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Montréal, 12 avril 2003 / No 123 |
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par
Bertrand Lemennicier
Les interventions au Vietnam, au Kosovo, à Panama, en côte d'Ivoire, en Afghanistan ou en Irak en 1991 étaient-elles justifiées ou plus exactement étaient-elles |
La théorie de la guerre En effet la théorie de la guerre juste a une longue histoire. Sans remonter à la Bible, ni à Aristote ou Cicéron, on peut créditer saint Augustin puis saint Thomas d'Aquin de sa première présentation systématique. Celle-ci inclut non seulement la justification de la guerre mais aussi le type de comportement qui doit être adopté dans de telles circonstances. Les arguments de saint Thomas d'Aquin vont devenir un modèle pour les scolastiques et les juristes. Les plus importants sont: Francisco de Vitoria, Suarez, puis Grotius et Pufendorf.
Théorie de la guerre juste Le Le Il est frappant de remarquer que les guerres récentes semblent satisfaire ces pré-requis édictés par des théologiens qui vivaient au moyen âge. D'où l'intérêt d'une réflexion sur l'actualité de cette notion de guerre juste. Les problèmes soulevés par la doctrine de la guerre juste Une telle théorie n'est pas sans soulever de problèmes. Ainsi la notion d'une cause juste pour faire la guerre n'est pas aussi simple à définir que cela. Entre l'invasion d'un territoire, le Koweit, par une armée irakienne publique et nationale comme lors de la première guerre du Golfe, et l'attaque des Twin Towers par des bandes armées privées, il y a de sérieuses différences. Dans un cas il s'agit de restituer un territoire envahi par un agresseur à ses occupants; dans l'autre cas, de poursuivre des agresseurs pour qu'ils rendent des comptes et qu'ils réparent le crime qu'ils ont commis ou pour les empêcher de nuire à nouveau. Si la cause semble juste, la façon de mener la guerre n'est pas du tout la même. Une guerre peut être Mais est-ce qu'une cause juste s'arrête uniquement à la destruction de biens ou au vol d'un territoire? Si la notion de bien s'élargit à des biens non tangibles comme l'honneur, le sentiment d'être menacé, le sentiment d'injustice sociale, ou à des idéaux religieux ou nationaux, toutes les guerres ne deviennent-elles pas Dans cette doctrine, il semble bien que l'on rejette les guerres qui ont pour objet d'agrandir un territoire ou satisfaire une ambition politique. La guerre menée par Napoléon Bonaparte en Égypte était alors Est-ce qu'une atteinte à l'honneur est une injustice? Est-ce que le fait de ne pas partager les us et coutumes du pays est une insulte? Un embargo est-il une agression? On voit tout de suite que celui qui dit ce qui est juste ou La Cette doctrine de la guerre juste qui fait appel à des principes moraux rencontre deux types d'opposition. L'une est que, dans des circonstances exceptionnelles comme les guerres, la notion même de morale n'a plus de sens. La morale est faite pour les circonstances ordinaires et non pour des situations d'urgence. On retrouve cette position, qui consiste à s'affranchir de considérations morales dans l'étude des guerres comme dans leur justification, chez les réalistes en politique comme Machiavel ou chez les holistes qui considèrent l'État souverain comme une entité métaphysique. L'autre opposition ou réticence provient du fait qu'il existe une grande variété de morales qui ne se recoupent pas et sont souvent antinomiques. Par exemple pour un conséquencialiste seul le résultat compte: la fin (gagner la guerre) justifie les moyens (l'usage de la bombe atomique). Pour un déontologue seules les règles comptent, même si cela veut dire perdre la guerre. Et même à l'intérieur de ces deux grandes visions de la morale il existe diverses façons de juger du Mais aujourd'hui une telle position n'est pas soutenable même pour les hommes politiques qui doivent convaincre l'opinion publique qu'ils ont raison de faire la guerre. Les considérations morales rejoignent l'art de la rhétorique ou de la persuasion. On ne peut donc faire l'économie de cette réflexion. Ce rappel n'est pas inutile pour mieux cibler l'apport de la pensée libérale dans cette discussion. En effet, celle-ci s'inscrit dans une théorie de la guerre juste mais contrairement à ceux qui soutiennent cette doctrine, son principal mérite réside dans la cohérence et la clarté avec laquelle elle développe cette théorie. C'est ce que nous voulons montrer dans les lignes qui suivent. Doctrine libérale et théorie de la guerre « juste » Dans une société où les individus sont libres, l’organisation de la protection des droits individuels est dans les mains de chacun puisque chacun a la pleine
Cela implique deux choses: d'une part, toute guerre
Le principe de légitime défense: « Jus ad bellum » L’usage des armées implique donc la protection contre une agression créant un tort de la part d’autres bandes armées. Cette agression se caractérise par un manquement grave à l’obligation de respecter les droits fondamentaux des individus (par exemple le pillage d’un territoire qui est la propriété ou la copropriété des individus qui y habitent), par la création d’un dommage mesurable, et par une connexion entre les manquements à l’obligation et le dommage. Le premier – le manquement à une obligation – doit causer le second – le dommage. Cela exclut les L’armée intervient donc uniquement en cas de légitime défense et s’il y a dommage. Pour obtenir réparation, elle poursuit les agresseurs (droit de suite). Il n’y a pas fondamentalement de différence entre une agression individuelle et une agression organisée par une masse d’individus. Nous avons là une réponse simple et non ambiguë à la question de savoir ce qui différencie l'intervention par les USA en Irak en 2003 de celle de 1991 dénommée La mission des armées est simple et claire. Il s’agit d’un corps de professionnels des armes spécialisés dans une protection particulière: la protection contre des prédateurs qui viendraient en masse et que l’on ne pourrait arrêter autrement. Les autres types de menaces font appel à d’autres professionnels en charge de la sécurité et de la protection des droits fondamentaux des individus ou nécessitent l'abolition d'un ensemble d'interférences de l'État dans la vie économique et sociale qui produisent de manière non attendues ses menaces. Les principes de légitime défense et de poursuite des agresseurs responsables des dommages causés constituent les piliers de toute intervention militaire. C’est la raison pour laquelle la décision de l’intervention militaire devrait être mise dans les mains de juges et non pas dans les mains d’hommes politiques prêts à user d’une armée de citoyens ou de professionnels pour satisfaire les intérêts privés de ceux qui les ont portés au pouvoir et très souvent pour conforter leur propre pouvoir politique. C'est aussi une différence essentielle avec la théorie de la guerre juste. Le
Cette question en soulève une autre: celle de la responsabilité des hommes politiques qui engagent les agressions ou qui commanditent des guerres. Ils n'agissent pas par eux-mêmes mais commandent, donnent des ordres. Cette responsabilité est-elle pleine et entière ou bien réside-t-elle partiellement ou en totalité dans les mains de ceux qui exécutent leurs ordres? La réponse est que cette responsabilité repose entièrement dans les mains de ceux qui exécutent les ordres et non dans les donneurs d'ordre. Là aussi il existe une différence essentielle avec la théorie de la guerre juste. Ce sont les exécutants qu'il faut sanctionner parce qu'ils sont responsables de leurs actes et qu'ils doivent désobéir aux ordres quand ceux-ci violent les droits individuels de tiers innocents. La désobéissance civile ou militaire est la règle que les individus doivent suivre pour empêcher un gouvernement de se lancer dans une guerre Des principes généraux,« jus ad Peut-on tuer des soldats irakiens qui envahiraient notre sol sachant qu’ils ont été enrôlés de force? Ne sont-ils pas innocents eux aussi? Peut-on initier une intervention militaire préventive contre le dictateur irakien ou celui de Serbie, ou encore comme certains a posteriori l’auraient souhaité contre l’Allemagne hitlérienne? Peut-on sacrifier tous les principes moraux dans le seul but de gagner la guerre? Peut-on torturer des agresseurs, des complices ou des innocents pour obtenir des renseignements que l’on suppose vitaux pour la poursuite du combat? Peut-on exécuter ses propres soldats s’ils refusent d’obéir aux ordres? Doit-on intervenir militairement pour sauver des individus ou des populations qui ne vous ont rien demandé et avec lesquelles vous n’avez aucun lien, par simple souci humanitaire? Peut-on pratiquer dans un contexte militaire l’assistance à personnes en danger? Les limites de la légitime défense: « Jus in bello » La légitime défense est une riposte à une agression contre des biens et/ ou des personnes. Il s’agit d’empêcher l’agression ou de poursuivre l’agresseur pour qu’il restitue ou répare les torts causés à des victimes. La première contrainte morale imposée par la légitime défense est la proportionnalité de la riposte. Imaginons une invasion de Tahiti par les Australiens. Ceux-ci excédés par les essais nucléaires de la France dans leur sphère d’influence décident d’agir militairement. L’armée française peut-elle atomiser Sydney, à l’arme nucléaire, pour protéger Tahiti d’une invasion australienne? La seconde contrainte morale imposée par une légitime défense est que la riposte ne frappe pas des tiers innocents (principe de discrimination). La victime d’une agression ne peut être tenue pour responsable des effets collatéraux non prévisibles induits par sa riposte mais elle peut l’être si ces effets sont prévisibles. Il est clair que si vous savez que dans la riposte, vous pouvez blesser ou tuer quelqu’un, tiers innocent à l’agression, vous devenez agresseur à son égard. Le principe de légitime défense ne s’applique qu’aux agresseurs. L’action de légitime défense sera alors injustifiée. Cependant, si la victime d’une agression doit mettre en balance sa vie et celle du tiers innocent ou si l’agresseur recherche l’impunité en commettant son forfait au voisinage d’innocents, la décision de riposter ou non reste dans les mains de la victime. Quand l’agresseur recherche cette impunité, il prend des innocents en otage. Les otages, de tiers innocents, deviennent victimes. Cependant peut-on prendre en otage quelqu’un pour dissuader un agresseur éventuel d’agir ou un agresseur réel de continuer son agression? Qui agresse qui? Peut-on menacer un inspecteur des impôts de vitrioler ses enfants pour qu’il cesse ses agressions permanentes sur le portefeuille des contribuables? Peut-on prendre en otage une population pour dissuader les terroristes (ou les résistants) d’agir? La réponse semble clairement négative. Quand les Allemands prennent en otage la population française pour dissuader les résistants d’agir et de tuer des militaires allemands, leur comportement est immoral parce que ce sont eux les agresseurs. Si le gouvernement français prenait en otage la population musulmane pour dissuader les intégristes de poser des bombes dans le métro parisien, clairement le gouvernement français serait l’agresseur. Et si les intégristes musulmans prenaient en otages des Français pour libérer leurs compagnons emprisonnés, ils se comporteraient comme des agresseurs à l’égard de ces populations. La pratique de la dissuasion nucléaire ressemble beaucoup à ce type de dilemme. Les victimes – ceux qui sont pris en otages ou leurs ayants droits – sont alors en état de légitime défense. Ils peuvent donc riposter à l’agression. C’est la raison pour laquelle les armements, comme leur utilisation, doivent être sélectifs. Ces armes doivent dans la mesure du possible frapper les agresseurs. Un usage de la dissuasion nucléaire dans une stratégie anti-cité semble profondément immoral. Les bombardements à haute altitude aussi. Sous cet angle, l’évolution de la technologie militaire a fait de gros progrès puisque l'on peut frapper un ministère dans une grande ville comme Belgrade ou Bagdad sans dommages collatéraux. Mais que vaut cette approche déontologique face à un prédateur pour qui les êtres humains peuvent être traités comme des animaux et éradiqués en masse, comme on le fait actuellement pour des poulets ou des vaches folles au nom de la protection du consommateur, pour la protection d’un peuple, d’une race, d’une classe sociale ou d’un idéal religieux ? Il semble difficile alors de rejeter une argumentation conséquencialiste, nous disent les partisans de la dissuasion. La légitime défense doit être efficace c’est-à-dire aboutir au résultat souhaité: la protection des droits individuels. Et si la seule manière d’arrêter l’agresseur est de prendre en otage des tiers innocents auquel il tient, doit-on se priver, au nom d’une certaine déontologie, de cet instrument radical pour stopper l’agression? C’est justement le propre d’une argumentation déontologique que de s’interdire l’usage d’un instrument qui, même s’il est très efficace, viole les droits de propriété sur soi de tiers innocents. La cause semble entendue. Cependant il faut encore démontrer que la dissuasion nucléaire viole les droits de tiers innocents. Revenons à la prise d’otage d’un individu, tiers au conflit (par exemple, les enfants de l’inspecteur des impôts ou l’ensemble des moscovites dans une stratégie nucléaire anti-cité aux temps de la guerre froide entre l'Ouest et L'Est). La caractéristique principale de la dissuasion par la prise d’otages, tiers au conflit entre le prédateur et la victime, est que la victime, qui cherche à se protéger de l’agresseur, annonce qu’il a l’intention conditionnelle de provoquer la mort d’innocents par dizaine de millions, (innocents auxquels le prédateur est supposé tenir) si l’agresseur agit. Mais avoir l’intention conditionnelle de commettre un crime, ce n’est pas commettre le crime. Ce qui est mal c’est de commettre le crime, non d’en avoir l’intention. Quand la victime prend en otage des innocents auxquels le prédateur tient, pour faire cesser l’agression, et que sa menace est crédible, il signale à l’agresseur le coût d’opportunité réel de son acte d’agression. Il signale aussi aux otages ayant un lien avec l’agresseur que c’est à eux, aussi, de discipliner l’agresseur avec lequel ils ont des liens. Cette dissuasion est là pour empêcher une violation de droits individuels non pour la provoquer ou menacer la vie des otages. Elle signale à l’avance le prix qui sera demandé, à titre de compensation du dommage créé, à l’agresseur. On remarquera que les otages en question ne sont pas des tiers innocents. Ce sont des tiers qui acceptent dans leur rang des prédateurs ou qui acceptent de remettre leur destin entre leurs mains. Il n’y a donc pas nécessairement incompatibilité entre une morale déontologique et une certaine efficacité. Cependant cela nous indique la direction des recherches en matière d’armements. Il faut trouver des armes précises sans effets collatéraux sur des tiers effectivement innocents. Il est intéressant aussi de remarquer que les armes servant à neutraliser, sans tuer, les agresseurs ont un rôle important à jouer dans une vision individualiste des conflits entre États, car d’une certaine manière les véritables agresseurs sont les gouvernements, pas les hommes qu’ils envoient pour commettre le crime. Bien que ces derniers puissent déserter, se révolter contre leurs supérieurs lorsque ceux-ci commanditent un crime, on peut supposer qu’ils sont des tiers innocents au conflit qui les dépasse. Des armes qui les neutralisent, sans les tuer, ont un intérêt stratégique évident dans le cadre de la légitime défense, même si ces militaires doivent être sanctionnés pour avoir exécuté des ordres qui violent les droits individuels fondamentaux de leurs victimes. Quel type d'intervention est admissible? On peut terminer par un retour sur le Les contribuables du pays qui portent secours aux opprimés d'un autre pays sont des tiers innocents au conflit. Ils sont donc agressés par leur propre gouvernement et doivent résister à cette agression. Les seules voies légitime, nous rappelle Murray Rothbard, consistent dans:
2) l'assistance de groupes privés, y compris des Français qui voudraient intervenir pour protéger les populations agressées par leur propre gouvernement, assistance qui peut prendre diverses formes, équipements, combattants volontaires, argent pour financer une armée privée de protection, etc. Conclusion Dans cet article nous n'avons pas la prétention d'aborder toutes les facettes de ce sujet qui demeure complexe, mais plus simplement de resituer la doctrine libérale dans la théorie de la guerre juste pour en souligner, par comparaison, les traits marquants. Le tableau suivant résume les différences que l'on peut observer entre les deux visions de la guerre juste, celle de la doctrine libérale et celle des instances internationales qui reprennent la vision des théologiens catholiques. En fait les différences sont marquantes à la fois dans le « jus ad
Il est intéressant de souligner que les relations inter étatiques se soumettent de plus en plus à la doctrine de la guerre juste telle que développée par les théologiens et les canonistes. Il est aussi frappant de remarquer que cette doctrine est fort éloignée de la doctrine libérale en la matière même si un esprit commun les animent: celui des contraintes morales. On le comprend facilement car la doctrine libérale s'appuie sur un principe d'autonomie individuelle alors que la doctrine traditionnelle de la guerre juste s'appuie sur la notion de souveraineté de l'État. En effet, pour les libéraux la question centrale reste toujours le contrôle de la délégation de pouvoir donnée aux hommes politiques pour traiter des affaires communes, dont celles de décider des guerres et de la façon de les mener. Les hommes politiques sont toujours considérés, du fait de la nature humaine, du monopole de la violence dont ils disposent sur un territoire et de la concentration de ce pouvoir dans les mains de quelques-uns uns d'entre eux, comme des agresseurs potentiels qu'il faut discipliner au même titre que les agresseurs potentiels d'autres États. On peut rappeler la phrase suivante de M. Rothbard:
La racine du mal est donc dans la concentration du pouvoir et de son monopole dans les mains de quelques-uns uns et non pas dans la guerre en soi. La seule façon d'avoir la paix est de réduire l'État ou d'en changer la nature, voire de le supprimer, et non de promouvoir une théorie de la guerre
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