Montréal, 22 novembre 2003  /  No 133  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
LE MARCHÉ GARDE L'ART PERTINENT
 
par Gilles Guénette
 
  
          Dans l'édition de septembre 2003 du magazine Ideas on Liberty, Shikha Dalmia, éditorialiste au Detroit News, signait un papier intitulé « The Market Endangers the Arts? It Just Ain't So! » dans lequel elle décortiquait un commentaire fait récemment par Dana Gioia, le nouveau grand patron du NEA, le National Endowment for the Arts – une sorte de Conseil des arts américain.
 
          En juin dernier, M. Gioia déclarait à un reporter du New York Times: « If you put the marketplace entirely in charge of the arts, you see them very endangered. » (Si vous placez le marché entièrement en charge des arts, vous mettez ceux-ci en danger.) Pas de quoi fouetter un chat, vous me direz. On entend ce genre de commentaires à toutes les semaines! 
  
          Sauf que M. Gioia n'est pas votre bureaucrate habituel. Poète de renommée internationale, il a déjà occupé le poste d'éditeur en chef de la section littéraire du défunt magazine Inquiry du Cato Institute – un think tank ultra-conservateur, comme diraient nos journalistes –, magazine qui a souvent pris position pour l'abolition du NEA au fil des ans!  
  
          L'histoire ne dit pas pourquoi M. Gioia a changé de camp, ni dans quel contexte il a fait sa déclaration. Ses nouvelles fonctions auraient-elles un rôle à jouer dans cette transformation? Chose certaine, on peut difficilement se méprendre sur la signification d'une telle phrase. Sauf que comme le souligne Dalmia, personne ne met le marché en charge de quoi que ce soit! Le marché émerge des choix faits librement par des individus (dans ce cas-ci, des consommateurs et des artistes) engagés dans des échanges volontaires et qui bénéficient aux uns et aux autres. Alors où est la menace? 
  
          Lorsque j'achète un roman (ou tout autre produit culturel), c'est comme si je disais à son auteur et à son éditeur: « J'aime ce que vous faites, continuez. » L'auteur prend ses sous et poursuit son oeuvre d'écrivain. L'éditeur prend ses sous et poursuit le sien. Personne n'achète le roman? L'auteur et son éditeur s'ajustent – ou persistent, s'ils en ont les moyens. (Le problème avec l'art subventionné, c'est que l'auteur et l'éditeur ne s'ajustent pas, se tournent vers l'État, et continuent de publier durant des années... même si leurs produits ne se vendent pas en bout de ligne.) 
  
Le marché marche 
  
          Artistes et entrepreneurs font en sorte que l'art se développe. Plus de marché entraîne plus de culture pertinente. Contrairement au communisme ou au socialisme, qui engendrent quantité de produits culturels que seule l'élite en poste apprécie pleinement, le capitalisme permet la diversité culturelle pour tous. Quoi qu'en disent ses détracteurs, le marché garde l'art pertinent. Shikha Dalmia l'explique d'ailleurs de façon brillante: 
              Le marché aide à garder le milieu des arts dynamiques et en santé d'une façon bien particulière: Il fait en sorte que les artistes n'aient pas à courtiser un public de masse pour exister. Il exige d'eux, toutefois, qu'ils en courtisent un suffisamment large pour les soutenir financièrement. Certains considèrent cette obligation comme un fardeau, une distraction inutile, pour l'artiste. Il s'agit en fait d'une condition indispensable à l'existence d'un art de qualité. Les liens que l'artiste doit entretenir, pour se constituer cet auditoire, en dehors des cercles étroits du milieu des artistes et des bureaucrates retranchés dans leurs tours à bureaux, le forcent à garder les deux pieds sur terre à être à l'écoute des préoccupations de Monsieur et Madame Tout-le-monde. Sans ce lien avec le vrai monde, l'art a tendance à dégénérer, à se dénaturer, comme c'est le cas avec la poésie moderne américaine. [traduction libre]
          Le marché permet donc la co-habitation quasi-illimitée de niches culturelles – aussi spécialisées soient elles. En revanche, les artistes doivent se constituer des publics assez importants pour les soutenir. Ce qui est de moins en moins difficile, étant donné la chute des coûts de production des dernières années (il n'est pas rare de voir des musiciens de rue vendre leur propre CD). Ça peut paraître minime comme pré-requis de base, sauf que plein d'artistes ne pourraient jamais se suffire à eux-mêmes sans la récurrence des subventions. 
  
     « Comme le marché ne vient pas avec un filet de sécurité, le peintre, l'auteur ou le chanteur a intérêt à être à l'écoute du public. Contrairement à l'artiste dont les principaux clients sont les fonctionnaires de l'État, il doit être au fait de ce qui se passe dans le vrai monde s'il veut toucher le vrai monde. Ce lien artiste/auditoire est primordial. »
 
          Serions-nous « collectivement » plus pauvres sans leur apport culturel? Non. Il existe des centaines et des centaines de « poètes », de « peintres » et d'« artistes visuels » qui créent autant d'« oeuvres » dont vous et moi ne soupçonnons même pas l'existence. Ils font de l'art à nos frais pour eux et leurs amis. Pour passer le temps. Pour se rendre intéressants. Leur non-existence ne changerait rien à rien. 
  
Filet de sécurité non inclu 
 
          L'avantage avec le marché, comme le souligne Dalmia, c'est que le consommateur peut à tout moment retirer son appui à tel ou telle artiste qui ne produit plus rien de pertinent sans avoir à s'expliquer à qui que ce soit. Lorsque les ventes baissent, l'artiste à l'écoute, de son côté, peut ajuster son tir. Celui qui demeure insensible aux attentes de son public, ou qui n'y répond plus, doit tôt ou tard se renouveler ou se retirer. 
 
          Comme le marché ne vient pas avec un filet de sécurité, le peintre, l'auteur ou le chanteur a intérêt à être à l'écoute du public. Contrairement à l'artiste dont les principaux clients sont les fonctionnaires de l'État, il doit être au fait de ce qui se passe dans le vrai monde s'il veut toucher le vrai monde. Ce lien artiste/auditoire est primordial. Sans lui, l'art dégénère, se détériore – comme c'est le cas, entre autres, avec la poésie et les arts visuels. 
  
          Destin cruel pour les artistes obscures et hermétiques, mais ce « mécanisme » garde l'art pertinent et « en demande ». Le marché ne produit peut-être pas toujours des produits de qualité, certains sont carrément douteux, mais il a aussi l'avantage de n'impliquer que des fonds privés. Et les gens devraient être libres de faire ce qu'ils veulent de leur fric!  
  
          Ceux qui répètent que le marché menace l'art ont intérêt à ce que cette croyance persiste dans la population – et surtout dans les officines du pouvoir. Remarquez que ce sont toujours les artistes qui évoluent dans les disciplines les plus subventionnées qui crient le plus fort. Plus un artiste vit des subsides du gouvernement, plus il craint le marché. Plus il créer des oeuvres qui ne répondent pas vraiment à une demande, plus il a intérêt à ce que l'État le protège. 
  
          (Le sculpteur Marcel Deschênes vient d'ailleurs de publier un excellent ouvrage dans lequel il remet en question tout le système de subventions aux artistes en art visuel. J'y reviendrai lors d'une prochaine chronique. Pour l'instant, courez vous le procurer!: L'art de qui? – Analyse et description chiffrées de ce qui nous tient lieu de marché de l'art, Collection « Essais et polémiques », Les Éditions Varia, Montréal, 2003.)  
 
          Ce n'est pas pour rien si les secteurs culturels où le marché est le moins présents (poésie, arts visuels, danse moderne, théâtre, musique contemporaine...) sont ceux qui fonctionnent le moins bien. Ce n'est pas pour rien non plus s'il s'agit de ceux qui requièrent le plus de subsides pour continuer d'exister. 
 
 
1. There is [a] way in which the market keeps the arts healthy and vibrant: It does not require artists to court a mass audience. It does, however, require them to court an audience broad enough to sustain their art. Some regard this as an onerous burden, an unnecessary distraction, for artists. But in fact it is a necessary precondition of good art. Contact with a larger world outside the narrow circle of fellow artists and embattled bureaucrats keeps artists grounded and real. It enables them to keep their fingers on the pulse of humanity and speak to its concerns. Without this nexus with the audience, art tends to wither and decay, as is the case with modern American poetry.  >>
 
 
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