Montréal, 1er mars 2003  /  No 120  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
LE MONOPOLE DE LA « VIOLENCE LÉGITIME »
EN QUESTION
 
par Jean-Louis Caccomo
  
     « La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique; cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. »
 
–Art.12, Déclaration des droits de l'homme de 1789
  
  
          L'État tire sa légitimité du fait qu'il se présente comme le seul agent capable d'offrir des biens et services que les entreprises privées livrées à elles-mêmes ne sauraient produire du fait de l'absence de rentabilité immédiate ou de l'impossibilité de faire payer directement leurs bénéficiaires. Mais, il faut bien avouer que ces biens et services, que les entreprises privées ne sauraient produire spontanément, sont de plus en plus rares au fur et à mesure que l'espace du marché est libre de se développer.
 
          Les initiatives privées ne sont pas les plus maladroites en matière de financement de la recherche fondamentale ou dans le domaine social et humanitaires, que ce soit par l'entremise des entreprises ou de fondations privées. Le monopole public de l'Éducation nationale ne peut guère recevoir de justifications théoriques et pratiques quand on observe que des entreprises privées sont aptes à produire un service d'éducation de qualité trouvant une clientèle même en France où les parents ont pourtant déjà contribué, à travers l'impôt, à l'effort d'éducation. Cependant, même les partisans d'un État minimum s'accordent pour reconnaître à l'État des fonctions irremplaçables. Dans la conception de l'État-gendarme, l'État a pour mission essentielle de produire la sécurité à l'intérieur et à l'extérieur de ses frontières. 
  
          La sécurité est en effet un bien précieux sans lequel les activités économiques auraient peine à prendre toute leur place. Et il n'y a guère de liberté sans sécurité. Dans un climat d'insécurité permanent, où chacun pourrait obtenir sa richesse en pillant les autres, il n'y aurait pas de grandes motivations à travailler et à échanger. La loi du plus fort, qui implique la violence, se substituerait à la loi du marché fondée sur le contrat et le consentement. C'est pourquoi le besoin de sécurité est un besoin naturellement ressenti par les gens au même titre que le besoin de se nourrir ou de se loger. Est-ce à dire qu'il revient à l'État de nourrir, loger et protéger les gens au risque de maintenir les individus dans une enfance – et donc une dépendance – prolongée?  
  
L'État-rempart 
  
          Il apparaît pourtant que les questions de protection, police, justice et défense font l'objet d'un traitement particulier. On accorde, en effet, traditionnellement à l'État le monopole de la force légitime pour assumer ses missions de production de sécurité et de maintien de l'ordre(1). Mais, cette concession laissée à l'État n'est pas sans paradoxe. En accordant dans ce domaine si sensible un monopole à l'État, au risque de démunir (et de désarmer) l'individu, l'État contribue d'une certaine manière à décupler les sources de l'insécurité.  
  
          Remarquons au passage que cette notion de « maintien de l'ordre » peut paraître contradictoire avec la notion fondamentale « d'ordre spontané » sur laquelle est bâtie toute l'argumentation libérale. Pourquoi chercher à maintenir par la force un ordre social dont on considère qu'il se construit spontanément comme le résultat involontaire des multiples décisions individuelles? Sans doute, cet ordre spontané suppose un monde pacifié, c'est-à-dire un monde dans lequel les individus s'accordent au préalable sur quelques grandes valeurs fondamentales.  
  
          Échanger implique que l'on soit d'accord sur le principe même de l'échange et l'existence de droits de propriété. Or, cet accord minimal est loin d'être obtenu dans le monde réel comme le montrent non seulement la contestation hystérique des antilibéraux dans les pays occidentaux, mais aussi le nombre important de régimes tyranniques et d'États despotiques qui ne tolèrent ni ne respectent la liberté individuelle et le contrat. Dans ces conditions, les rares pays démocratiques à reconnaître les vertus de l'économie fondée sur la liberté individuelle ont malgré tout besoin d'un État, d'une police et d'une armée pour assurer leur propre sécurité dans un milieu hostile à leurs principes fondateurs. 
  
Effet pervers 
  
          Pourtant, confier un monopole aussi sensible à une instance publique, n'est-ce pas encore lui accorder une aveugle confiance? En effet, parce que les individus se sentent menacés par l'insécurité qu'ils peuvent ressentir localement (risque d'agression par exemple), on contribue à produire un risque global beaucoup plus dangereux face auxquels les individus sont complètement démunis. Ce risque global se traduit par le développement d'un sentiment d'« insécurité systémique » qui existe à la fois sur le plan extérieur et sur le plan intérieur. Car si un individu peut se protéger d'une agression, il ne peut guère échapper à l'explosion d'une bombe atomique ou à une guerre bactériologique. 
  
     « On sait combien le complexe militaro-industriel prospère à l'abri des dépenses publiques et du secret défense. Si les firmes privées étaient laissées à elles-mêmes, il y a fort à parier qu'elles n'investiraient pas dans le secteur de l'armement lourd qui ne correspond nullement à la demande spontanée des individus. »
   
          Ainsi, sur le plan extérieur, en contribuant à la prolifération des armes de destruction massive et en accroissant le risque d'instabilité internationale par le jeu d'alliances diplomatiques qui dépassent largement les individus, les États contribuent à augmenter le sentiment d'insécurité globale que ressentent les populations. En effet, les armes de destruction massive n'existeraient certainement pas s'il n'y avait pas des États pour en faire commerce. 
  
          On sait combien le complexe militaro-industriel prospère à l'abri des dépenses publiques et du secret entretenu dans le secteur de la défense. Si les firmes privées étaient laissées à elles-mêmes, il y a fort à parier qu'elles n'investiraient pas dans le secteur de l'armement lourd, qui ne correspond nullement à la demande spontanée des individus. L'URSS n'a jamais produit d'industrie pharmaceutique viable ou de dessins animés à destination des enfants; son industrie a par contre su mettre au point les kalachnikovs qui ont été exportés dans le monde entier. L'industrie nucléaire se développe en France à l'abri du monopole public qui n'a aucune incitation à explorer spontanément des énergies alternatives et renouvelables. Alors que la Corée du Nord compte parmi les pays les plus pauvres de la planète, le gouvernement finance à grand frais l'acquisition d'un armement nucléaire qui est loin de correspondre aux besoins immédiats des populations. 
  
Logique guerrière (État) contre logique pacifique (capitalisme) 
  
          Les guerres mondiales du XXe siècle sont d'ailleurs le résultat de conflits entre États-Nations qui ont dégénéré en guerre totale par le jeu des alliances inter-étatiques qui échappent largement aux individus. Sans l'embrigadement étatique, pourquoi un jeune Provençal irait-il s'en prendre à un Bavarois?  
  
          Les conflits de frontières entre États dégénèrent en guerres ou invasions alors que la notion de frontières n'a pas de sens pour les acteurs économiques. IBM ne cherche pas à envahir un pays mais s'efforce de pénétrer des marchés, pour le plus grand intérêt des consommateurs. La construction de zones de libre-échange passe par l'effacement des frontières dans un processus tout à fait pacifique et dont les consommateurs sont les principaux bénéficiaires.  
  
          Les impératifs économiques conduisent aujourd'hui en Europe à abolir des frontières au nom desquelles des États ont déclaré des guerres pendant des siècles et des siècles. Cet effacement des frontières appelle logiquement un effacement de l'État lui-même afin de minimiser encore un peu plus les sources potentielles de conflits entre les hommes. Mais, la tentation propre aux hommes de l'État de vouloir « réguler » les échanges les conduisent à se présenter comme arbitres d'intérêts corporatistes nécessairement contradictoires et qui sont autant de sources de conflits entretenues par cette volonté interventionniste vouée à l'échec. 
  
Pour une logique de l'entreprise dans l'État 
  
          Sur le plan intérieur, lorsque la police ne parvient plus à maintenir l'ordre dans des quartiers sensibles dits de « non-droit » – alors que l'autodéfense est refusée aux individus sous le prétexte que l'exercice de la violence légitime est le monopole de l'action publique – le climat d'insécurité en est d'autant plus exacerbé. Si je suis agressé mais que l'agresseur n'est pas arrêté, ou qu'il est relâché lorsqu'il est arrêté sous l'action d'une justice « sociale » qui en vient à traiter les agresseurs comme autant de « victimes » d'un système dont ils ne sont pas responsables, alors l'impuissance de l'État a produire le service de sécurité légitimement demandé par les individus révèle au grand jour la faillite de l'action publique dans un domaine où le plus grand nombre pourtant lui reconnaît sa place.  
  
          Si l'agresseur ne respecte pas la loi en utilisant une arme dans l'intention d'attaquer une personne honnête dont il sait qu'elle respectera la loi en ne portant pas d'armes, alors la défaillance publique est une aubaine pour l'agresseur: l'État a désarmé les citoyens honnêtes et laissé en liberté des individus qui n'ont pas l'intention de respecter la loi. Dans ce sens, monopolisant un service qu'il s'avère inapte à produire, l'État contribue à entretenir un climat d'insécurité intérieure qui n'est pas sans conséquence sur l'activité économique. 
  
          Ainsi, dans ce domaine comme dans les autres, l'initiative privée se substituera à l'offre publique si cette dernière ne parvient pas à répondre efficacement à une demande réelle et légitime. Il semble pourtant que parler d'évaluation des compétences et des motivations dans le secteur public soit une révolution inadmissible pour certains qui voient là l'intrusion des processus de compétition dans la sphère publique. 
  
          Mais, si le service public est si important pour l'usager – et il l'est en effet –, pour le contribuable et pour le pays, alors il est impératif d'évaluer l'efficacité des dépenses publiques car l'augmentation mécanique et aveugle des dépenses publiques ne peut tenir lieu de politique budgétaire. Un gouvernement qui est pris à la gorge par l'endettement public n'a d'ailleurs plus de marges de manoeuvre. Il convient, par conséquent, de mettre en place des procédures de contrôle et de motivation dont l'usager ne pourra récolter que les fruits positifs. De la même manière que les ressources sont rares pour l'entreprise privée soucieuse d'utiliser au mieux des fonds limités, les fonds publics constituent des ressources rares que la collectivité ne peut dépenser sans s'interroger sur leur finalité et leur efficacité. 
  
  
1. On distinguera la force de la violence dans le sens où la violence constitue une violation (une agression) des droits de l'individu alors que l'usage de la force, ou la menace de l'usage de la force, constituent une réponse (une légitime défense) à cette violence visant à les protéger.  >>
 
 
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