Cette
grosse nourrice qu'on appelle le système
« Bon nombre d'artistes vous diront que le système
de l'art est maintenant bien rôdé, que tout baigne dans l'huile
et donc qu'il ne faut surtout pas bousculer une si belle construction.
Tout au plus, ces mêmes personnes seront-elles d'accord pour réclamer
en choeur que les autorités injectent encore et encore plus de ressources
dans le système. » Et elles ne manquent pas une
occasion pour en réclamer toujours plus.
Ce qui frappe le plus à la lecture de L'art de qui?, outre
la complexité du système de soutient (les centres d'artistes,
les centres d'exposition, les musées, les échanges, événements,
résidences, bourses individuelles, les médailles-bourses
et les bourses dites de carrière), c'est la composition du milieu.
C'est tout simplement fascinant de voir comment les artistes qui gèrent
l'appareil (ceux qui siègent sur les nombreux jurys ou qui dirigent
les centres artistiques) se retrouvent toujours, tôt ou tard, dans
la position de bénéficiaires. Et pas seulement à une
ou deux reprises: à répétition. Le concept
du renvoi d'ascenseur, on le voit, n'a plus de secret pour ces grands «
créateurs ». Fascinant aussi de voir avec quelle insouciance
l'État dépense nos sous – souvent, si durement gagnés.
Une ou deux fois par année, les jurys sont nommés, les pairs
se réunissent, les artistes sont sélectionnés et les
sous de l'État sont distribués. Mais ce système n'a
qu'une caractéristique essentielle: sa répétitivité.
À chaque saison, les artistes demandent et la machine distribue
avec une équité de machine: un peu partout, un peu pour tout
le monde, un peu tout court!
Le principal critère pour recevoir des sous? En avoir déjà
reçu! M. Deschênes produit quelques listes de noms d'artistes
qui reviennent plus souvent qu'à leur tour ici et là dans
les rapports officiels d'organismes de soutient. Ce qui est étonnant,
c'est de voir que la plupart des noms d'un tableau comme celui intitulé
Les 100 meilleurs sur +/- 800 artistes multi-subventionnés
demeurent parfaitement inconnus du grand public. Même pour quelqu'un
qui s'intéresse le moindrement à la chose.
Bien sûr, on y retrouve des personnalités plus «
médiatiques » que d'autres (les Armand Vaillancourt,
Betty Goodwyn, et Guido Molinari de ce monde...), mais pour chaque artiste
connu, il y en a des dizaines d'inconnus: Jean-François Cantin (il
a reçu 20 bourses), Alain Paiement (17 bourses), Lucie Robert (7
bourses), Ariane Thézé (7 bourses)... Ces artistes ont pourtant
« évolués » sur de longues (parfois
très longues) périodes de temps!
Comment expliquer qu'un artiste qui ait reçu 214 000 $
de fonds publics par l'entremise de 13 bourses sur une période de
près de 40 ans soit toujours inconnu au Québec? Vous connaissez
Denis Juneau? Moi non plus. Comment expliquer qu'il continue de recevoir
des fonds publics année après année alors que personne
ne soupçonne son existence? C'est la beauté de la chose:
pas besoin de la reconnaissance du public, seulement celle de ses pairs.
L'État achète les oeuvres. On appelle cela de l'autogestion!
Avouez que comme formule gagnante, on a rarement vu mieux!
L'argent coule ainsi paisiblement à l'abri des regards et des questions.
Personne ne remet plus quoi que ce soit en question. Dans la tête
de ceux qui en bénéficient, il s'agit d'un acquis. Dans celle
de ceux qui gèrent, une sorte de pompe à maintenir en vie
l'âme d'un pays. Touchez-y et tout ce qui grouille d'artistes et
d'intellectuels vous crucifient sur la place publique – c'est qu'ils se
connaissent tous entre eux. Ce système ne peut plus être modifié.
Encore moins être démantelé.
« Le pire, c'est que le système n'arrive même pas à
produire l'autonomie graduelle des artistes ou un marché pour leurs
oeuvres. Ces derniers sont réduits au statut d'abonnés du
système. » |
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Le pire, c'est que le système n'arrive même pas à produire
l'autonomie graduelle des artistes ou un marché pour leurs oeuvres.
Ces derniers sont réduits au statut d'abonnés du système.
Sont-ils paralysés à la simple idée d'avoir à
se plier aux règles du marché de l'offre et de la demande?
Ils n'y pensent même pas. Ils évoluent dans un monde parallèle
au nôtre. Un monde commandité par l'État. Peut-on blâmer
Monsieur et Madame Tout-le-Monde de ne pas s'intéresser à
ce qu'ils font?
Les gens d'ici, malgré l'augmentation considérable du niveau
général d'éducation, n'ont pas plus envie de ce que
les artistes actuels produisent et leur offrent. Ça paraît
à tout le moins assez symptomatique d'un problème. Pas plus
de marché aujourd'hui qu'à l'époque de la naissance
des conseils des arts. L'offre théorique est pourtant facilement
multipliée par dix [...] Malgré cette offre plus grande,
on ne trouve pas plus de preneurs sérieux; pas plus d'amateurs qui
auraient assez d'appétit pour en consommer régulièrement.
Ménager
la chèvre et le choux
Même si le portrait brossé dans L'art de qui? est accablant,
son auteur n'arrive pas à imaginer une façon radicalement
différente de faire les choses et suggère simplement d'améliorer
le fonctionnement du système en place. Pour Marcel Deschênes,
lui-même sculpteur, il faut 1) que l'État intervienne pour
que s'installe un véritable marché de l'art visuel au Québec,
2) imposer des limites sur le nombre de subventions que peut recevoir un
artiste au cours de sa carrière, et 3) amener le citoyen à
s'impliquer davantage dans le processus d'attribution des fonds publics.
L'idée de prendre de l'argent dans les poches du citoyen (plus d'un
demi-milliard en dix ans) pour le rediriger vers celles des artistes
ne déplaît visiblement pas à l'auteur, il s'agit d'un
mal nécessaire « pour le bien des citoyens payeurs
et pour le soutient des artistes créateurs d'art actuel ».
Par contre, il faut revoir complètement la façon dont l'État
alloue les sommes.
Il semble clair que, si les artistes en redemandent sans cesse [de l'argent]
depuis 40 ans sans que cela ne produise de résultat fructueux et
durable, il faut conclure que cette démarche est un échec.
[...] Constatons [...] qu'en quarante ans le système n'a même
pas réussi à mettre en place une sorte de marché,
qu'en quarante années il n'a jamais réussi à susciter
une demande accrue d'art visuel.
M. Deschênes souligne que les montants consacrés spécifiquement
à la mise en marché de l'art visuels sont trop minimes et
trop souvent attribués à des événements ou
des projets d'échanges factices pour jet-setters en poste.
« Il est donc clair que l'argent doit être dirigé,
non pas directement vers les artistes en soutien à la recherche
et la création, mais plutôt vers le soutien à la
diffusion et la mise en marché. »
« Il faut à tout prix stimuler l'acheteur »,
et pour y arriver, l'État doit venir en aide aux marchands d'art
ou propriétaires de galeries. Il doit les supporter «
dans leur dessein et dans le développement de leurs entreprises
». Il doit aussi « stimuler l'appropriation de l'art
d'ici par les gens d'ici. » Pour cela, M. Deschênes
y va d'une série de suggestions d'aides à la production individuelle,
à la production collective, à la diffusion, à la promotion,
à l'acculturation, etc.
« Il faut à tout prix stimuler l'acheteur »,
en forçant aussi l'artiste à rejoindre des clients potentiels.
« Sans résultats de marché, le soutien
sous forme d'aide directe à l'artiste devra être suspendu,
puis annulé. Point. » M. Deschênes
est sans équivoque, pas question de laisser les artistes s'installer
dans de confortables et longues relations de dépendance avec l'État
– comme c'est présentement le cas. L'aide étatique ne doit
être que temporaire.
Une fois un véritable marché de l'art installé, une
fois l'artiste bien branché sur des réseaux d'acheteurs potentiels,
il reste à inciter le citoyen à s'impliquer davantage dans
le processus d'attribution des fonds publics. C'est-à-dire, en arriver
à ce que vous et moi intervenions régulièrement sur
la place publique pour se prononcer sur tel ou tel aspect de la politique
de soutien de l'art. Hmm...
Un
pas dans la bonne direction?
Comme disent les intervenants sociaux et syndicalistes de grands chemins
lorsque l'État vote une loi qui va dans le sens de leurs revendications:
« c'est un pas dans la bonne direction ».
L'essai de Marcel Deschênes, apporte quelques pistes de solution
qui n'ont jamais (ou presque jamais) été apportées
au Québec et qui vont dans le sens d'une plus grande libéralisation
du secteur des arts. Bravo. Malheureusement, ce seront les éléments
d'intervention et d'« aides à la diffusion
» du bouquin qui retiendront l'attention des décideurs
(et du milieu), pas ceux qui traitent d'une plus grande libéralisation
du marché ou de quelque éventuelle restriction à apporter
à l'aide sociale, oh pardon, au soutien à la création.
Ces derniers tomberont dans les oreilles de sourds.
Pour ce qui est d'une plus grande « implication »
du citoyen, un des dadas de M. Deschênes, il s'agit
au fond d'un vieux truc d'interventionnistes qui vise à donner au
contribuable l'impression qu'il a un mot à dire, alors que dans
les faits, il n'a pas le choix et ne peut rester chez lui et garder son
fric. Même si ça ne lui dit pas de s'impliquer davantage dans
tout le processus, il doit payer. La « démocratie participative
» proposée par l'auteur n'est pas une alternative à
la liberté. Ce concept d'implication est bidon pour cette seule
raison. De toute façon, les dés de la « consultation
» sont toujours pipés d'avance.
Ceux qui s'intéressent à l'art visuel, et qui s'impliqueraient
dans une éventuelle participation plus active du citoyen, font déjà
partie de cette « petite élite de la classe artistique
» tant décriée par l'auteur et sont déjà
impliqués dans le processus. Une « consultation publique
» sur un projet artistique x – disons remplacer l'atrocité
qui trône maintenant devant le Palais de justice de Trois-Rivières
(voir ARTS VISUELS: DÉCONNECTÉS ET INATTAQUABLES!,
le QL, no 129) –, comme toute consultation
publique qui se respecte au royaume de la poutine et du consensus, ne mène
jamais qu'à une consultation entre gens intéressés.
On n'en sort pas.
La seule façon d'allouer « équitablement »
des fonds tout en impliquant davantage le citoyen, c'est en laissant ce
dernier « redistribuer » lui-même
son argent là où il le souhaite. La seule façon
d'allouer « équitablement » des fonds,
c'est en laissant le marché opérer tout seul. Les artistes
qui répondent vraiment à une demande et qui réussissent
à se vendre de façon intelligente seront forcément
récompensés par les consommateurs qui s'offriront leurs produits.
L'État ne peut pas « aider » à développer
le marché, il en est la principale entrave.
Ceci dit, L'art de qui? est un des rares essais qui osent remettre
en question le système de soutien de l'art. Même s'il ménage
la chèvre et le choux, le très fouillé ouvrage se
lit presque comme un polar (c'est très captivant) et est rédigé
dans un français accessible au non-initié (on est à
mille lieux du jargon hermétique habituellement utilisé dans
le milieu de l'art contemporain). L'art de qui? est un must
pour quiconque s'intéresse à l'art ou à ce que l'État
fait de son argent.
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