Sur la question des libertés et responsabilités individuelles
concernant la drogue, la cigarette, les pratiques sexuelles jugées
perverses entre adultes consentants ou toute autre activité dommageable
pour l'individu et lui seul, son interprétation s'inscrit conformément
aux canons de la pensée libérale.
La question de l'avortement, néanmoins, ne relève pas tant
des libertés individuelles que de la conception que l'on se fait
de la vie humaine. L'argumentation de M. Dorais a pour prémisse
que l'enfant pas encore né n'est pas un être humain, mais
une extension de la mère. Or cette prémisse est en soi sujette
à débat: en prenant au contraire pour prémisse qu'un
enfant est un être humain dès la conception, les règles
du Droit naturel concernant la vie et la liberté vont dans un tout
autre sens, même à travers une pensée libérale.
Il est donc tout à fait possible de défendre une position
libérale, même « radicale », tout
en défendant le droit à la vie des enfants à naître.
De la même façon qu'un libéral pourrait poser une vive
objection de conscience à l'extermination des handicapés
ou des aînés incapables d'assumer par eux-même leur
existence, en fonction de l'idée qu'un être humain ne peut
porter atteinte à la vie et à la liberté d'un autre,
il pourra défendre le droit à la vie et à la liberté
d'un nourrisson, avant comme après sa naissance.
Rares sont les libéraux et libertariens, après tout, prêts
à défendre l'idée qu'un adulte peut assassiner librement
ses enfants, ou les handicapés, les personnes souffrant d'Alzheimer,
les toxicomanes et les schizophrènes totalement coupées de
la réalité, voire les personnes temporairement ou chroniquement
malades (du fait qu'elles ne peuvent s'assumer seules). Le respect de la
vie et de la liberté d'autrui sont les fondements du libéralisme.
Là où les opinions divergent, c'est dans la façon
de définir cet « autrui ».
La différence entre avortistes et anti-avortistes consiste à
définir l'âge à partir duquel ils considèrent
qu'un être humain est un être humain: à la naissance
post-partum dans un cas (voire quelques semaines avant), dès
la conception dans l'autre.
« Il est tout à fait possible de défendre une position
libérale, même "radicale", tout en défendant le droit
à la vie des enfants à naître. On peut être pour
ou contre l'avortement, tout en demeurant libéral. » |
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En ce qui concerne l'avortement, la question fondamentale sous-jacente
à la notion du droit avancée par M. Dorais est:
l'enfant pas encore né est-il ou non un être humain? Qu'est-ce
qu'un être humain?
Répondre à cette question constitue en soit une position
subjective contestable, qui détermine de quelle façon sera
interprété le Droit naturel. Le gouvernement canadien a déjà
donné sa réponse; on ne peut néanmoins tenir la déshumanisation
prénatale d'un enfant pour chose conclue. C'est une opinion, non
pas un fait établi fondé scientifiquement. Conséquemment,
cette question ne peut avoir de réponse définitive que s'il
y a unanimité parmi les opinions – une impossibilité dans
les faits.
Il faut conséquemment être prudent avant de considérer
sa vision personnelle de la morale comme « universelle ».
Cette imprudence conduit aisément à vouloir l'imposer. De
fait, on consulte rarement l'opinion d'un enfant avant de l'avorter: si
on voit celui-ci comme un être humain, la pensée libérale
jugera ainsi l'avortement comme un préjudice extrême contre
sa liberté et sa vie. S'il fallait demander à la mère
d'agir à son encontre comme tuteur pour cette décision, elle
serait pour le moins en conflit d'intérêts. Inversement, en
considérant le foetus comme un vulgaire objet, la question ne se
pose pas. La différence tient donc là.
La morale tient à des conceptions différentes de ce que constituent
la vie, la liberté et la responsabilité individuelle. L'analyse
de M. Dorais est juste pour les adhérents d'une vision avortiste;
elle ne l'est pas, dans ce domaine particulier, pour ceux qui partagent
une vision différente de la nature de l'être humain. On trouve
donc aussi bien, dans la pensée libérale, une pensée
plus « socialiste », axée sur la jouissance
individuelle de l'adulte en minimisant sa responsabilité sur autrui,
qu'une pensée plus « conservatrice » axée
davantage sur sa responsabilité quant aux répercussions de
sa jouissance individuelle sur autrui. Locke et Montesquieu étaient
très certainement libéraux, et n'auraient certainement pas
soutenu l'avortement.
L'une comme l'autre de ces perspectives ne sont pas anathèmes au
libéralisme, mais différents visages de celui-ci. On peut
donc être pour ou contre l'avortement, tout en demeurant libéral.
Richard
U. Broenck
Québec
Réponse
d'André Dorais:
Monsieur
Broenck,
D'abord, je tiens à vous remercier pour vos commentaires. Je ne
prétends pas avoir le dernier mot sur un sujet aussi délicat,
mais prendrai le temps d'élaborer ma conception de la liberté.
Non seulement je distingue la vie de la liberté, mais j'accorde
une place plus importante à celle-ci qu'à celle-là.
Ainsi, on peut toujours décourager, voire pour un temps empêcher
un ami de se suicider, mais l'empêcher à répétition
de commettre le geste n'a rien de libéral car c'est sa vie. Le noyau
dur du libéralisme, à mon sens, n'est pas tant la vie à
tout prix que la non-agression de l'autre.
Vous avez raison de dire que je considère l'enfant à naître
comme une extension de la mère, mais de cette position vous ne pouvez
pas conclure que je considère le foetus comme étant moins
qu'un être humain. Dans ma perspective, la question n'est pas de
savoir si ce foetus est un enfant ou s'il doit naître ou non, mais
plutôt de savoir qui forcera la mère à accoucher.
Forcer une femme à accoucher est une agression envers cette femme.
Cela exige qu'une tierce personne agresse cette femme. Il s'agit d'une
violation de son corps et de sa conscience par un autre. Il m'apparaît
beaucoup plus défendable de limiter l'agression à ce que
la mère porteuse peut se faire à elle-même. Si elle
veut tuer l'enfant qu'elle porte, libre à elle. C'est la femme qui
donne la vie et elle seule peut l'enlever. Cette décision est sienne
tant et aussi longtemps qu'elle porte l'enfant.
La nature nous a ainsi fait que seule la femme peut donner naissance. Vous
pouvez toujours lui suggérer fortement d'accoucher afin que vous
ou un autre puissiez vous occuper de l'enfant, mais je ne vois pas comment
obliger une femme à accoucher peut être qualifié de
libéral. Un libéral place la liberté en premier et,
par conséquent, la vie. Dans cette perspective, on ne peut pas agresser
l'autre, même pas au nom de la vie. Si vous voulez vous battre pour
la vie, je crois que la bataille à livrer est contre l'État,
pas contre la femme qui désire avorter.
A.
D.
Commentaire
de Mickaël Mithra:
Il est sans doute vrai que la question de l'avortement pose problème
aux libéraux. Je
voudrais signaler deux points susceptibles d'éclairer le débat.
1) On peut regarder les choses uniquement du point de vue des droits de
la mère. Chaque personne étant propriétaire de son
corps, on ne peut obliger quelqu'un à subir la présence d'un
« étranger » dans son propre corps. La
mère n'a peut-être pas le droit de « tuer »
le foetus, mais elle aurait le droit de s'en débarrasser, et ce
n'est pas son problème s'il meurt ensuite. L'en empêcher serait
faire d'elle une esclave (comme aussi l'obligation des parents de s'occuper
de leurs enfants). C'est le point de vue de Murray Rothbard dans L'éthique
de la liberté.
2) Dans une société libre, il y aurait probablement beaucoup
de dons de bébés de la part de femmes désirant avorter
à des couples stériles. En France, par exemple, il y a aujourd'hui
20 000 couples sur liste d'attente pour l'adoption et 200
000 avortements par an... situation absurde résultant d'une
législation non moins absurde en matière d'adoption et d'avortement.
M.
M.
Commentaire
de Gilles Guénette:
On dénombre quelque 28 000 avortements par année au Québec:
5 000 de plus qu'il y a dix ans, le double d'il y a 20 ans (Le Devoir,
25 janvier 2003). On peut être pour l'avortement, même comme
libertarien, mais on ne peut rejeter de telles statistiques du revers de
la main en se répétant simplement qu'il appartient à
la femme de décider. Près de 30 000 avortements
par année au Québec alors qu'il existe des tas de méthodes
de contraception, c'est délirant! Pour les intervenantes, ce
taux traduit « l'échec de l'éducation
à la contraception et les conditions de plus en plus précaires
dans lesquelles vivent les femmes en âge de procréer
» (Le Soleil, 19 janvier 2003). Pour moi, ça
traduit un degré zéro de jugeote généralisé!
On peut être en faveur de l'avortement, mais refuser d'y contribuer
via ses impôts. Si les femmes veulent se faire avorter, qu'elles
en assument les frais (seules ou avec leurs partenaires) dans le secteur
privé. Dans le contexte où l'État s'occupe toujours
des soins de santé, il ne devrait selon moi défrayer les
coûts de l'avortement que dans deux situations bien précises:
1) une femme porte un enfant atteint d'une grave maladie, 2) une grossesse
résulte d'un viol. Les femmes qui continuent à avoir des
relations non protégées, avec tout ce que cela implique de
risques, ne devraient pas s'attendre à recevoir une protection de
l'État. Nul doute que la perspective d'une facture médicale
aurait chez beaucoup, un effet... contraceptif.
G. G.
Réplique
finale de Richard U. Broenck:
J'apprécie le fait que les débats dans ce journal s'étendent
plus loin que l'économie, les médias et le pouvoir politique,
qui tout intéressants qu'ils soient limitent le libéralisme
à l'économique. J'aimerais adresser une dernière réplique.
Je partage largement l'avis de M. Guénette. En revanche j'estime
que l'argumentaire de M. Dorais peut être appliqué à
l'envers tout aussi bien que de la façon qu'il l'applique lui-même,
encore une fois si l'on considère l'enfant à naître
comme un être humain distinct en soi et non un simple organe de la
mère. Je me permets donc de paraphraser et reprendre son propos.
Forcer un enfant à être avorté est une agression envers
cet enfant. Cela exige qu'une tierce personne agresse cet enfant (le médecin
avorteur). Il s'agit d'une violation de son corps et de sa conscience par
un autre. Il m'apparaît beaucoup plus défendable de limiter
l'agression à ce que l'enfant pourra se faire à lui-même,
une fois devenu adulte et capable d'assumer le choix de sa propre existence.
Si la mère veut tuer l'enfant qu'elle porte, elle porte atteinte
à la vie de ce dernier mais aussi à la liberté de
ce dernier.
Du fait qu'en ayant eu une relation sexuelle non protégée,
la mère mais le père également portent la responsabilité
d'avoir agi délibérément de façon à
le faire naître, de la même façon qu'un adulte venant
de sauver la vie d'un autre après une noyade n'a pas le droit moral
de changer d'avis et de noyer la personne qu'elle vient de sauver par la
suite. Une composante fondamentale de la liberté est d'assumer la
responsabilité de ses actes et les préjudices que peuvent
engendrer les actes résultant de cette liberté sur d'autres
individus.
L'exception doit être faite, naturellement, des cas de santé
de la mère ou de viol – qui ne sont qu'une partie infiniment marginale
des avortements, précisons-le, et qui doivent être gérés
comme des cas distincts, de la même façon que l'emprisonnement
pour acte criminel est à distinguer de l'emprisonnement politique.
Encore une fois, la conclusion que j'en tire est que la question de la
moralité de l'avortement dans une vision libérale demeure
insoluble objectivement: elle est conditionnelle au statut d'humanité
conféré ou non à l'enfant.
R.
U. B.
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