est rien: un système est bien
régulé lorsque toutes ses parties fonctionnent harmonieusement
entre elles, ce qui n'implique absolument pas une direction centralisée.
Dans un système social libre, les êtres humains interagissent
et ils s'ajustent continuellement aux autres grâce aux systèmes
des prix, aux processus de production et de transmission des informations,
mais aussi grâce aux règles communes de conduite.
Prenons
le problème de l'information. Si l'État réglemente
le niveau d'information qui doit être fourni par les firmes au marché,
il risque d'exiger trop d'informations – ce qui constitue un gaspillage
de ressources – ou une insuffisance – ce qui donne une fausse sécurité
au marché. Par contre, c'est par l'intermédiaire de processus
continuels d'essais et d'erreurs que le marché – c'est-à-dire
les hommes – s'adapte de manière à fournir le montant et
la qualité d'information qui correspond le mieux aux besoins des
uns et des autres. L'affaire Enron a certainement été utile
en montrant quelles améliorations pouvaient être apportées
à ce sujet. Le marché utilise ces leçons et il faut
surtout éviter de nouvelles réglementations.
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