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Montréal, 12 avril 2003 / No 123 |
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par
François-René Rideau
Au cours de mes pérégrinations au Luxembourg, j'ai fait de multiples rencontres passionnantes. L'une d'entre elles, le 3 avril 2003, m'a valu de voir une représentation de la pièce Dans la solitude des champs de coton, de Bernard-Marie Koltès, mise en scène par Frank Hoffmann, et interprétée par Denis Lavant dans le rôle du client et Bernard Ballet dans le rôle du dealer. |
Je pourrais vous dire énormément de bien de la façon
dont Denis Lavant se donne dans une interprétation très physique,
de la présence de Bernard Ballet dans son rôle méphistophélien,
ou des jeux d'ombre et de lumière, de la musique de fond par lesquels
la mise en scène rend une atmosphère oppressante en interaction
avec le texte, et autres trouvailles comme le décor et son gravier,
etc. J'ai passé une soirée mémorable, en excellente
compagnie, dans la salle, comme sur scène, comme dans les coulisses,
comme au restaurant, dans un bar, et pour finir dans les rues de Luxembourg.
Mais je préfère vous parler de la pièce elle-même, vous en parler non pas quant à sa qualité littéraire -- je me contenterai de dire que n'ai pas été impressionné --, mais quant à son contenu idéologique. Car ce texte me paraît particulièrement révélateur de cet état de confusion mentale qui est le ferment des idées socialistes. Dans cette pièce, un personnage, le client, traverse un lieu louche et sombre, lors d'un trajet nocturne non précisé entre deux lieux convenables et éclairés; il est abordé par l'autre personnage, le dealer, qui lui propose l'objet non précisé de ses désirs. Tout au cours de la pièce, les attitudes entre les deux personnages varient mais toujours le client se dérobe aux tentations du dealer. La pièce se veut une fable sur les relations sociales les plus fondamentales(1). Elle est surtout la mise à découvert des mécanismes de proto-pensée socialiste. Les métaphores qu'utilise l'auteur, les affirmations qu'il fait prononcer, démontrent une compréhension très parcellaire des mécanismes de base de la coopération sociale, accompagnée d'une erreur systématique et caractéristique. Examinons tout d'abord les relations commerciales, qui sont l'objet le plus évident de la pièce. Koltès fait une distinction absolue entre les rôles d'offreur et de demandeur, comme intrinsèque à toute transaction commerciale. Il n'a pas compris que dans un échange, il y a deux offreurs et deux demandeurs: chacun offre ce qui lui vaut relativement moins (parce qu'en spécialisant dans une activité, il en produit plus qu'il n'en a besoin) et demande ce qui lui vaut relativement plus (parce qu'en ce spécialisant dans une autre activité, il ne produit pas de cette chose). La dissymétrie réelle de l'échange porte donc sur la relation de chaque partie sur les produits ou services échangés, et non pas sur le caractère d'offreur ou de demandeur de chaque partie. En approfondissant les choses, il y a bien une distinction que l'économie politique établit entre un vendeur et un acheteur. Dans une civilisation basée sur la division du travail, chacun se spécialise dans un métier, pour lequel il offre des services spécifiques, et est demandeur de nombreux autres services spécifiques. Plutôt que d'avoir à troquer directement ses services spécifiques contre d'autres services spécifiques, ou que de devoir établir un graphe explicite et complexe des échanges de services, un intermédiaire est utilisé: l'argent. Chacun échange les services spécifiques qu'il produit contre cet intermédiaire générique, et peut utiliser cet intermédiaire quasi universel pour se procurer les services spécifiques qu'il consommera. Cependant, Koltès démontre que cette distinction lui échappe, quand son dealer tente de convaincre le client avec l'argument (cité de mémoire) que Dans la civilisation, basée sur la division du travail, chacun joue dans sa vie le rôle de vendeur pour sa spécialité autant que d'acheteur pour toutes les autres spécialités. Au cours de sa vie, chacun est vendeur pour très exactement autant de valeur qu'il utilise en tant qu'acheteur; mais la spécialisation des tâches fait qu'il vend généralement en gros et achète au détail, d'où un biais de perspective qui conjugué à la myopie socialiste, prête facilement à l'incompréhension. C'est ainsi que les socialistes ne comprennent pas la nature de l'achat et de la vente. Ils ne comprennent pas qu'ils sont un mécanisme de coopération sociale, qui permet d'accroître la productivité de chacun, par la spécialisation, tout en permettant à chacun de profiter des spécialités des autres – et ce sans nécessité de coordination globale, sans même que ceux qui travailleront au bénéfice les uns des autres aient besoin de se trouver des intérêts communs, ni même de se connaître. Les socialistes ne comprennent pas qu'un échange commercial ne consiste pas à s'échanger des produits interchangeables pour les deux parties, à utilité égale contre utilité égale, mais qu'il consiste précisément à ce que chacun offre ce qui lui est moins utile, qui lui vaut subjectivement moins, et demande ce qui lui est plus utile, qui lui vaut subjectivement plus. Ils ne comprennent pas que derrière la valeur d'échange, égale par définition dans l'échange libre, il y a donc création d'utilité, de valeur subjective, de richesse. Ils ne comprennent pas que cette création de richesse par la division du travail, la spécialisation et l'échange est le fondement même de la civilisation et de tous ses bienfaits(3). Avec une telle incompréhension des mécanismes de base du comportement humain, les socialistes en viennent à ne voir dans l'échange qu'une frénésie de mouvements dénuée de sens. Cela apparaît bien dans la pièce, où le dealer explique que le monde est Dans un monde ainsi dénué de sens, les règles d'interaction sociale sont pour Koltès à travers son client aussi bien une oppression arbitraire qu'il méprise qu'une planche de salut à laquelle il se raccroche. D'où un sentiment profond d'aliénation qui transparaît lui aussi dans le personnage du client, auquel Koltès s'identifie. Cette identification apparaît clairement en ce que la pièce toute entière exprime de façon cohérente les émotions du client, qui reflète donc une partie intégrée de l'esprit de l'auteur, tandis que le dealer a un comportement incohérent, qui traduit toute l'incompréhension et la peur que Koltès a de l'Autre(6). Le client est aliéné par les règles sociales qu'il suit et ne comprend pas; il se définit par rapport à elles, mais en même temps elles ne le rendent pas heureux – d'où son mal-être. Il recherche autre chose sans pouvoir abandonner les repères absolus que sont pour lui les normes sociales. Le client (et Koltès) est donc un homme social qui se sent aliéné par la société de laquelle il participe et par laquelle il se définit; le dealer représente son double, son modèle de l'Autre, qui lui propose d'assouvir ses désirs débridés, ce que lui même souhaite et craint à la fois. La peur de l'inconnu englobe pour Koltès tout autant ces règles qui sont son Moi, que leur transgression qui sont cet Autre. Koltès, qui souvent comprend à moitié – comme son client aliéné, – montre qu'il est à la fois enfermé dans le référentiel social implicite qu'il ne comprend pas, tout en se rendant compte sans pouvoir bien l'articuler que ce référentiel qu'il croit absolu ne l'est pas tant que ça. Ainsi, il parle par exemple de la correction dans les rapports sociaux, qui en cette heure C'est ainsi que le sentiment d'aliénation que ressentent les socialistes n'est même pas la réaction légitime à une spoliation – elle résulte d'une incapacité à comprendre les rapports sociaux; et le résultat est que les socialistes sont incapables de concevoir un rapport sain avec l'Autre. Koltès ne comprend pas que les règles sociales sont des règles de coopération. En fait, le principe même de toute coopération lui échappe. Il voit toute interaction sociale comme un affrontement guerrier. Et c'est pourquoi il n'arrive pas à caractériser les relations commerciales, qui sont mutuellement bénéfiques sans pour autant impliquer de sentiment, car elles correspondent à une création, et non pas une spoliation. Le seul mode de comportement bénéfique que Koltès conçoit, et que le dealer révèle à un moment bien avancé dans la pièce en tant que mode de paiement qu'il aurait pu attendre du client, c'est l'amitié. Mais cette amitié est rejetée par Koltès comme impossible; car en l'absence de création, l'amitié ne se conçoit que comme alliance par rapport à un tiers; pour ce qui est des rapports strictement inter-individuels, il ne reste que l'hostilité(8). Diviser les individus en groupes d'amis et d'ennemis, exprimer les relations humaines en termes de rapports de force, tel est le propre de la politique, ainsi que l'a caractérisée Carl Schmitt. Le propre du socialisme est de voir la politique partout, de politiser toutes les relations humaines, de tout exprimer en termes de rapports de force(9). C'est en quoi le socialisme est intrinsèquement totalitaire. En poussant de telles analyses récursivement à l'intérieur de chaque groupe opposé d'ami/ennemi, jusqu'à arriver à d'irréductibles individus, on en arrive à ce qu'en fin de compte, chacun soit ennemi de tous, quoique selon des gradations d'alliances successives des uns contre les autres. Ainsi, la vision socialiste, qui rejette une éventuelle création comme extrinsèque à l'interaction sociale, aboutit à considérer les interactions sociales comme un gigantesque jeu à somme nulle, à ne plus voir le monde que comme un gâteau à partager où chacun cherche la plus grande part aux dépens des autres – d'où la thèse égalitariste, exposée par Koltès dans la pièce, selon laquelle D'autres mythes socialistes transpirent dans la pièce de Koltès: par exemple, avec la réplique du dealer, Dans sa prose à vocation poétique, Koltès associe règles, lumières, électricité, licites, convenances, et leur oppose chaos, ténèbres, bêtes sauvages, illicites, désirs. Partout, il s'exprime en terme d'associations et d'oppositions, d'affirmations et de paradoxes, d'analogues et de contraires. Cette façon de penser binaire, manichéenne, pré-rationnelle, émotionnelle, primitive, est caractéristique du socialisme. Les mécanismes de cause à effet son impénétrables à l'auteur; il ne comprend que ce qui est intention, sentiment, et est incapable de raisonnement, d'enchaînement logique. D'ailleurs, dans toute cette pièce, il n'y a ni cause, ni effet – seulement un amoncellement de répliques. Le socialisme se fonde encore et toujours sur cette proto-pensée, imperméable aux structures causales temporelles de création, qui ne voit que les émotions et intentions(12). Dans un autre éclair de semi-compréhension, Koltès fait dire au dealer: Dans l'exposé de ces règles sociales qu'il suit mais ne comprend pas, le client explique entre autre que
Le thème du sexe est présent en toile de fond de la pièce, mais il n'est pas assumé. Il est plusieurs fois évoqué, et à chaque fois, on s'attend à un développement qui ne vient jamais. Koltès n'ose pas traiter ce sujet qui semble le dépasser, lors même qu'il ne peut s'empêcher d'y faire allusion; il n'ose ni accepter pleinement les conventions et être prude, ni se laisser aller à la grivoiserie, ni en discuter sérieusement. Apparemment, le sexe pour Koltès, comme pour son client, est un tabou régi comme tout par ces règles sociales dont l'auteur n'arrive pas à s'affranchir, et qui l'aliènent parce qu'il les embrasse sans les comprendre, qu'il s'y accroche sans les aimer, qu'il en a peur comme de leur contraire. Aussi, les désirs du client sont refoulés, et le texte les trahit plutôt qu'il ne les exprime. Ainsi, la relation entre le dealer et son client n'est pas forcément sexuelle, et ce que propose le dealer peut ou peut ne pas être de nature sexuelle. L'auteur semble-t-il prend grand soin de ne pas préciser et de laisser toutes portes ouvertes, et la mise en scène peut ou non faire ressortir une telle interprétation. Mais selon les sous-entendus du dealer et les suggestions non démenties du client, il s'agit de désirs S'il y a sexualité, il n'y a pas le moindre soupçon d'amour dans la pièce de Koltès. Les allusions aux relations sexuelles se résument à la prostitution et au viol. Ainsi, le client remarque qu'il est C'est ainsi qu'une relation sexuelle, pour un socialiste, est ou bien une jouissance matérielle au même titre qu'un bon repas, et équivalente à une paires d'activités solitaires, ou alors l'occasion d'une agression d'un individu par un autre. Ce qui n'est pas concevable dans l'ontologie socialiste, c'est qu'il puisse y avoir appréciation mutuelle, coopération. Car toute l'idéologie socialiste est fondée sur cette prémisse: l'hostilité radicale entre les êtres humains. Dans la mythologie socialiste, les hommes sont ennemis entre eux; si la société existe, c'est pour que les hommes se protègent de leurs ennemis communs, le chaos, les ténèbres, les bêtes sauvages, les désirs illicites, etc. L'interaction entre sociétaire est forcée, obligatoire, mais en même temps, ayant pour fondement cette hostilité radicale, doit être limitée autant que possible. C'est ainsi que l'idéal interactionnel que propose en fin de compte le client au dealer est que tous deux soient Ainsi, le socialisme voit l'interaction entre les hommes comme une chose à la fois inévitable et funeste. Mais alors, quand deux individus se croisent, s'ils ne s'entendent pas, que ne passent-ils leur chemin? Que n'est-il possible de choisir ses amis? Pourquoi Koltès démiurge force-t-il ses personnages à interagir, ne leur laisse-t-il pas la liberté de s'ignorer poliment? La réponse socialiste de Koltès est que les êtres humains sont interchangeables, que cette rencontre est universelle, qu'elle symbolise tout rapport social. Aussi, si elle ne peut pas résulter en amitié, aucune autre rencontre ne pourrait résulter en amitié non plus. Koltès, donc, fait entreprendre par ses deux protagonistes des tentatives de développer une amitié, et les fait échouer au nom de l'hostilité fondamentale entre les hommes. Dans un monde d'intérêts antagoniques, l'amitié est impossible, et seules les règles simultanément détestées et vénérées de la mystérieuse et supérieure Autorité peuvent faire coopérer les hommes. Mais il y a une autre raison qui rend cette confrontation inévitable, même si le client voulait passer son chemin: le dealer représente au fond les fantasmes du client, un Autre inconnu universel; il incarne tout ce qui est étranger au client. Ce sentiment d'altérité poursuivra le client partout où il se trouve, car au fond, il fait partie du client lui-même. En fait, toute la pièce peut s'interpréter comme l'hallucination d'un personnage, le client, représentatif de l'auteur (de l'aveu même du créateur de la pièce), qui se sent aliéné par une société dont il participe mais qu'il ne comprend pas, et s'invente un double, le dealer, qui lui propose d'assouvir ses désirs refoulés selon un procédé magique qu'il ne cherche pas à comprendre. Mais comme l'auteur ne comprend pas la nature des relations commerciales, le comportement du dealer fantasmé est incohérent, et ne correspond pas à celui d'un être humain, mais plutôt à celui d'un démon imaginaire sorti de l'imagination approximative du client. Ce démon tentateur, ce Méphistophélès capable d'assouvir ses désirs cachés, le client le rejette en même temps qu'il le suscite. Il le rêve comme d'une transgression qu'il n'ose pas assumer. Dès lors, l'hostilité radicale entre les deux protagonistes, telle que revendiquée par Koltès(14), n'est autre que la schizophrénie de l'auteur: un dédoublement de personnalité, un conflit interne, une contradiction en lui entre deux ensembles inconciliables de croyances et comportements. C'est une folie latente de notre milieu social, où les individus sont tiraillés entre, d'une part, toutes les règles de coopération sociale qu'ils appliquent même sans les comprendre, par une nécessaire adaptation à la réalité, et d'autre part, l'idéologie antisociale qui leur est sans cesse et partout martelée et qu'ils acceptent dès lors sans guère broncher: le socialisme(15). Le texte est très intéressant d'un point de vue ethnologique. Il met bien en valeur l'absence de pensée rationnelle, les présupposés faux, les préjugés, les amalgames, les confusions, les névroses, etc., qui sous-tendent toute l'idéologie socialiste (au sens large, sociale-démocratie comprise). Il est d'autant plus intéressant qu'il est dépourvu de tous ces faux arguments, ces ratiocinations, par lesquelles les socialistes cachent d'habitude leurs prémisses absurdes sous un camouflage pseudo-rationnel, pseudo-scientifique. La pièce est un concentré des erreurs et des démons sur lesquels se basent les idéologies socialistes. Elle est donc non seulement un excellent échantillon de proto-pensée socialiste, mais aussi un révélateur frappant de cette schizophrénie qui en découle. Elle est un portrait saisissant du désarroi mental dans lequel la propagande socialiste omniprésente plonge ses victimes. C'est de ce point de vue que ce texte est utile, de façon certes involontaire. Il met à nu cette folie qui est le germe du socialisme, du totalitarisme. Il révèle cette maladie mentale pour laquelle nous les libéraux cherchons un remède. Sur un pareil texte, il est possible de monter des représentations très éloquentes. Malgré les erreurs sur lequel ce texte est fondé – et parfois grâce à ces erreurs, parce qu'elles sont largement partagées par le public –, la pièce trouve une résonnance dans le public. Il exprime une gamme d'émotions en laquelle le public se reconnaît, qui lui aussi ressent l'aliénation, la peur de l'inconnu, la pression du regard d'un autre intériorisé, la déception des rencontres ratées, le poids des tabous, etc. Toutes ces émotions sont vraies. La tromperie consiste à prétendre qu'elles sont tout, que les situations présentées sont universelles, inévitables, et résument la condition humaine. Qu'en conclure? Que l'éloquence n'est pas la justesse. Que les sentiments sont parfois trompeurs. Que l'éventuelle beauté de la forme n'implique pas la vérité sur le fond. Que le talent, par incompréhension, par ignorance, par bêtise, par folie, peut se mettre au service du mal. L'éloquence est un moyen de conviction très fort; dans les mains d'un ennemi, c'est une arme très efficace, pour reprendre le terme de Koltès. En fait, en l'absence d'argumentation, l'éloquence est tout; et pour arriver à ses fins antisociales, la propagande socialiste a précisément pour principe de faire taire toute argumentation: par la saturation des médias avec leur propre matraquage, par les subventions massives des Si nous voulons combattre la folie socialiste, il nous faudra donc apprendre à utiliser nous aussi l'éloquence, et à contrecarrer les idées aussi fausses qu'antisociales des socialistes par des antidotes libérales. Il nous faut encore apprendre à lutter à armes égales contre la pensée unique sociale-démocrate, et à utiliser l'émotion aussi bien que la raison pour subvertir les fondements idéologiques du socialisme. Seulement ainsi pourrons-nous faire triompher la liberté(16).
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