Montréal, 16 août 2003  /  No 127  
 
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Marc Grunert enseigne les sciences physiques dans un lycée de Strasbourg et anime le Cercle Hayek, consacré à la réflexion et à la diffusion du libéralisme. Il est également éditeur adjoint du QL pour la section européenne.
 
ENTRETIEN
 
ENTRETIEN AVEC HENRI LEPAGE
DEMAIN LE CAPITALISME 
(première partie: GENÈSE) 
 
par Marc Grunert
  
 
Marc Grunert: Henri Lepage, cet entretien est destiné au Québécois libre et porte sur vos deux ouvrages, Demain le capitalisme et Demain le libéralisme et leurs prolongements. Le premier de ces ouvrages a été publié il y a 25 ans. C'est une référence pour les libéraux et pour les libertariens. Dans ce livre vous avez réuni en un tout très cohérent divers travaux des économistes et philosophes libéraux américains dont le but était de démontrer la supériorité du marché libre à la fois sur le plan économique et sur le plan éthique. Ma première question est la suivante: dans quelle mesure peut-on dire que le capitalisme est encore pour demain?
 
Henri Lepage: D’abord je voudrais dire que mon livre n’est pas fondateur, je n’ai pas inventé quoi que ce soit. Ce que j’ai fait à l’époque, c’était un reportage pour mettre les gens au courant du fait que le libéralisme était une doctrine intellectuelle en plein renouvellement. Et cela sur des bases scientifiques; c’était ça l’aspect nouveau.  
  
Je me rappelle quand j’ai fait ça à mes débuts, c’était en 76, le mot « libéralisme » était honteux. Aujourd’hui, afin de le rendre honteux on parle d’« ultra-libéralisme », mais à l’époque le seul fait de dire « libéralisme », ça faisait vieillot, ça faisait poussiéreux, ça faisait une doctrine du passé et je me rappelle qu’à cette époque Giscard d’Estaing voulait inventer un nouveau concept, un nouveau mot, pour remplacer « libéralisme ». Alors ça a été « pluralisme ». Et moi, ce que je voulais à l’époque, c’était de rendre aux mots leur sens.  
  
Donc ce que j’ai fait, c’était un reportage d’idées pour montrer que le libéralisme était une doctrine d’actualité utilisant les recherches scientifiques modernes, des raisonnements scientifiques, et que ce n’était pas seulement de l’idéologie pure comme on le pensait.  
  
Le livre se voulait un livre de vulgarisation intermédiaire. Ni un livre purement journalistique, ni un ouvrage universitaire, mais un ouvrage qui se situe entre les deux niveaux et qui s’adressait à des « prescripteurs d’opinion » c’est-à-dire en fait à des journalistes. 
  
MG: Et dans ce livre en fait, vous avez été un des premiers à montrer comment déconstruire le mythe de l'État grâce à des instruments d'analyse que vous êtes allé chercher aux États-Unis. Alors que cette mythologie de l'État règne en France sans partage. 
  
HL: Je n'ai pas démoli la mythologie et je n'étais pas le seul à l'époque. Il y a d'autres livres qui ont été publiés par Rosa, par Aftalion; ils revenaient des États-Unis, ils avaient découvert les enseignements de Chicago et eux aussi ont fait leur part, mais seulement c'était des ouvrages universitaires. Moi j'ai fait un ouvrage de semi-vulgarisation... 
  
MG: Vous avez fait une sorte de synthèse cohérente de tout ce qui se faisait pour finir par une conclusion qui, quand même, était à la fois prophétique et une espérance. 
  
HL: Non, elle ne se voulait pas prophétique. C'est là où il y a un malentendu, le titre Demain le capitalisme ne signifiait pas une prévision sur l'avenir. C'était beaucoup plus une interpellation parce que le titre original, Quand le capitalisme renaîtra, indiquait l'idée d'une renaissance d'une pensée libérale. C'était ça le thème.  
  
Je voulais montrer comment la pensée libérale était en train de renaître, d'évoluer d'une manière scientifique, et démontrer en quelque sorte qu'on pouvait donner un sous-bassement scientifique à une idéologie, à une conception du monde, qui jusque-là était essentiellement de nature politique. Je voulais démontrer comment les travaux en cours dans les universités américaines donnaient un substrat scientifique, une rationalité à ces idées politiques libérales. C'était d'abord une synthèse qui rassemblait des travaux nouveaux. Il faut d'abord que je vous raconte comment je suis arrivé à ça. 
  
J'étais journaliste à l'époque dans un journal qui défendait la libre entreprise sans se prétendre « libéral ». Et il y eut l'échéance électorale de 1978 dont il faut se rappeler l'enjeu. Tout le monde croyait à la victoire des socialistes. Et le thème des socialistes c'était l'autogestion. Et moi j'étais en relation avec des entrepreneurs qui étaient très inquiets. Pour la première fois ceux-ci ont commencé à se mobiliser face à cet enjeu. Il y avait un enjeu politique et intellectuel, ils commençaient à se poser des questions. Et notamment la première question était: comment réfuter tout ce qui se disait sur l'autogestion. C'était ça la grande question pour les entrepreneurs dans les années 74, 75, 76. Et ça m'énervait tellement de voir comment ils s'y prenaient; ils réfutaient en enfilant des mots et des idées toutes faites, mais il n'y avait pas de pensée conceptuelle derrière, pas de réflexion construite, pas de démonstration!  
  
Et, à ce moment-là, moi je me suis rappelé que j'avais dans mes archives un bouquin qui était une analyse économique de l'autogestion, et à cause de cette actualité, je l'ai lu. Et tout a commencé alors par un premier travail que j'ai fait pour une critique rationnelle et scientifique de l'autogestion. Ce qui aboutissait à développer des raisons pour lesquelles une économie libre est supérieure à une économie autogérée.  
  
C'est en lisant ce bouquin que j'ai découvert des travaux que je ne connaissais pas et l'auteur se référait à des articles de magazines américains que j'avais dans mes archives depuis dix ans mais que je n'avais lus. Comme j'étais quasiment en année sabbatique, j'ai pu passer mon temps à lire tous ces papiers. Et c'est en lisant ces papiers-là que j'ai découvert qu'il y avait une démonstration scientifique, une argumentation scientifique, en faveur de la supériorité des idées libérales.  
  
C'est à ce moment-là que j'ai découvert l'École de Chicago, l'École des droits de propriété, et donc une structure analytique ferme, précise, pour analyser le fonctionnement des institutions d'un point de vue critique, comparer leur efficacité relative, etc. Moi j'ai fait mon travail sur l'autogestion dans cette optique-là, ensuite j'ai tiré sur la ficelle, et, ce faisant, j'ai été immédiatement amené à étudier les travaux du Public Choice, c'est-à-dire l'application de la théorie des droits de propriété au monde de la production publique, de la politique et finalement à la critique de l'État. Buchanan, Tullock... Tout cela était totalement inconnu en France. 
  
MG: D'où l'appellation des « nouveaux économistes ». 
  
HL: Oui, alors vous voyez le fil, on ne parle pas de Rothbard, ni de Hayek. Mais à partir de là – et je reviens à mon combat personnel –, il m'a semblé que si on voulait vraiment défendre la société libérale, il fallait défendre le capitalisme, il fallait démontrer comment ça fonctionne, et pour cela donner les instruments. 
  
MG: Pouvez-vous nous rappeler la méthodologie de la théorie des choix publics? 
  
HL: La méthodologie principale c'est de dire que si le marché est imparfait, si la production par le marché est imparfaite, l'État a, lui aussi ses imperfections. Autrement dit, les socialistes ont une démarche, ils regardent ce qui ne fonctionne pas dans le marché, et ils vont en déduire qu'il faut que l'État intervienne. Mais ce n'est pas parce que l'État intervient que tout sera parfait car il y a aussi des défaillances dans la production des biens publics. Alors ces défaillances, vous en trouvez l'analyse chez Buchanan et Tullock – asymétrie de l'information, asymétrie des votes, la théorie des groupes de pression, etc. –, tout cela permet de montrer que la démocratie n'est pas la moyenne de l'ensemble des opinions, qu'elle est largement utilisée par des lobbys particuliers et que ceux qui vont bénéficier de la démocratie ce sont certains groupes particuliers. Tout le monde n'est pas en mesure de s'organiser, il y a des groupes pour lesquels le coût d'organisation est élevé et d'autres pour lesquels il est plus faible. Un groupe de consommateurs est difficile à organiser. En revanche un petit groupe de producteurs qui veulent une législation qui les protège en réduisant la concurrence peut plus facilement s'organiser. L'État est ainsi capturé par les groupes d'intérêts particuliers et notamment les groupes industriels qui utilisent l'État pour obtenir des réglementations qui vont les favoriser au détriment de leurs concurrents mais aussi à celui de l'ensemble des consommateurs qui vont payer plus cher. 
  
MG: C'est l'application du raisonnement économique aux choix publics et politiques, particulièrement dans le contexte de la démocratie. 
  
HL: C'est l'analyse économique de la démocratie. Donc vous voyez la logique, tous mes chapitres qui s'égrènent. Là on est dans le cadre de l'École de Chicago. Toutes ces théories n'ont de sens que parce qu'elles donnent des instruments qui permettent des vérifications empiriques. Ce qui est intéressant et que personne ne connaissait, c'est la possibilité de la critique empirique des réglementations. 
  
     « Je voulais montrer comment la pensée libérale était en train de renaître, d'évoluer d'une manière scientifique, et démontrer en quelque sorte qu'on pouvait donner un sous-bassement scientifique à une idéologie, à une conception du monde, qui jusque-là était essentiellement de nature politique. »
 
En France, il y avait un débat sur les nationalisations. Là encore j'étais dans un milieu de chefs d'entreprises qui se battaient contre les nationalisations mais qui n'avaient pas d'arguments. Le message que j'ai essayé de faire passer, c'est que l'analyse économique pouvait leur permettre de mettre au point un argumentaire convaincant, qu'elle était un outil pour entrer dans le débat, pour mener un combat convaincant. L'analyse économique a apporté deux éléments. Un élément théorique, un cadre pour une analyse rigoureuse, et un ensemble de travaux empiriques. 
  
Les travaux qui existaient à l'époque, c'était des analyses coûts-bénéfices des réglementations, par exemple, celles des transports aériens. Tout ça vous le trouvez dans Demain le capitalisme. L'exemple suivant m'avait beaucoup impressionné. Aux États-Unis, il y avait une grande compagnie qui n'était pas réglementée parce que seul le trafic inter-États était réglementé. Le Texas et la Californie sont deux États suffisamment grands pour avoir une compagnie aérienne dont les lignes demeuraient à l'intérieur de l'État, et qui n'était donc pas réglementée. En comparant la structure des bilans des grandes compagnies aériennes qui sillonnaient les États-Unis et le bilan des compagnies locales, on était en mesure de voir quelles étaient les plus rentables. Et vous aviez des tas d'analyses de ce type-là. 
  
MG: Vous vous appuyez sur une analyse scientifique de l'économie et du système politique et pourtant quand on lit certaines critiques de votre livre on a nettement l'impression que votre ouvrage est considéré comme « idéologique ». 
  
HL: Les choses ne sont pas aussi simples que ça! Je démontre qu'il y a des outils scientifiques qui permettent une analyse au-delà de simples clichés. À ce moment-là, vous êtes entraîné dans un débat: qu'est-ce qui est scientifique? À partir de là, j'ai été obligé de compléter mon analyse par une compréhension des problèmes épistémologiques. Il y a eu, lors de la parution de Demain le capitalisme, toute une partie du débat consacrée à ces problèmes. Par exemple, pourquoi le modèle de l'homo economicus est un meilleur outil d'analyse que celui de l'homo politicus. C'est après la rédaction du livre que j'ai été obligé de rentrer dans ce débat épistémologique. Et ça a donné la matière à une partie de mon livre suivant, Demain le libéralisme. Et c'est notamment cela qui m'a amené à Hayek. 
  
Il y a un fil logique et conducteur. Demain le capitalisme, c'est l'économie de Chicago. Et l'une des originalités du livre, c'est que j'ai voulu rencontrer les gens que je citais. Rothbard et les « Autrichiens » sont dans le premier livre. Parce qu'eux aussi utilisent tous ces instruments qui sortent à l'époque et, bien que d'une école de pensée différente, ça me donnait l'image de quelque chose de bourgeonnant. J'ai voulu rendre compte de tous ces bourgeonnements.  
  
Quand on fait un livre on anticipe les critiques. Par exemple, il était évident qu'on allait m'envoyer dans les gencives la crise de 29. Et donc je me devais de donner l'explication monétariste de Friedman. À l'époque [les années 70] il y avait tout un tas d'analyses, d'arguments de type libertarien qui sortaient et je voulais en rendre compte en les recoupant, en leur donnant une cohérence d'ensemble. 
  
MG: En tout cas le mérite de ce livre, qui remonte maintenant à 25 ans, c'est qu'il a introduit en France, pour un assez large public, des idées qui étaient complètement inconnues. 
  
HL: L'avantage de ce livre c'est effectivement qu'il a révélé quelque chose que personne ne connaissait, autrement dit, il a découvert. Il n'a pas découvert une théorie, mais un champ d'analyses, des auteurs, un courant de pensée. C'est-à-dire l'École de Chicago et les libertariens! Parce que, les libertariens, c'est quand même une sacrée découverte!  
  
MG: Alors justement à propos du terme « libertarien », c'est vous qui en avez introduit l'usage en France. 
  
HL: Le problème est qu'aux États-Unis, libertarian est un mot qui existe et les Rothbard, Friedman, etc., se définissent comme libertariens, ils ne disent pas « libéraux ». Parce que là-bas, « liberal » désigne les sociaux-démocrates, le terme est utilisé par la gauche pour se définir. Alors lorsque j'ai écrit mon livre, j'avais un problème. Comment traduire le terme. Je me suis posé la question pas mal de temps et finalement j'ai choisi d'utiliser le néologisme de « libertarien ». On m'a critiqué, mais j'ai passé outre. J'ai répondu à mes critiques: je m'en fous, les mots disent ce qu'on met dedans.  
  
MG: Et puis ce terme « libertarien » a fait son chemin. Et finalement on fait maintenant, en France, la distinction entre les libéraux et les libertariens. Est-ce que vous faites aussi cette distinction? 
  
HL: Oui, bien sûr!  

MG: Comment pourrait-on définir un libertarien par rapport à un libéral classique, en France? 
  
HL: Eh bien un libertarien va au bout de la logique de sa pensée et de son instrument de pensée. Il ne s'arrête pas en route.  
  
MG: Vous voulez dire, en fait, que le libéral s'accroche à une sorte d'État minimal que les libertariens refusent d'accepter... 
  
HL: La façon dont le problème se posait à l'époque, la façon dont je l'ai senti, c'est qu'en réalité, beaucoup de gens qui se disent libéraux, notamment tous ceux qui défendent la libre entreprise, les néo-classiques, sont en réalité des conservateurs. C'est en lisant les libertariens que vous comprenez maintenant ce qu'est un vrai conservateur. Et qu'est-ce que c'est qu'un libéral-conservateur? C'est quelqu'un qui considère que les libertés économiques, c'est vraiment fondamental, qu'il faut dépolitiser le domaine de l'échange économique, sortir l'État du monde de l'échange économique, mais qui considère que l'État est utile pour imposer les valeurs. C'est ça un conservateur. C'est-à-dire qu'en fait entre un conservateur et un socialiste il y a quand même beaucoup d'affinités.  
  
MG: Tout à fait!  
  
HL: Ils disent la même chose, ils disent: l'État est utile. Simplement la frontière de l'intervention de l'État, ils ne la mettent pas à la même place. Les socialistes vont très très loin. 
  
MG: Qu'est-ce que vous pensez de ce qu'on pourrait appeler les « minarchistes » comme on dit au Québec, c'est-à-dire ceux qui reconnaissent la légitimité d'un État minimum centré sur les services de police, de justice et de défense nationale? 
  
HL: La première distinction à comprendre quand on essaie de se placer sur un échiquier, c'est qu'il y a des libéraux timides qui sont en fait des conservateurs, des gens qui considèrent que l'État a un rôle fondamental à jouer qui est de faire respecter un certain nombre de valeurs que eux considèrent comme fondamentales. C'est ce que j'appellerais le libéralisme politique traditionnel. Et puis vous avez les libertariens, qui sont plus cohérents, et qui disent que toutes les interventions étatiques causent des phénomènes pervers. Et donc il n'y a pas plus de raison d'accepter que l'État ait une politique de la culture ou de la santé (campagnes et lois antitabac) qu'il n'y en a pour ses interventions dans le domaine économique. 
  
Maintenant, au sein des libertariens, vous avez là encore des distinctions. Vous avez les minarchistes et les anarchistes. L'un des objectifs de mon livre était aussi de montrer l'existence de toutes ces nuances. 
  
MG: C'est effectivement un des mérites du livre que d'avoir montré la richesse du mouvement libéral dont vous dites d'ailleurs aujourd'hui qu'il n'a pas atteint son but, et que finalement tout est à recommencer. Faut-il récrire Demain le capitalisme, avec quelques chapitres supplémentaires? 
  
HL: Il n'y a pas grand-chose à retoucher. C'est un livre qui donne les bases, des outils d'analyse. Mais il y a un ou deux chapitres qui ne vont plus. Les deux livres se référaient à l'actualité politique du moment. Une des thèses que je développais, et qui est toujours valable aujourd'hui, c'était que le marché réalise les objectifs de l'autogestion mieux que lui. Ça n'est plus d'actualité, parce que plus personne ne parle d'autogestion. Mais les mêmes arguments vous pouvez les utiliser à l'égard des écologistes. 
  
Les études empiriques sont anciennes, pour faire quelque chose de crédible aujourd'hui il faudrait s'appuyer sur des études plus récentes. De ce point de vue le livre aurait besoin d'être modernisé. Mais cela suppose une somme de lecture phénoménale. 
  
  
Seconde partie dans le QL no 128 (13 septembre) 
  
 
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