Montréal, 25 octobre 2003  /  No 131  
 
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André Dorais a étudié en philosophie et en finance et vit à Montréal.
 
ÉTHIQUE LIBERTARIENNE
 
LA CONCEPTION LIBÉRALE DE LA JUSTICE
 
par André Dorais
  
   « Plutôt que de nous demander ce que l'État peut faire pour nous, demandons-nous plutôt ce que nous pouvons faire sans lui. »
 
– Yves Séguin, ministre des Finances du Québec
  
 
          L'homme en quête de justice ne saurait se contenter de la légalité qui en tient lieu. Non pas qu'il rejette toute légalité, il considère plutôt que celle-ci doit correspondre à celle-là. Ce n'est pas sans raison si à travers les époques, l'homme en a présentée plusieurs versions. Il est toujours à la recherche de la justice universelle. Pareille justice est-elle possible? Plusieurs pensent être sur la bonne voie, d'autres croient qu'elle n'est pas de ce monde. Je crois qu'elle est possible ici-bas, mais je crois également que la majorité s'en éloigne alors qu'elle croie s'en approcher. Quelles sont les grandes lignes de la conception libérale de la justice et comment peut-on la comparer aux conceptions dominantes?
 
L'universalité de la justice 
  
          Qu'elles soient religieuses, philosophiques ou politiques, la plupart des conceptions de la justice se disent universalisables. Qu'est-ce à dire? En son sens le plus restreint, on dira que la justice est universelle lorsqu'elle s'offre à tous et chacun. Exclues sont les conceptions de la justice qui demandent à être imposées. Une justice imposée à tous est certes universelle, mais elle n'a pas la légitimité que lui procure l'adhésion libre. Que la justice soit disponible pour tous est une chose, mais qu'elle soit désirée par tous en est une autre. Elle doit être désirable au sens où elle ne nuit pas aux conceptions particulières de la vie que chacun peut avoir. 
  
          La plupart des conceptions populaires de la justice sont rejetées par plusieurs individus, car elles ne répondent pas aux critères susmentionnés. On a qu'à penser au débat relatif au mariage gai. L'Église, comme la plupart des religions, est contre tandis que la population semble partagée. Les morales véhiculées par les religions en général sont restrictives sur ce sujet comme sur bien d'autres. Les morales religieuses sont en ce sens plus conservatrices vis-à-vis des valeurs traditionnelles que la morale véhiculée par l'État. 
  
          Je parle de « morale d'État », car celui-ci en propose davantage aujourd'hui que l'Église autrefois. Il s'agit de morale ou de justice telle que pratiquée dans les social-démocraties, notamment en Amérique du Nord et en Europe. Ainsi, les politiciens, influencés par les groupes de pression, promeuvent une discrimination qu'ils prétendent bonne, voire réparatrice d'une morale défaillante chez la population en général. Ils redistribuent les richesses, encouragent la délation, réglementent et interdisent à profusion, bref ils imposent leur idée de la morale.  
  
          Malgré les nombreuses interdictions, la morale d'État, du moins la partie qui a trait aux libertés relatives à la propriété de soi (l'usage que l'homme peut faire de son corps), est plus permissive que la morale religieuse tout en versant dans l'excès égalitariste. En effet, lorsqu'on compare ces morales quant aux restrictions qu'elles décrètent, sur des sujets tels que la consommation de drogues, la prostitution ou l'avortement, la morale sociale-démocrate laisse davantage de liberté aux individus. Cependant, ces libertés de moeurs sont liées, à tort, à leur financement par les payeurs de taxes. Le résultat est que nous avons moins de liberté en général et moins de justice. 
  
          Il en va de même des lois et règlements qui visent l'égalité non pas des individus, mais de l'individu tant qu'il appartient à certains groupes: femmes, autochtones, « minorités visibles », « personnes à mobilité réduite », etc. Les groupes d'individus ne sont pas que des catégories naturelles comme l'homme et la femme, mais surtout des catégories artificielles comme les « minorités culturelles », les Montréalais, les mères monoparentales, etc. Celles-ci peuvent être multipliées à l'infini, de sorte qu'elles se superposent et deviennent conflictuelles. Pis encore, en tant que catégories définies et réglementées par les pratiques étatiques, leurs droits et privilèges ont tendance à se confondre avec les droits fondamentaux dont elles altèrent la raison d'être. Autrement dit, les législateurs démocrates tendent à confondre groupes et individus d'une part, égalité de droit et égalité économique d'autre part. Cette justice conduit à une égalité dans la pauvreté autant économique que morale. 
  
          Pour le libertarien, c'est-à-dire un libéral qui va aussi loin que la raison le mène dans sa démystification du collectivisme, la morale religieuse pèche par excès de tradition, tandis que la morale d'État, aveuglée par le pouvoir de contrôler, confond les genres. En d'autres mots, malgré que ces deux morales soient restrictives à des degrés différents, la première est viciée par son refus de s'ouvrir sur le monde, la seconde en tentant de créer un homme nouveau. Ceux qui croyaient morte l'utopie socialiste se trompent. Les sociaux-démocrates ont gardé des socialistes la même idée de la justice, soit de rendre l'homme « meilleur ». Celle-ci se glisse aussi insidieusement qu'autrefois dans les esprits et est toujours aussi dangereuse. 
  
          Puisque la morale d'État a force de loi, elle ratisse plus large que la morale religieuse. Elle s'est pourvue du pouvoir de taxation pour établir son idée du bien. Malgré qu'elle soit plus libérale que la morale religieuse relativement à la propriété « corporelle » (avortement, sexualité, etc.), elle est corrompue quant à la propriété de l'individu, soit ce qui lui appartient. Il en est ainsi car le vol et la fraude sont érigés en système. En ouvrant la porte à la taxation comme moyen de redistribution visant une égalité économique, autant des groupes que des individus, l'homme s'est mis la corde au cou. Il doit reconnaître son erreur et se débarrasser de cette morale avant qu'elle ne le pende. 
  
L'éthique de la liberté 
  
          Si les conceptions morales de l'État et de l'Église procèdent toutes deux d'une idée du bien, l'éthique libérale procède plutôt de la raison. Celle-ci ne cherche pas tant à décrire ce qui doit être qu'à dire ce qui est. L'homme a le pouvoir de penser ce qu'il veut et d'agir autant qu'il ne nuit pas à autrui. En d'autres mots, la vie et le fruit du travail d'une vie sont à respecter. Pour l'éthique libérale les interdits s'arrêtent là. 
  
          Notons qu'avant d'être un interdit, le principe de non-agression est un intérêt universel, soit une pratique à l'avantage de tous. Du moment que l'homme reconnaît en l'autre son semblable, il cherche plutôt à coopérer avec lui car c'est dans son intérêt. On peut donc dire que du point de vue libéral la raison et la morale ne font qu'un, car la reconnaissance de cette réalité est requise au maintien de la vie qui est de l'ordre de la morale au sens traditionnel, c'est-à-dire du devoir être. 
  
     « Ceux qui croyaient morte l'utopie socialiste se trompent. Les sociaux-démocrates ont gardé des socialistes la même idée de la justice, soit de rendre l'homme "meilleur". Celle-ci se glisse aussi insidieusement qu'autrefois dans les esprits et est toujours aussi dangereuse. »
 
          L'éthique libérale ne brime les morales traditionnelles d'aucune manière; mais il n'y a toutefois pas réciprocité car celles-ci sont plus restrictives. L'éthique libérale est universelle car elle caractérise l'être humain. Dès le moment que cette éthique se traduira en droit, alors la justice universelle sera possible. Notons que la justice n'est pas que résultat, mais une pratique souhaitée, un objectif, et en ce sens elle est synonyme d'éthique. 
  
          Il est impossible d'indiquer toutes les conséquences de l'adoption de cette éthique, mais un exemple succinct permettra de constater comment elle bouleverse la morale établie. Le libertarien légaliserait toutes les drogues non pas parce qu'il en est friand, mais parce que leur consommation par un individu n'agresse personne d'autre. Il peut, par ailleurs, déplorer cette consommation comme il peut aider son prochain à se défaire de l'emprise de celle-ci, mais il n'interdira ni le vendeur, ni le consommateur de drogues. En généralisant, le libertarien considère que certains marchés « noirs » sont plutôt « blancs », et certaines pratiques légales, plutôt illégitimes. 
  
          L'éthique libérale s'en tient au respect de la propriété, c'est-à-dire le corps de l'homme et ce qui lui appartient. Toute la justice est là. Elle est principe, c'est-à-dire qu'elle guide le droit. Elle n'est pas relative à une culture ou une ethnie, mais universelle. Elle n'établit pas de discrimination positive, elle laisse l'homme choisir. Elle ne taxe pas pour le bien, elle ne taxe pas, point. Elle n'utilise pas de monnaie sans contrepartie métallique, car seule une monnaie métallique maintient sa valeur. Elle rejette tous les gouvernements, car ceux-ci s'imposent par la force. Elle ne veut pas d'État, seulement de la sécurité.  
  
          La morale d'État en est une qui utilise la force pour rendre l'homme « meilleur » et en ce sens elle est immorale pour le libertarien. Celui-ci laisse les autres adhérer à des morales plus restrictives que la sienne en autant qu'on lui offre la réciprocité. La morale d'État, envahissante par définition, n'offre pas de réciprocité et n'en offrira jamais tant que la justice ne sera pas établie librement.  
  
          L'éthique libérale en est une qui s'exerce sans l'aide de la politique. Cette dernière est illégitime aux yeux du libertarien, car elle représente des valeurs imposées qui ne sont nullement dans son intérêt. Lors de la renaissance de la démocratie, au 18e siècle, l'homme croyait avoir trouvé le mode ou le régime ultime de la politique. Aujourd'hui, autant la démocratie politique est offerte, voire imposée, au monde entier, autant elle est dénoncée par le libertarien, car elle s'avère une systématisation du vol. Le libertarien, cependant, ne s'en tient pas qu'à une critique de la démocratie, car il réalise qu'il n'y a pas que le régime qui fait problème, mais la politique elle-même. En d'autres mots, il poursuit la lutte contre l'État là où le libéral classique l'a laissée. 
  
          Pour le libertarien la politique n'est pas seulement inutile, mais nuisible à la coopération humaine. Il ne souhaite pas une autre révolution, mais il croit qu'il faut se départir de la politique pour établir le droit libéral qui est seul conforme à sa nature. Cela viendra car l'homme n'aime pas être volé, fraudé et tué au nom de quoi que ce soit, y compris des morales qui proclament être pour son bien. Ce n'est pas vraiment de l'anarchie, mais de la justice bien comprise.  
  
          Concrètement, plus vous voulez cette dernière, plus vous devez réduire l'État; l'idéal étant de le privatiser entièrement. Lorsque tous les services seront privatisés, alors on pourra parler de justice. Plus le rôle de l'État est réduit, plus on se rapproche de l'idéal libéral de la justice. Dès lors, pour reprendre la question du ministre des Finances en épigraphe, à savoir ce qu'on peut faire sans l'État, la réponse libertarienne est que non seulement on peut tout faire sans lui, mais dans la mesure où l'on veut être juste, il doit en être ainsi. 
  
 
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