Montréal, 12 avril 2003  /  No 123  
 
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Bertrand Lemennicier est économiste et professeur à l'Université de Paris II. www.lemennicier.com
 
OPINION
 
LA NOTION DE GUERRE JUSTE, 
REVUE ET CORRIGÉE PAR LE LIBÉRALISME
 
par Bertrand Lemennicier
 
 
          Les interventions au Vietnam, au Kosovo, à Panama, en côte d'Ivoire, en Afghanistan ou en Irak en 1991 étaient-elles justifiées ou plus exactement étaient-elles « justes »? Si la guerre qui s'achève contre l'Irak était juste, comment aurait-elle dû être menée? Quelle différence existe-t-il entre la guerre contre le gouvernement irakien et celle contre les combattants islamistes? En quoi les incursions israéliennes dans les territoires occupés par les Palestiniens sont-elles justifiées? Autant de questions qui agitent les commentateurs et les gouvernements alliés des États-Unis. Ces questions reçoivent normalement une réponse cohérente si l'on se reporte à la notion de « guerre juste » 
 
          La théorie de la guerre « juste » traite de la justification de la guerre (jus ad bellum) et comment elle doit être menée (jus in bello) pour respecter les principes moraux qui sous-tendent nos actions individuelles ou collectives. Il s'agit donc d'une réflexion morale sur les buts et les moyens de la guerre à partir d'une vision éthique des interactions humaines. On devine immédiatement que les désaccords auront pour origine les différentes visions que l'on a de la morale. On peut brièvement rappeler cette doctrine de la guerre juste en se reportant aux écrits de Robert L. Holmes. Celui-ci résume cette théorie en s'appuyant en fait sur une conférence organisée par des évêques catholiques qui reprennent une théorie de la guerre développée par saint Augustin et saint Thomas D'Aquin. 
  
          En effet la théorie de la guerre juste a une longue histoire. Sans remonter à la Bible, ni à Aristote ou Cicéron, on peut créditer saint Augustin puis saint Thomas d'Aquin de sa première présentation systématique. Celle-ci inclut non seulement la justification de la guerre mais aussi le type de comportement qui doit être adopté dans de telles circonstances. Les arguments de saint Thomas d'Aquin vont devenir un modèle pour les scolastiques et les juristes. Les plus importants sont: Francisco de Vitoria, Suarez, puis Grotius et Pufendorf. 
  
          Au siècle dernier, avec le développement de l'armement nucléaire et les interventions militaires au Vietnam, à Panama ou au Kosovo ou encore dans le Golfe, cette théorie de la guerre juste a connu un renouveau grâce à l'ouvrage de Michael Walzer, Just and Unjust Wars (1977). Le langage même de « la théorie de la guerre juste » s'est répandu dans les débats publics. Dans la préface de la seconde édition de son livre, Walzer mentionne que l'intervention au Panama fut baptisée « Opération juste cause ». Alors que le monde vient d'être secoué par la deuxième guerre du Golfe, il est bon de revenir sur cette théorie. On peut la résumer brièvement de la façon suivante.
  
Théorie de la guerre juste 
  
          Le « jus ad bellum » implique une cause « juste » pour faire la guerre, qui consiste à empêcher un gouvernement criminel de nuire pour protéger la vie d'innocents et sécuriser les droits fondamentaux de l'homme. Cette guerre doit être déclarée comme telle par une autorité légitime responsable de l'ordre public international (le Conseil de Sécurité de l'ONU) et non par des individus ou des groupes privés. Ceux qui font la guerre doivent avoir des intentions « droites »  et n'avoir aucun intérêt dans l'issue de la guerre autre que la paix, avoir épuisé toutes les autres alternatives pacifiques de résolution du conflit (diplomatie), et avoir une chance raisonnable de succès (guerre courte contre un adversaire plus faible) en usant de moyens proportionnés aux fins (en n'utilisant pas l'arme atomique).  
  
          Le « jus in bello » implique des règles de comportement pendant la guerre qui respectent les deux principes suivants: celui de la discrimination et de la proportionnalité. La discrimination veut dire que l'on sépare les combattants des non-combattants ou des personnes innocentes, civils, femmes, enfants, prisonniers, etc. Le principe de proportionnalité implique que les effets collatéraux de la violence comme ses effets directs en termes de destructions de biens matériels ou de vies humaines soient minimisés (frappes militaires chirurgicales). L'idée est que la bataille s'arrête avant que cela ne devienne un massacre. Le « jus in bello » requiert que les intervenants dans la guerre soient responsables de leurs actes. Ils ne peuvent tuer des civils ou des combattants qui se rendent (Tribunal de Nuremberg, création d'un tribunal pénal international).  
  
          Il est frappant de remarquer que les guerres récentes semblent satisfaire ces pré-requis édictés par des théologiens qui vivaient au moyen âge. D'où l'intérêt d'une réflexion sur l'actualité de cette notion de guerre juste. 
  
Les problèmes soulevés par la doctrine de la guerre juste 
  
          Une telle théorie n'est pas sans soulever de problèmes. Ainsi la notion d'une cause juste pour faire la guerre n'est pas aussi simple à définir que cela. Entre l'invasion d'un territoire, le Koweit, par une armée irakienne publique et nationale comme lors de la première guerre du Golfe, et l'attaque des Twin Towers par des bandes armées privées, il y a de sérieuses différences. Dans un cas il s'agit de restituer un territoire envahi par un agresseur à ses occupants; dans l'autre cas, de poursuivre des agresseurs pour qu'ils rendent des comptes et qu'ils réparent le crime qu'ils ont commis ou pour les empêcher de nuire à nouveau. Si la cause semble juste, la façon de mener la guerre n'est pas du tout la même. Une guerre peut être « juste », mais la façon de la mener peut ne pas l'être.  
  
          Mais est-ce qu'une cause juste s'arrête uniquement à la destruction de biens ou au vol d'un territoire? Si la notion de bien s'élargit à des biens non tangibles comme l'honneur, le sentiment d'être menacé, le sentiment d'injustice sociale, ou à des idéaux religieux ou nationaux, toutes les guerres ne deviennent-elles pas « justes »? Quand les islamistes font la guerre « sainte » (la Jihad), font-ils la guerre pour récupérer un honneur perdu et venger une « injustice » ou pour instaurer leur souveraineté ou leur conception de la vie au reste du monde? Quand les Américains se lancent dans une expédition militaire pour punir un récalcitrant qui refuse de rendre les armes qu'il cache sur son territoire, parce que la possession de ces armes est ressentie par eux comme une menace, font-ils une guerre juste ou plus simplement luttent-ils pour préserver leur quasi-monopole militaire sur le reste du monde qui pourrait être mis à mal par la dissémination de l'arme nucléaire? 
  
          Dans cette doctrine, il semble bien que l'on rejette les guerres qui ont pour objet d'agrandir un territoire ou satisfaire une ambition politique. La guerre menée par Napoléon Bonaparte en Égypte était alors « injuste » car elle servait ses ambitions personnelles, et celles de Hitler ou Saddam Hussein l'étaient aussi lorsqu'ils cherchaient tous deux à agrandir leur territoire. Mais ces derniers prétendaient reprendre possession de territoire leur appartenant! Et le premier prétendait délivrer les Égyptiens de l'oppression des Anglais. Que dire lorsque les deux camps prétendent soutenir une guerre « juste », comme en ce moment entre les islamistes et les Américains? 
  
          Est-ce qu'une atteinte à l'honneur est une injustice? Est-ce que le fait de ne pas partager les us et coutumes du pays est une insulte? Un embargo est-il une agression? On voit tout de suite que celui qui dit ce qui est juste ou « injuste » ne peut pas être celui qui initie la force. Mais qui (ou quelle institution ) est habilité à dire qu'une guerre est « juste »? La notion d'autorité légitime, qui dit ce qu'est une cause juste, n'est pas non plus évidente. Est-ce le gouvernement d'un État, expression de la souveraineté populaire, qui doit dire que la cause est juste en vertu du fait que ce sont ses citoyens qui ont été victimes d'une agression ou qu'ils se sentent menacés par une agression? Est-ce le droit international ou une organisation internationale expression d'un cartel d'États comme l'ONU qui doit en décider, comme le suggère le Président de la République française? Pourquoi pas les individus eux-mêmes, victimes d'une injustice commise par des agresseurs puisque les hommes politiques ne sont normalement que leurs délégués? Quelle valeur accorder à la voix d'un cartel d'États comparée par exemple à celle d'un juge? 
  
          La « droiture » des intentions n'est pas toujours aussi simple à déceler. Quand Bonaparte fait sa campagne en Égypte, il prétend délivrer les Égyptiens du joug des Mamelouks et des Anglais, il veut aussi apporter la civilisation aux Égyptiens. Mais entre-temps il s'empare d'un obélisque que l'on voit place de la Concorde et qui n'a jamais été restitué. Les intentions seront jugées comme « droites », s'il n'y a pas d'intérêts privés des gouvernants derrière l'intervention. Or, dans les débats publics en Europe, beaucoup de journalistes ou d'hommes politiques soupçonnent les Américains d'avoir des intérêts privés dans le Golfe qui justifieraient une intervention militaire. Celle-ci deviendrait « injuste » parce que biaisée par les intérêts particuliers des compagnies pétrolières américainss, intérêts non partagés par le reste de la communauté internationale.  
  
          Cette doctrine de la guerre juste qui fait appel à des principes moraux rencontre deux types d'opposition. L'une est que, dans des circonstances exceptionnelles comme les guerres, la notion même de morale n'a plus de sens. La morale est faite pour les circonstances ordinaires et non pour des situations d'urgence. On retrouve cette position, qui consiste à s'affranchir de considérations morales dans l'étude des guerres comme dans leur justification, chez les réalistes en politique comme Machiavel ou chez les holistes qui considèrent l'État souverain comme une entité métaphysique. L'autre opposition ou réticence provient du fait qu'il existe une grande variété de morales qui ne se recoupent pas et sont souvent antinomiques. Par exemple pour un conséquencialiste seul le résultat compte: la fin (gagner la guerre) justifie les moyens (l'usage de la bombe atomique). Pour un déontologue seules les règles comptent, même si cela veut dire perdre la guerre. Et même à l'intérieur de ces deux grandes visions de la morale il existe diverses façons de juger du « bien » ou du « mal » qui ne conduisent malheureusement pas aux mêmes préceptes. Très souvent les gouvernants ou les militaires utilisent, dans leur langage, des principes moraux contradictoires parce qu'ils ne perçoivent pas les fondements éthiques des jugements de valeur qu'ils formulent. Cette diversité ou cette absence de consensus jette un doute sur l'utilité d'une réflexion morale sur le thème de la guerre.  
  
          Mais aujourd'hui une telle position n'est pas soutenable même pour les hommes politiques qui doivent convaincre l'opinion publique qu'ils ont raison de faire la guerre. Les considérations morales rejoignent l'art de la rhétorique ou de la persuasion. On ne peut donc faire l'économie de cette réflexion.  
  
          Ce rappel n'est pas inutile pour mieux cibler l'apport de la pensée libérale dans cette discussion. En effet, celle-ci s'inscrit dans une théorie de la guerre juste mais contrairement à ceux qui soutiennent cette doctrine, son principal mérite réside dans la cohérence et la clarté avec laquelle elle développe cette théorie. C'est ce que nous voulons montrer dans les lignes qui suivent. 
  
Doctrine libérale et théorie de la guerre « juste »  
  
          Dans une société où les individus sont libres, l’organisation de la protection des droits individuels est dans les mains de chacun puisque chacun a la pleine « souveraineté » sur lui-même. L'organisation de cette protection n'a qu'un objet: la protection de la propriété de l'individu sur lui-même et sur les biens qu'il a acquis « justement ». Il ne peut pour des raisons de compatibilité des droits individuels user de la violence ou de la coercition pour atteindre ses fins privées. Le principe de non-agression ou de non-coercition est à la base d'une théorie de la liberté individuelle et donc aussi d'une théorie de la guerre juste. 

          Cela implique deux choses: d'une part, toute guerre « offensive » ne peut avoir pour objet que la récupération des biens tangibles ou territoires privés appropriés « injustement » par les agresseurs et/ou la réparation des dommages causés par eux lors de leurs actions; d'autre part, une organisation militaire qui respecte un principe général de non-coercition laissant la possibilité pour chaque individu d’assurer sa propre défense comme il l’entend. En effet, lorsque cet individu s’associe avec d’autres pour protéger ses droits fondamentaux, il s’engage dans une société politique, et le fait dans l’esprit de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789:  

    Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété et la résistance à l'oppression.
          Ce point est important vis-à-vis de la question de savoir qui doit dire quand une guerre est juste ou non. Il va de soi que, dans cette approche, ce ne sont pas les gouvernants, quel que soit le régime politique sous lequel ils administrent leurs concitoyens (dictatorial ou démocratique), ni un cartel de gouvernants sous le couvert d'une bureaucratie internationale, qui dictent les termes d'une guerre « juste ». Lorsqu'un individu détient des armes ou paye des gens d’armes, c’est pour assurer la protection de ces droits fondamentaux et non pour assurer la pérennité d’un gouvernement en place. Il accepte de verser son sang pour préserver sa liberté, sa vie ou sa propriété ainsi que celles des êtres qui lui sont chers et non pour préserver la vie des membres d’un groupe particulier d’individus au pouvoir. Il peut ainsi mener une guerre « juste » contre son propre gouvernement. Dans cette vision, ce sont les victimes ou leurs ayant droits qui demandent réparation, non pas d'une manière arbitraire mais au travers d'un système privé et concurrentiel de justice arbitrale. Ce sont donc les juges ou les arbitres qui dictent ce qui sera une « guerre juste » et le principe immédiat qui se dégage de ce système est celui de la légitime défense 
  
Le principe de légitime défense: « Jus ad bellum » 
  
          L’usage des armées implique donc la protection contre une agression créant un tort de la part d’autres bandes armées. Cette agression se caractérise par un manquement grave à l’obligation de respecter les droits fondamentaux des individus (par exemple le pillage d’un territoire qui est la propriété ou la copropriété des individus qui y habitent), par la création d’un dommage mesurable, et par une connexion entre les manquements à l’obligation et le dommage. Le premier – le manquement à une obligation doit causer le second – le dommage. Cela exclut les « agressions » comme l'atteinte à l'honneur, les insultes, les injustices autres que celles qui impliquent une violation des droits individuels. Cela exclut les guerres dont les buts sont d'imposer un idéal spirituel, social ou religieux. Cela exclut aussi toute intervention sous le seul prétexte que l'agresseur supposé aurait l'intention d'agresser autrui ou détiendrait des armes dangereuses.  
  
          L’armée intervient donc uniquement en cas de légitime défense et s’il y a dommage. Pour obtenir réparation, elle poursuit les agresseurs (droit de suite). Il n’y a pas fondamentalement de différence entre une agression individuelle et une agression organisée par une masse d’individus. Nous avons là une réponse simple et non ambiguë à la question de savoir ce qui différencie l'intervention par les USA en Irak en 2003 de celle de 1991 dénommée « tempête du désert » suite à l'invasion de l'émirat du Kuweit par les armées de Saddam Hussein. Il n'y a pas eu d'« agression » ni de dommages causés à autrui de la part de l'Irak en 2003.  
  
          La mission des armées est simple et claire. Il s’agit d’un corps de professionnels des armes spécialisés dans une protection particulière: la protection contre des prédateurs qui viendraient en masse et que l’on ne pourrait arrêter autrement. Les autres types de menaces font appel à d’autres professionnels en charge de la sécurité et de la protection des droits fondamentaux des individus ou nécessitent l'abolition d'un ensemble d'interférences de l'État dans la vie économique et sociale qui produisent de manière non attendues ses menaces.  
  
          Les principes de légitime défense et de poursuite des agresseurs responsables des dommages causés constituent les piliers de toute intervention militaire. C’est la raison pour laquelle la décision de l’intervention militaire devrait être mise dans les mains de juges et non pas dans les mains d’hommes politiques prêts à user d’une armée de citoyens ou de professionnels pour satisfaire les intérêts privés de ceux qui les ont portés au pouvoir et très souvent pour conforter leur propre pouvoir politique. C'est aussi une différence essentielle avec la théorie de la guerre juste. Le « juge » ou l'« arbitre » et les assureurs dictent les termes de la « guerre juste » et du principe de réparation qui s'ensuit. Il n'y a pas de différence entre un crime ordinaire et une agression par des hommes d'État. 
  
     « Nous avons une réponse simple et non ambiguë à la question de savoir ce qui différencie l'intervention par les USA en Irak en 2003 de celle de 1991 dénommée "tempête du désert" suite à l'invasion de l'émirat du Kuweit par les armées de Saddam Hussein. Il n'y a pas eu d'"agression" ni de dommages causés à autrui de la part de l'Irak en 2003. »
 
          Cette question en soulève une autre: celle de la responsabilité des hommes politiques qui engagent les agressions ou qui commanditent des guerres. Ils n'agissent pas par eux-mêmes mais commandent, donnent des ordres. Cette responsabilité est-elle pleine et entière ou bien réside-t-elle partiellement ou en totalité dans les mains de ceux qui exécutent leurs ordres? La réponse est que cette responsabilité repose entièrement dans les mains de ceux qui exécutent les ordres et non dans les donneurs d'ordre. Là aussi il existe une différence essentielle avec la théorie de la guerre juste. Ce sont les exécutants qu'il faut sanctionner parce qu'ils sont responsables de leurs actes et qu'ils doivent désobéir aux ordres quand ceux-ci violent les droits individuels de tiers innocents. La désobéissance civile ou militaire est la règle que les individus doivent suivre pour empêcher un gouvernement de se lancer dans une guerre « injuste ». 
  
          Des principes généraux,« jus ad bellum » on peut passer aux règles pratiques de l’usage des armes « jus in bello ». Comme le fait remarquer E. Mack les choses ne sont jamais aussi simples qu’on le voudrait! L’usage d’une armée dans sa frappe n’est jamais aussi sélectif qu’on le souhaite. Une armée en campagne n’est pas comme un fusil à lunette. Ainsi l’usage d’une bombe a des effets collatéraux sur des innocents. Est-il admissible de tuer des innocents (ou de menacer de tuer des innocents), qui ne sont pour rien dans le conflit, pour combattre (ou dissuader) les agresseurs?  
  
          Peut-on tuer des soldats irakiens qui envahiraient notre sol sachant qu’ils ont été enrôlés de force? Ne sont-ils pas innocents eux aussi? Peut-on initier une intervention militaire préventive contre le dictateur irakien ou celui de Serbie, ou encore comme certains a posteriori l’auraient souhaité contre l’Allemagne hitlérienne? Peut-on sacrifier tous les principes moraux dans le seul but de gagner la guerre? Peut-on torturer des agresseurs, des complices ou des innocents pour obtenir des renseignements que l’on suppose vitaux pour la poursuite du combat? Peut-on exécuter ses propres soldats s’ils refusent d’obéir aux ordres? Doit-on intervenir militairement pour sauver des individus ou des populations qui ne vous ont rien demandé et avec lesquelles vous n’avez aucun lien, par simple souci humanitaire? Peut-on pratiquer dans un contexte militaire l’assistance à personnes en danger?  
  
Les limites de la légitime défense: « Jus in bello » 
  
          La légitime défense est une riposte à une agression contre des biens et/ ou des personnes. Il s’agit d’empêcher l’agression ou de poursuivre l’agresseur pour qu’il restitue ou répare les torts causés à des victimes. 
  
          La première contrainte morale imposée par la légitime défense est la proportionnalité de la riposte. Imaginons une invasion de Tahiti par les Australiens. Ceux-ci excédés par les essais nucléaires de la France dans leur sphère d’influence décident d’agir militairement. L’armée française peut-elle atomiser Sydney, à l’arme nucléaire, pour protéger Tahiti d’une invasion australienne?  
  
          La seconde contrainte morale imposée par une légitime défense est que la riposte ne frappe pas des tiers innocents (principe de discrimination). La victime d’une agression ne peut être tenue pour responsable des effets collatéraux non prévisibles induits par sa riposte mais elle peut l’être si ces effets sont prévisibles. Il est clair que si vous savez que dans la riposte, vous pouvez blesser ou tuer quelqu’un, tiers innocent à l’agression, vous devenez agresseur à son égard. Le principe de légitime défense ne s’applique qu’aux agresseurs. L’action de légitime défense sera alors injustifiée. Cependant, si la victime d’une agression doit mettre en balance sa vie et celle du tiers innocent ou si l’agresseur recherche l’impunité en commettant son forfait au voisinage d’innocents, la décision de riposter ou non reste dans les mains de la victime. Quand l’agresseur recherche cette impunité, il prend des innocents en otage. Les otages, de tiers innocents, deviennent victimes.  
  
          Cependant peut-on prendre en otage quelqu’un pour dissuader un agresseur éventuel d’agir ou un agresseur réel de continuer son agression? Qui agresse qui? Peut-on menacer un inspecteur des impôts de vitrioler ses enfants pour qu’il cesse ses agressions permanentes sur le portefeuille des contribuables? Peut-on prendre en otage une population pour dissuader les terroristes (ou les résistants) d’agir? La réponse semble clairement négative. Quand les Allemands prennent en otage la population française pour dissuader les résistants d’agir et de tuer des militaires allemands, leur comportement est immoral parce que ce sont eux les agresseurs. Si le gouvernement français prenait en otage la population musulmane pour dissuader les intégristes de poser des bombes dans le métro parisien, clairement le gouvernement français serait l’agresseur. Et si les intégristes musulmans prenaient en otages des Français pour libérer leurs compagnons emprisonnés, ils se comporteraient comme des agresseurs à l’égard de ces populations. La pratique de la dissuasion nucléaire ressemble beaucoup à ce type de dilemme. Les victimes – ceux qui sont pris en otages ou leurs ayants droits – sont alors en état de légitime défense. Ils peuvent donc riposter à l’agression.  
  
          C’est la raison pour laquelle les armements, comme leur utilisation, doivent être sélectifs. Ces armes doivent dans la mesure du possible frapper les agresseurs. Un usage de la dissuasion nucléaire dans une stratégie anti-cité semble profondément immoral. Les bombardements à haute altitude aussi. Sous cet angle, l’évolution de la technologie militaire a fait de gros progrès puisque l'on peut frapper un ministère dans une grande ville comme Belgrade ou Bagdad sans dommages collatéraux. 
  
          Mais que vaut cette approche déontologique face à un prédateur pour qui les êtres humains peuvent être traités comme des animaux et éradiqués en masse, comme on le fait actuellement pour des poulets ou des vaches folles au nom de la protection du consommateur, pour la protection d’un peuple, d’une race, d’une classe sociale ou d’un idéal religieux ? Il semble difficile alors de rejeter une argumentation conséquencialiste, nous disent les partisans de la dissuasion. 
  
          La légitime défense doit être efficace c’est-à-dire aboutir au résultat souhaité: la protection des droits individuels. Et si la seule manière d’arrêter l’agresseur est de prendre en otage des tiers innocents auquel il tient, doit-on se priver, au nom d’une certaine déontologie, de cet instrument radical pour stopper l’agression? C’est justement le propre d’une argumentation déontologique que de s’interdire l’usage d’un instrument qui, même s’il est très efficace, viole les droits de propriété sur soi de tiers innocents. La cause semble entendue. 
  
          Cependant il faut encore démontrer que la dissuasion nucléaire viole les droits de tiers innocents. Revenons à la prise d’otage d’un individu, tiers au conflit (par exemple, les enfants de l’inspecteur des impôts ou l’ensemble des moscovites dans une stratégie nucléaire anti-cité aux temps de la guerre froide entre l'Ouest et L'Est). La caractéristique principale de la dissuasion par la prise d’otages, tiers au conflit entre le prédateur et la victime, est que la victime, qui cherche à se protéger de l’agresseur, annonce qu’il a l’intention conditionnelle de provoquer la mort d’innocents par dizaine de millions, (innocents auxquels le prédateur est supposé tenir) si l’agresseur agit. Mais avoir l’intention conditionnelle de commettre un crime, ce n’est pas commettre le crime. Ce qui est mal c’est de commettre le crime, non d’en avoir l’intention. Quand la victime prend en otage des innocents auxquels le prédateur tient, pour faire cesser l’agression, et que sa menace est crédible, il signale à l’agresseur le coût d’opportunité réel de son acte d’agression. Il signale aussi aux otages ayant un lien avec l’agresseur que c’est à eux, aussi, de discipliner l’agresseur avec lequel ils ont des liens. Cette dissuasion est là pour empêcher une violation de droits individuels non pour la provoquer ou menacer la vie des otages. Elle signale à l’avance le prix qui sera demandé, à titre de compensation du dommage créé, à l’agresseur. On remarquera que les otages en question ne sont pas des tiers innocents. Ce sont des tiers qui acceptent dans leur rang des prédateurs ou qui acceptent de remettre leur destin entre leurs mains. Il n’y a donc pas nécessairement incompatibilité entre une morale déontologique et une certaine efficacité. 
  
          Cependant cela nous indique la direction des recherches en matière d’armements. Il faut trouver des armes précises sans effets collatéraux sur des tiers effectivement innocents. 
  
          Il est intéressant aussi de remarquer que les armes servant à neutraliser, sans tuer, les agresseurs ont un rôle important à jouer dans une vision individualiste des conflits entre États, car d’une certaine manière les véritables agresseurs sont les gouvernements, pas les hommes qu’ils envoient pour commettre le crime. Bien que ces derniers puissent déserter, se révolter contre leurs supérieurs lorsque ceux-ci commanditent un crime, on peut supposer qu’ils sont des tiers innocents au conflit qui les dépasse. Des armes qui les neutralisent, sans les tuer, ont un intérêt stratégique évident dans le cadre de la légitime défense, même si ces militaires doivent être sanctionnés pour avoir exécuté des ordres qui violent les droits individuels fondamentaux de leurs victimes.  
  
Quel type d'intervention est admissible? 
  
          On peut terminer par un retour sur le « jus ad bellum ». Les interventions de l’armée française pour les motifs les plus divers, de la cause humanitaire en Yougoslavie à l’assistance à des gouvernements qui agressent leurs propres citoyens en Afrique, en passant par la participation à des opérations de police internationale comme en Irak, en Bosnie ou au Kosovo, ne rentrent pas dans le cadre des principes de la légitime défense ni de la poursuite d’agresseurs pour réparation de torts causés à des Français. S’il n’y a aucune menace contre des Français et s’il n’y a pas de contrat de protection offert à des étrangers, l’intervention est moralement bien difficile à justifier. En effet, de quel droit peut-on s'ingérer dans la vie privée (ou publique) d'autres individus sans que ces derniers appellent au secours? Même s'ils appellent au secours, de quel droit peut-on agresser ses propres concitoyens par l'impôt pour financer une protection à des gens qui appellent au secours? Les contribuables désapprouvent le paiement des secours à des sportifs qui prennent des risques inconsidérés pour leur vie et qui mettent en danger la vie d'autres personnes pour leur propre plaisir alors qu'ils peuvent s'assurer et faire appel à une protection privée. Est-ce vraiment différent avec des populations opprimées par leur propre gouvernement qui appellent au secours? N'ont-ils pas à un moment donné accepté une dictature ou un gouvernement qui les opprime? 
  
          Les contribuables du pays qui portent secours aux opprimés d'un autre pays sont des tiers innocents au conflit. Ils sont donc agressés par leur propre gouvernement et doivent résister à cette agression. Les seules voies légitime, nous rappelle Murray Rothbard, consistent dans: 
    1) le soulèvement populaire contre l'oppression; 
      
    2) l'assistance de groupes privés, y compris des Français qui voudraient intervenir pour protéger les populations agressées par leur propre gouvernement, assistance qui peut prendre diverses formes, équipements, combattants volontaires, argent pour financer une armée privée de protection, etc.
          En revanche, on peut concevoir de vendre la protection militaire à des étrangers. S’ils font appel à l’armée française pour être défendus contre des agresseurs extérieurs et qu’ils paient les coûts des opérations militaires à l’extérieur, il n’y a rien à redire. S’il s’agit de protéger des Français à l’étranger qui sont menacés par les gouvernants du pays où ils sont, une intervention militaire est concevable, à condition que ces Français qui sont à l’étranger paient une prime d’assurance supérieure à ceux qui sont restés sur le territoire puisqu’une telle protection est plus coûteuse. Toutes les autres formes d’interventions ne semblent pas concevables dans cette notion de guerre « juste » revisitée par la doctrine libérale.  
  
Conclusion 
  
          Dans cet article nous n'avons pas la prétention d'aborder toutes les facettes de ce sujet qui demeure complexe, mais plus simplement de resituer la doctrine libérale dans la théorie de la guerre juste pour en souligner, par comparaison, les traits marquants. 
  
          Le tableau suivant résume les différences que l'on peut observer entre les deux visions de la guerre juste, celle de la doctrine libérale et celle des instances internationales qui reprennent la vision des théologiens catholiques. En fait les différences sont marquantes à la fois dans le « jus ad bellum » et dans le « jus in bello ». 
  
  Doctrine traditionnelle  Doctrine libérale 
Cause juste  Sont injustes les guerres d'expansion territoriales ou d'ambitions personnelles des hommes politiques.  Principe strict de légitime défense 
Autorité légitime  Dans les mains des hommes politiques, États ou Organisations Internationales  Juges, arbitres ou victimes, (Droit naturel des gens). 
Rectitude des intentions  Pas d'intérêts privés sous-jacents  Crime avec victimes, justification des dommages 
Action en dernier ressort  diplomatie  Jugement arbitral avec appel 
Chance raisonnable 
de succès 
On ne fait pas une guerre à un État sachant qu'on va la perdre, principe de précaution  Pas de restriction car on ne fait pas la guerre à un État mais à des hommes qui commettent des crimes 
Discrimination  Combattants, non combattants,  Agresseurs, non-agresseurs. 
Proportionnalité  Proportionnalité dans la riposte et par rapport aux objectifs  Idem plus armes non létales 
Responsabilité 
des combattants 
Responsabilité de ceux qui commandent  Responsabilité de ceux qui exécutent 
  
          Il est intéressant de souligner que les relations inter étatiques se soumettent de plus en plus à la doctrine de la guerre juste telle que développée par les théologiens et les canonistes. Il est aussi frappant de remarquer que cette doctrine est fort éloignée de la doctrine libérale en la matière même si un esprit commun les animent: celui des contraintes morales.  
  
          On le comprend facilement car la doctrine libérale s'appuie sur un principe d'autonomie individuelle alors que la doctrine traditionnelle de la guerre juste s'appuie sur la notion de souveraineté de l'État. En effet, pour les libéraux la question centrale reste toujours le contrôle de la délégation de pouvoir donnée aux hommes politiques pour traiter des affaires communes, dont celles de décider des guerres et de la façon de les mener. Les hommes politiques sont toujours considérés, du fait de la nature humaine, du monopole de la violence dont ils disposent sur un territoire et de la concentration de ce pouvoir dans les mains de quelques-uns uns d'entre eux, comme des agresseurs potentiels qu'il faut discipliner au même titre que les agresseurs potentiels d'autres États. On peut rappeler la phrase suivante de M. Rothbard: 
              C'est dans la guerre que l'État réalise sa véritable nature; il grandit en puissance, en nombre et en fierté, il obtient un empire absolu sur l'économie et la société.
          Pessimisme ou réalisme partagé par Bertrand de Jouvenel dans son livre Du Pouvoir: 
              Tout progrès du pouvoir à l'égard de la société, qu'il ait été réalisé en vue de la guerre ou pour tout autre objet, donne un avantage dans la guerre.
          Cet avantage décisif dans la concentration du pouvoir se propage à tous les États pour « équilibrer » les puissances politiques dans la guerre.  
  
          La racine du mal est donc dans la concentration du pouvoir et de son monopole dans les mains de quelques-uns uns et non pas dans la guerre en soi. La seule façon d'avoir la paix est de réduire l'État ou d'en changer la nature, voire de le supprimer, et non de promouvoir une théorie de la guerre « juste » qu'un organisme étatique aura pour objet de mettre en oeuvre. La théorie de la guerre juste dans une perspective libérale est une théorie de la protection individuelle et non de celle des États.  
 
 
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