Montréal, 12 avril 2003  /  No 123  
 
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Pascal Salin est professeur d'économie à l'université de Paris Dauphine. Il est l'auteur de Libéralisme (Paris, Odile Jacob, 2000).
Cet article est paru dans Le Figaro du 7 avril 2003.
 
OPINION
 
LA CROISSANCE ENTRAVÉE
 
par Pascal Salin
  
 
          L'inspiration de la politique économique du gouvernement Raffarin ressemble, hélas, à celle de tous les gouvernements, de droite ou de gauche, qui l'ont précédé. Mais l'échec patent de toutes ces politiques – qui a conduit la France dans les derniers rangs de la prospérité parmi les pays européens – n'a pas servi de leçon. Comment caractériser cette politique? C'est une combinaison hautement incohérente d'un volontarisme économique – que traduit l'importance exceptionnelle de l'interventionnisme étatique en France – et d'un fatalisme qui relève de « l'économie-vaudou »: la croissance et l'emploi seraient le produit de quelques forces magiques supérieures et mystérieuses.
 
          « La croissance sera-t-elle au rendez-vous? », se demande-t-on avec inquiétude, comme si la croissance était un personnage susceptible d'ouvrir à volonté la porte de la France et d'y répandre ses bienfaits. Mais cette pensée magique – autre incohérence – se combine aussi avec un mécanicisme grossier qui conduit à imaginer de manière parfaitement arbitraire quelques vagues relations de causalité: la croissance française serait « tirée » par la croissance extérieure (elle-même inexplicable...) ou par la consommation intérieure (elle-même tout autant inexplicable...) ou « freinée » par une guerre en Irak à laquelle nous ne participons pas... 
  
Croissance planifiée  
  
          Pour que la croissance revienne, pour que l'emploi reprenne, il nous faudrait alors attendre... attendre que la guerre en Irak se termine, que la croissance mondiale se redresse, que les consommateurs français fassent leur devoir de citoyen en augmentant leur consommation pour nourrir la croissance nationale. Et en attendant que tout cela se produise miraculeusement, le gouvernement agit, c'est-à-dire qu'il dépense, qu'il subventionne et qu'il réglemente. Mais au lieu de libérer les forces créatrices, il se préoccupe d'aménager l'architecture des pouvoirs: il réforme les procédures électorales pour mieux assurer l'hégémonie du pouvoir en place, il « régionalise » – ce qui risque surtout de multiplier les centres de décision et les dépenses publiques – tout en affirmant sans aucune preuve que ceci apportera un point de croissance supplémentaire – encore une invocation de l'économie-vaudou... 
  
          Nous en conviendrons cependant aisément, dans cette course perpétuelle vers l'échec, les gouvernants ont une excuse: ils ne font que répéter les discours de ceux qu'on appelle des experts. Or, ces derniers font croire qu'ils ont compris les relations causales qui expliqueraient les phénomènes macroéconomiques, mais ils sont pour la plupart, eux aussi, victimes d'une approche mécaniciste. Il ne faut donc pas s'étonner si leurs prévisions s'avèrent rarement correctes. Ainsi, tous les modèles de prévision, tout au moins en France, sont fondés sur l'idée, d'inspiration keynésienne, que la croissance économique s'expliquerait par l'évolution de la demande globale ou de certaines de ses composantes. Keynes avait arbitrairement distingué des variables macroéconomiques dites exogènes (en ce sens qu'elles ne dépendaient d'aucune décision humaine, d'aucune action humaine?) – par exemple l'investissement, le déficit public ou le solde commercial – et des variables endogènes, par exemple la consommation. D'après lui, en manipulant les variables exogènes – ces grandes manettes de la machine sociale à la disposition des gouvernements –, on pouvait faire varier le revenu et l'emploi. 
  
          Mais les gouvernants, les « experts » et l'opinion ont trouvé commode d'ajouter la consommation à la liste des variables exogènes, ce que Keynes lui-même n'avait jamais osé faire. Celle-ci est devenue la variable magique des conjoncturistes et l'instrument de prédilection des politiques économiques. L'explication de cette dérive intellectuelle est elle aussi simple à comprendre: en prétendant que l'augmentation de la consommation était capable de « tirer » la croissance, on légitimait les revendications salariales sous le prétexte que les salariés consommaient relativement plus que les autres. Des gouvernements démocratiques soucieux de l'appui du plus grand nombre possible d'électeurs ne pouvaient qu'être sensibles à cet argument démagogique. Pourtant comment la consommation pourrait-elle jouer ce rôle moteur et autonome, alors qu'on ne peut consommer que ce que l'on a gagné et qu'on ne peut gagner qu'en fonction de ce que l'on a produit? 
  
     « Si nos gouvernants, faute de faire l'effort de raisonnement minimal pour comprendre les causes de la croissance, s'en remettaient au moins à l'expérience, ils constateraient qu'il existe une relation positive incontestable entre la croissance et l'épargne, entre la croissance et la liberté économique. »
 
          Privilégier ainsi la consommation c'est aussi faire une autre erreur intellectuelle: c'est supposer que les ressources non consommées, c'est-à-dire celles qui sont épargnées, disparaissent du circuit économique. C'est pourtant bien le contraire qui est vrai: les ressources consommées sont détruites par la consommation, alors que les ressources épargnées sont réintroduites dans le circuit économique pour permettre de produire des ressources supplémentaires. C'est l'effort d'épargne qui permet la croissance, car il signifie renoncer à une consommation présente pour obtenir plus de richesses dans le futur. Si nos gouvernants, faute de faire l'effort de raisonnement minimal pour comprendre les causes de la croissance, s'en remettaient au moins à l'expérience, ils constateraient qu'il existe une relation positive incontestable entre la croissance et l'épargne, entre la croissance et la liberté économique. 
  
Interrogation requise 
  
          Au lieu de raisonner en termes globaux et mécaniques, il faut s'interroger sur le système d'incitations qui conduit les individus à produire davantage, à travailler davantage, à innover davantage, à épargner et à investir davantage. Or, les structures institutionnelles de la France sont maintenant telles, après des années de socialisme de gauche et de droite, que tout est fait pour punir les efforts de travail (les 35 heures, les retraites anticipées), de production ou d'épargne (la fiscalité, les réglementations). Dans ces conditions il est vain d'attendre que « la croissance soit au rendez-vous ». 
  
          Il est lassant d'avoir à le répéter indéfiniment: contrairement à ce que vient encore d'affirmer récemment le président de la République ce n'est pas la baisse des impôts qui est conditionnée par la croissance, c'est la croissance qui est conditionnée par la baisse des impôts. Ce ne sont pas les dépenses publiques en faveur de l'emploi, le « traitement social du chômage » ou les réglementations contre les licenciements qui feront reculer le chômage, mais le retour à la liberté contractuelle et le reflux de l'État.  
  
          Si l'on n'a pas compris cela, c'est en vain que l'on attendra le retour de la croissance d'une quelconque relance mondiale, d'un retour à la paix ou d'une augmentation spontanée de la consommation. Les sources de la croissance existent potentiellement, elles existent dans la France d'aujourd'hui, dans les cerveaux et le courage de ces millions d'entrepreneurs, de salariés, d'épargnants qui seraient prêts à créer des richesses si l'État ne les spoliait pas par ses impôts et ne les paralysait pas par ses réglementations. Les sources de la croissance ne sont pas extérieures à notre pays, elles sont intérieures, elles ne relèvent pas d'une mécanique globale, mais des efforts innombrables des individus, elles ne sont pas d'ordre matériel, mais intellectuel, c'est-à-dire qu'elles dépendent de l'imagination et du goût du travail de millions d'individus. 
  
          Mais pour que leurs qualités et leurs aptitudes s'épanouissent, il faut tout simplement leur en laisser la liberté. Faute de l'avoir compris, l'actuel gouvernement échouera, il a même déjà échoué, comme le premier ministre est d'ailleurs forcé de l'admettre. Un autre gouvernement lui succédera et échouera également, à moins que... le miracle se produise, la compréhension de la réalité humaine. 
 
 
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